Présentée par : Giosue Canepa [représenté par Mme B. Jackman]
Au nom de : L'auteur
Etat partie : Canada
Date de la communication : 16 avril 1993 (date de la lettre initiale)
Le Comité des droits de l'homme, institué en vertu de l'article
28 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques,
Réuni le 3 avril 1997,
Ayant achevé l'examen de la communication No 558/1993, présentée
au nom de M. Giosue Canepa en vertu du Protocole facultatif se rapportant
au Pacte international relatif aux droits civils et politiques,
Ayant tenu compte de toutes les informations écrites qui lui
ont été
communiquées par l'auteur de la communication, son conseil et l'Etat
partie,
Adopte les constatations suivantes :
Constatations au titre du paragraphe 4 de l'article 5
du Protocole facultatif
1. L'auteur de la communication, datée du 16 avril 1993, est Giosue Canepa,
de nationalité italienne, qui, au moment de la présentation de ladite
communication, faisait l'objet d'un arrêté d'expulsion du Canada. Il se
déclare victime d'une violation par le Canada de l'article 7, du paragraphe
4 de l'article 12, de l'article 17 et du paragraphe 1 de l'article 23
du Pacte international relatif aux droits civils et politiques. Il est
représenté par un conseil.
Rappel des faits présentés par l'auteur
2.1 L'auteur, né en Italie en janvier 1962, a émigré au Canada avec ses
parents à l'âge de cinq ans. Après l'installation de la famille dans ce
pays, un autre garçon est né, qui est citoyen canadien de naissance. L'auteur
a de la famille en Italie, possède quelques notions d'italien, mais ne
se sent pas véritablement d'attaches dans ce pays.
2.2 Pendant la plus grande partie de sa vie, l'auteur s'est considéré
comme citoyen canadien. Ce n'est que lorsqu'il a été contacté par les
fonctionnaires de l'immigration en raison de son casier judiciaire qu'il
s'est rendu compte qu'il avait le statut de résident permanent au Canada.
De 1978 à 1987, l'auteur a été condamné à 37 reprises, principalement
pour vol avec effraction, vol ou possession de stupéfiants. Il a été condamné
plusieurs fois à une peine de prison. Le conseil note que les condamnations
de son client sont imputables au fait qu'il est héroïnomane depuis l'âge
de 13 ans. L'auteur ne s'est jamais rendu coupable d'actes de violence.
Le conseil ajoute que l'auteur n'a bénéficié d'aucun traitement de désintoxication
pendant ses séjours en prison, mais qu'en 1988 il a tenté de sa propre
initiative de renoncer à la drogue. Il y est parvenu jusqu'en 1990, date
à laquelle, déprimé par les problèmes qu'il avait avec les services de
l'immigration, il a recommencé à se droguer. Cette année-là, il a de nouveau
été condamné pour possession de stupéfiants et incarcéré pendant 18 mois.
Après sa libération, en janvier 1993, il est retourné vivre avec ses parents
et son frère. Il a continué à se droguer et, très vite, a commis de nouvelles
infractions. Il a de nouveau été condamné pour vol avec effraction et
purgeait une peine d'un an de prison lors de la présentation de la communication.
2.3 Le 1er mai 1985, l'auteur a fait l'objet d'un arrêté d'expulsion
en raison de son casier judiciaire. Il a fait appel devant la Commission
de l'immigration (Immigration Appeal Board). Celle-ci a examiné l'appel
le 25 février 1988 et l'a rejeté par décision du 30 mars 1988. Le 26 avril
1988, l'auteur a demandé à la Cour d'appel fédérale l'autorisation de
former un recours contre la décision de la Commission. Le 31 août 1988,
cette autorisation lui a été accordée. La Cour d'appel fédérale a entendu
l'auteur le 25 mai 1992 et l'a débouté par décision du 8 juin 1992. Le
1er octobre 1992, l'auteur a sollicité auprès de la Cour suprême du Canada
l'autorisation de former un recours contre la décision de la Cour d'appel
fédérale. La Cour suprême du Canada a rejeté cette demande le 21 janvier
1993. Toutes les possibilités de recours internes seraient donc été épuisées.
2.4 Il est signalé que, si l'auteur est expulsé, il ne pourra plus revenir
au Canada sans l'accord exprès du Ministre de l'immigration. Pour présenter
une nouvelle demande d'immigration au Canada, il lui faudrait non seulement
obtenir l'accord du Ministère, mais également remplir toutes les autres
conditions exigées des immigrants. En raison de son casier judiciaire,
l'auteur ne serait pas autorisé à retourner au Canada en vertu de l'alinéa
a) du paragraphe 2 de l'article 19 de la loi sur l'immigration.
3.1 Le 2 juin 1994, le conseil informe le Comité que l'auteur a purgé
sa peine de prison et que son expulsion est imminente. Elle invite le
Comité àdemander à l'Etat partie, en vertu de l'article 86 de son règlement
intérieur, de ne pas expulser l'auteur tant que sa communication est à
l'examen. Si l'auteur est expulsé, toute réparation sera pratiquement
impossible, et en l'absence de garantie du Gouvernement canadien qu'il
autorisera l'auteur à revenir au Canada si le Comité estime que son expulsion
constitue une violation de ses droits, celle-ci sera apparemment irréversible.
3.2 Le 7 juin 1994, le conseil informe le Comité que l'auteur a été expulsé
à destination de Rome (Italie) la veille. Selon le conseil, l'auteur a
été informé de la date et de l'heure de son départ quelques heures seulement
avant celui-ci, de sorte que sa famille n'a pu lui remettre ni effets,
ni argent, ce qui serait contraire à la procédure habituelle. Le conseil
prie le Comité de demander à l'Etat partie d'autoriser l'auteur à revenir
au Canada, en attendant le résultat de l'examen de sa plainte en vertu
du Protocole facultatif. Le conseil affirme que la santé mentale de l'auteur
se détériorera s'il reste en Italie, pays qui lui est étranger et où il
se sent isolé, et que le préjudice ainsi causé sera irréparable.
Teneur de la plainte
4.1 D'après l'auteur, les faits présentés révèlent des violations de
l'article 7, de l'article 17 et du paragraphe 3 de l'article 23 du Pacte,
tels qu'ils sont interprétés à la lumière des articles 9, 12 et 13 du
Pacte. Il affirme qu'en ce qui concerne les articles 17 et 23, l'Etat
partie n'a pas clairement défini, par voie législative, les dispositions
s'appliquant à la protection de la vie privée, de la famille et de la
vie familiale des personnes se trouvant dans sa situation. En l'absence
d'une législation garantissant que les intérêts de la famille sont dûment
pris en considération dans les procédures administratives, comme celles
qui sont engagées devant la Commission de l'immigration, l'auteur soutient
qu'il n'est à première vue pas certain que la loi canadienne soit compatible
avec les principes de la protection de la famille. L'auteur se réfère
également à l'Observation générale 15 du Comité ("Situation des étrangers
au regard du Pacte") selon laquelle les étrangers peuvent bénéficier
de la protection du Pacte, même en ce qui concerne l'entrée ou la résidence
dans le pays, lorsque entrent en jeu des considérations relatives au respect
de la vie familiale. Il se réfère en outre à l'Observation générale du
Comité concernant l'article 17, selon laquelle les Etats ont l'obligation
de faire respecter le droit de toute personne à être protégée contre les
immixtions arbitraires ou illégales dans sa vie privée, sa famille et
son domicile.
4.2 L'auteur affirme que son expulsion constitue une violation de son
droit à une vie familiale, car elle le sépare de sa famille la plus proche
composée de son père, de sa mère et de son frère, résidant au Canada,
foyer dont, n'étant pas marié, il a toujours fait partie.
4.3 L'auteur soutient en outre que ses droits concernant sa "vie
privée" et son "domicile" ont été violés. Le terme "domicile"
doit, selon lui, être interprété au sens large et englobe la communauté
entière à laquelle appartient l'individu. En ce sens, le "domicile"
de l'auteur est le Canada. L'auteur estime par ailleurs que son droit
à la vie privée inclut la possibilité de vivre dans cette communauté sans
immixtions arbitraires ou illégales. Etant donné que la loi canadienne
ne protège pas les étrangers contre de telles immixtions, l'auteur affirme
qu'il y a violation de l'article 17.
4.4 L'auteur soutient également que, dans son cas, l'article 17 et le
paragraphe 1 de l'article 23 ont été violés en raison du caractère arbitraire
des immixtions dans sa vie familiale et dans son domicile qu'entraîne
son expulsion. Selon lui, l'expulsion de résidents étrangers qui vivent
depuis longtemps dans le pays, y ont de profondes racines ainsi que d'étroits
liens familiaux, et qui ont déjà été dûment punis pour les délits qu'ils
ont pu commettre, n'obéit pas à un intérêt légitime de l'Etat. A ce propos,
l'auteur affirme que le terme "arbitraires", à l'article 17,
doit être interprété à la lumière des articles 4, 9, 12 et 13 du Pacte.
Il soutient que par "immixtions arbitraires", au sens de l'article
17 du Pacte, on entend toute immixtion qui n'est pas "nécessaire
pour protéger la sécurité nationale, l'ordre public, la santé ou la moralité
publiques, ou les droits et libertés d'autrui", ou qui n'est pas
"compatible avec les autres droits reconnus dans le Pacte".
4.5 L'auteur soutient également que le paragraphe 4 de l'article 12 qui
reconnaît à chacun le droit d'entrer dans son propre pays est applicable
à sa situation car, à toutes fins pratiques, le Canada est "son propre
pays". Son expulsion du Canada entraîne une interdiction statutaire
d'y revenir. A ce propos, il fait observer que le paragraphe 4 de l'article
12 stipule que chacun a le droit d'entrer dans "son propre pays"
et non pas seulement dans le pays dont il a la nationalité ou dans lequel
il est né. Selon l'auteur, l'Italie n'est plus son pays puisqu'il l'a
quittée à l'âge de cinq ans et que toute sa vie est centrée sur sa famille
au Canada. Aussi, bien que n'ayant pas officiellement la nationalité canadienne,
doit-il être considéré comme citoyen canadien de facto / A
ce propos, le conseil se réfère à la décision du Comité dans l'affaire
Lovelace c. Canada, dans laquelle le fait que le plaignant
n'ait pas été considéré comme indien au regard de la législation canadienne
n'a pas empêché le Comité de le considérer comme appartenant à la minorité
concernée et bénéficiant, à ce titre, de la protection de l'article 27
du Pacte. Le conseil se réfère également à la décision de la Cour européenne
des droits de l'homme dans l'affaire Beldjoudi (55/1990/246, 26
mars 1992).
/.
4.6 Enfin, l'auteur affirme que l'exécution de l'arrêté d'expulsion constitue
un traitement cruel, inhumain et dégradant au sens de l'article 7 du Pacte.
Il a conscience que le Comité n'a pas encore examiné la question de savoir
si la séparation définitive d'un individu de sa famille et de ses proches
parents et l'expulsion effective d'un individu du seul pays qu'il ait
jamais connu et où il a grandi peuvent être assimilées à un traitement
cruel, inhumain ou dégradant, mais il estime que cette question devrait
être examinée quant au fond / Le conseil renvoie à une opinion
individuelle d'un juge de la Cour européenne des droits de l'homme, le
juge De Meyer, dans l'affaire Beldjoudi, selon laquelle le fait
d'éloigner le plaignant de son pays de résidence et de couper ses liens
avec sa femme et sa famille équivaudrait à un traitement inhumain.
/.
4.7 A cet égard, l'auteur rappelle a) qu'il vit au Canada depuis l'âge
de cinq ans; b) qu'au moment où l'arrêté d'expulsion a été pris, tous
les membres de sa famille proche résidaient au Canada; c) que bien que
chargé, son casier judiciaire ne révèle aucunement qu'il représente, en
tant qu'individu, un danger pour la sécurité publique, car il ne s'est
jamais rendu coupable d'actes de violence; d) que bien qu'un traitement
de désintoxication ait été prévu dans certaines de ses condamnations,
il n'en a jamais bénéficié pendant ses séjours en prison et a même pu
s'y procurer de l'héroïne; e) que son expulsion a effectivement coupé
tous ses liens avec le Canada; et, f) que les peines de prison purgées
pour ses diverses condamnations constituent déjà une punition suffisante
et appropriée et que l'expulsion constitue une peine supplémentaire.
Observations de l'Etat partie sur la question de la recevabilité
5. Dans sa réponse en date du 21 juillet 1994, l'Etat partie a informé
le Comité qu'il n'avait aucune observation à formuler sur la question
de la recevabilité de la communication mais qu'il se réservait le droit
de présenter des observations sur le fond de la communication au cas où
le Comité la déclarerait recevable.
Délibérations du Comité
6.1 A sa cinquante-deuxième session, le Comité des droits de l'homme
a examiné la question de la recevabilité de la communication.
6.2 Le Comité a noté qu'il n'était pas contesté que l'auteur avait épuisé
tous les recours internes disponibles, et que les conditions énoncées
à l'alinéa b) du paragraphe 2 de l'article 5 du Protocole facultatif étaient
remplies.
6.3 Le Comité a noté que certaines des allégations de violation de l'article
17 du Pacte concernaient l'absence de législation au Canada garantissant
la protection de la vie familiale des résidents permanents faisant l'objet
d'une enquête des services d'immigration en vue de leur expulsion. Il
a rappelé qu'il ne saurait, en vertu de la procédure prévue dans le Protocole
facultatif, déterminer in abstracto si un Etat partie a respecté
les engagements qu'il a contractés au titre du Pacte / Voir
notamment les décisions du Comité concernant la communication No 61/1979
(Hertzberg et consorts c. Finlande, constatations adoptées
le 2 avril 1982, par. 9.3) et la communication No 163/1984 (C. et consorts
c. Italie, déclarée irrecevable le 10 avril 1984, par. 6.2). /.
Dans la mesure où les allégations de l'auteur concernaient le fait que
la législation canadienne ne garantissait pas la protection de la vie
familiale des résidents qui n'étaient pas de nationalité canadienne en
général, sa communication était irrecevable.
6.4 Le Comité a considéré qu'il convenait d'examiner quant au fond les
allégations de l'auteur selon lesquelles son expulsion le rendait victime
d'une violation des dispositions de l'article 7, du paragraphe 4 de l'article
12 ainsi que des articles 17 et 23 du Pacte.
7. S'agissant de la demande du conseil au titre de l'article 86 du règlement
intérieur du Comité, ce dernier a estimé que l'on ne saurait considérer
que l'expulsion de l'auteur en Italie constituait "un préjudice irréparable"
eu égard à la nature des droits qui, d'après l'auteur, ont été violés
par cet acte. Si le Comité devait donner raison à l'auteur et conclure
que son expulsion allait à l'encontre des dispositions du Pacte, l'Etat
partie serait tenu d'autoriser l'auteur à revenir au Canada. Ainsi, les
répercussions de l'expulsion, aussi désagréables soient-elles pour l'auteur
dans sa situation, n'entraînaient pas de "préjudice irréparable"
pour la jouissance de ses droits, susceptible de justifier l'octroi d'une
protection provisoire au titre de l'article 86 du règlement intérieur
du Comité.
8. En conséquence, le Comité des droits de l'homme a décidé, le 13 octobre
1994, que la communication était recevable dans la mesure où elle semblait
soulever des questions au titre de l'article 7, du paragraphe 4 de l'article
12 et des articles 17 et 23 du Pacte.
Observations de l'Etat partie sur le fond et commentaires du conseil
9.1 Dans sa réponse du 21 décembre 1995, l'Etat partie soutient que les
allégations de l'auteur concernant l'article 7 du Pacte ne sont pas étayées
car il n'est pas prouvé que la séparation de celui-ci d'avec sa famille
mette particulièrement en danger sa santé mentale ou physique. L'Etat
partie fait valoir que l'article 7 n'a pas une portée aussi large que
l'affirme l'auteur et ne s'applique pas dans le cas d'espèce car l'auteur
ne court pas grand risque d'être torturé ou de subir des sévices dans
le pays qui le reçoit. L'auteur n'a pas établi que son expulsion le mettrait
indûment à rude épreuve. L'Etat partie ajoute que l'incapacité dans laquelle
l'auteur se trouve de retourner au Canada n'est pas absolue. Qui plus
est, sa famille peut apparemment le rejoindre en Italie, selon la déclaration
faite par son père devant la Commission de l'immigration. L'Etat partie
soutient que la question de la séparation de la famille doit plutôt être
examinée au titre des articles 17 et 23 du Pacte.
9.2 L'Etat partie fait valoir que l'auteur n'a jamais acquis un droit
inconditionnel à demeurer au Canada, en tant que "son propre pays"
et ne saurait acquérir pareil statut pour la seule raison qu'il y a longtemps
résidé. L'Etat partie soutient qu'en donnant de l'expression "son
propre pays" une définition autre que celle de pays de la nationalité,
on porterait sérieusement atteinte à la capacité des Etats d'exercer leur
souveraineté dans la surveillance de leurs frontières et dans l'élaboration
des critères d'attribution de la nationalité. Cette interprétation, de
l'avis de l'Etat partie, est corroborée par l'article 13 du Pacte duquel
on peut conclure qu'aucune catégorie d'étrangers ne jouit d'un droit inconditionnel
à demeurer au Canada. L'Etat partie ajoute que si le Comité décide que
l'article 12 peut conférer un droit à des résidents permanents de revenir
ou de demeurer dans leur pays de résidence, pareil droit doit être subordonné
au maintien du statut juridique. L'auteur a donc perdu ce droit en perdant
son statut de résident permanent.
9.3 L'Etat partie observe que les droits énoncés aux articles 17 et 23
du Pacte ne sont pas absolus et doivent s'apprécier eu égard aux intérêts
de la société. La Commission de l'immigration a pris en compte tous les
facteurs pertinents et évalué les droits de l'auteur face au danger qu'il
faisait courir au public canadien. Elle a relevé que les liens de l'auteur
avec sa communauté n'étaient pas particulièrement forts et a conclu que
l'intérêt individuel de l'auteur s'effaçait devant l'intérêt plus général
de la société. Le temps pendant lequel l'auteur a résidé au Canada a été
également dûment pris en compte.
9.4 Au cas où le Comité estimerait que les articles 12, 17 et 23 s'appliquent
effectivement au cas de l'auteur, l'Etat partie ajoute que rien n'indique
que l'auteur a été arbitrairement privé de ses droits. La procédure suivie
par le service de l'immigration a été conforme à la loi et les droits
de l'auteur ont toujours été parfaitement respectés. La décision dont
il a fait l'objet a été prise après examen de tous les éléments du dossier,
en accord tant avec les impératifs de la justice naturelle qu'avec les
prescriptions de la Charte canadienne des droits et libertés.
10.1 Dans ses observations sur la réponse de l'Etat partie, le conseil
de l'auteur affirme que l'expulsion de ce dernier, qui a conduit à la
rupture des liens sociaux et familiaux, constitue un traitement cruel,
inhumain et dégradant au sens de l'article 7 du Pacte. Elle appelle à
ce propos l'attention sur la dépendance de l'auteur à l'héroïne et sur
le fait communément admis que la famille et les liens sociaux sont des
aspects essentiels de la réussite d'un traitement de désintoxication.
10.2 En ce qui concerne le paragraphe 4 de l'article 12, le conseil explique
que la question qui se pose n'est pas de savoir si l'auteur doit être
considéré comme ressortissant ou citoyen canadien mais de déterminer si
l'article 12 s'applique dans le cas d'espèce. En l'occurrence, le conseil
soutient que la ratification d'instruments internationaux tels que le
Pacte impose des limites à la souveraineté des Etats. Le conseil se réfère
aux travaux préparatoires d'après lesquels il semblerait que les rédacteurs
n'aient pas défini l'expression "son propre pays", ce qui laisse
toute latitude au Comité de donner à la disposition susmentionnée l'interprétation
qui va dans le sens de la protection la meilleure des droits de l'individu.
Le Conseil voit dans l'argument invoqué par l'Etat partie - à savoir que
si l'article 12 confère un droit aux résidents permanents, ce droit doit
être subordonné au maintien de leur statut - une négation des droits visés
dans cet article et soutient que les droits consacrés par le Pacte ne
sauraient dépendre du droit interne de l'Etat.
10.3 Quant au poids des intérêts en présence, le conseil reconnaît que
ceux de l'auteur ont été mis en balance avec ceux de la société canadienne
mais fait valoir que le droit canadien ne consacre pas, dans une procédure
d'expulsion, les droits de l'individu alors qu'il reconnaît le
droit de l'Etat à expulser. Le conseil ajoute que dans la prise de décision,
l'intégrité de la famille n'est pas prise en considération et que seuls
entrent en ligne de compte les facteurs économiques.
10.4 Le conseil déclare qu'à toutes fins pratiques, l'auteur ne peut
retourner au Canada puisque le Ministre ne l'y autoriserait pas, compte
tenu de la décision rendue par la Commission de l'immigration. De plus,
l'auteur ne peut, du fait de son casier judiciaire, présenter une demande
ordinaire d'immigration et, même s'il le pouvait, il ne satisferait pas,
eu égard aux critères de sélection, aux conditions d'admission.
10.5 Quant à la question de savoir si les atteintes aux droits de l'auteur
ont été ou non arbitraires, le conseil fait valoir que la loi sur l'immigration
(Immigration Act) qui a été appliquée à l'auteur n'étant pas conforme
aux dispositions, buts et objets du Pacte puisqu'elle ne reconnaît pas
l'intégrité de la famille comme motif pouvant être invoqué devant les
tribunaux, la décision prise dans le cas d'espèce est illégale. Le conseil
fait également valoir que bien que les droits de la défense aient été
respectés eu égard à la procédure, ils ne l'ont pas été quant au fond.
Dans le cas d'espèce, compte tenu en particulier de la toxicomanie de
l'auteur, l'atteinte à son droit à un foyer et à une vie de famille a
été arbitraire et constitue une violation. Il est précisé que sa famille
est restée au Canada après qu'il a été expulsé.
Délibérations du Comité
11.1 Le Comité des droits de l'homme a examiné la présente communication
en tenant compte de toutes les informations fournies par les parties,
conformément au paragraphe 1 de l'article 5 du Protocole facultatif.
11.2 L'auteur a déclaré que son expulsion du Canada était contraire à
l'article 7 du Pacte car la séparation d'avec sa famille constituait un
traitement cruel, inhumain et dégradant. Au vu des éléments dont il dispose,
le Comité estime que les faits de la cause ne sont pas de nature à soulever
une question au titre de l'article 7 du Pacte. Il conclut qu'il n'y a
pas de violation de l'article 7 du Pacte dans le cas d'espèce.
11.3 Quant à l'allégation de l'auteur selon laquelle son expulsion du
Canada viole le paragraphe 4 de l'article 12 du Pacte, le Comité rappelle
que dans sa jurisprudence antérieure / Constatations adoptées le 1er novembre
1996 concernant l'affaire No 538/1993 (Stewart c. Canada),
par. 12.2 à 12.9./ il a fait valoir qu'une personne qui entre dans un
Etat donné en vertu de la législation de cet Etat en matière d'immigration
et sous réserve des conditions énoncées dans cette législation ne peut
considérer que cet Etat est son propre pays alors qu'elle n'en a pas acquis
la nationalité et qu'elle conserve la nationalité de son pays d'origine.
Il ne saurait y avoir d'exception à ce principe que dans certaines circonstances
limitées, tenant par exemple à l'existence d'obstacles déraisonnables
à l'acquisition de la nationalité. Il n'y a pas eu de circonstances de
ce genre dans l'affaire dont le Comité a été saisi précédemment et il
n'y en a pas non plus dans le cas d'espèce. Aucun obstacle n'a empêché
l'auteur d'acquérir la nationalité canadienne et il n'a pas non plus été
privé de sa nationalité d'origine arbitrairement. Cela étant, le Comité
conclut que l'auteur ne peut prétendre que le Canada est son propre pays,
aux fins du paragraphe 4 de l'article 12 du Pacte.
11.4 En ce qui concerne l'allégation formulée par l'auteur au titre de
l'article 17 du Pacte, le Comité remarque que l'expulsion de l'auteur
du Canada a bien constitué une immixtion dans sa vie de famille, immixtion
qui n'était pas contraire au droit canadien. La question que doit examiner
le Comité est celle de savoir si cette immixtion a été arbitraire. Le
Comité prend note de l'argument de l'Etat partie selon lequel la décision
d'expulser l'auteur du Canada n'a pas été prise arbitrairement car tous
les éléments du dossier ont été pris en considération et les droits de
l'auteur ont toujours été parfaitement respectés durant la procédure et
pris en compte face aux intérêts de la société. Le Comité constate qu'au
sens de l'article 17, il n'y a pas que la procédure qui puisse revêtir
un caractère arbitraire. Cette question se pose également en ce qui concerne
le caractère raisonnable des atteintes aux droits visés dans ce même article
et sa compatibilité avec les buts, objets et objectifs du Pacte. La séparation
d'une personne d'avec sa famille par le biais d'une expulsion pourrait
être considérée comme une immixtion arbitraire dans la famille et comme
une violation de l'article 17 si, dans les circonstances de la cause,
les effets de la séparation sur l'auteur étaient disproportionnés par
rapport aux objectifs visés.
11.5 Il est de fait que l'auteur a commis de nombreuses infractions,
essentiellement des vols avec effraction, le plus souvent pour se procurer
de l'argent pour se droguer. Son expulsion est jugée nécessaire dans l'intérêt
public, pour prévenir la poursuite de son activité délinquante. Entre
17 ans et 31 ans, âge auquel il a été expulsé du Canada, son casier judiciaire
n'a pour ainsi dire pas cessé de s'alourdir (sauf en 1987-1988). L'auteur,
qui n'a ni femme ni enfants au Canada, a des parents en Italie. Il n'a
pas apporté la preuve que son expulsion en Italie provoquerait la rupture
irréparable des liens qu'il avait avec sa famille au Canada. Sa famille
ne lui a pas été d'un grand secours pour l'empêcher de suivre ses penchants
pour la délinquance et la toxicomanie. Il n'a pas apporté la preuve que,
de ce point de vue, le soutien et les encouragements de sa famille lui
seraient vraisemblablement utiles à l'avenir ni que la séparation d'avec
sa famille entraînerait probablement une dégradation de sa situation.
L'auteur ne dépend pas financièrement de sa famille. Il ne semble pas
y avoir de circonstances particulières à l'auteur ou à sa famille qui
conduiraient le Comité à conclure que son expulsion du Canada était une
immixtion arbitraire dans sa famille, sa vie privée ou son domicile.
11.6 Enfin, le Comité est d'avis que les faits de la cause ne soulèvent
pas de question au titre de l'article 23 du Pacte.
12. Le Comité des droits de l'homme, agissant en vertu du paragraphe
4 de l'article 5 du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international
relatif aux droits civils et politiques, estime que les faits dont il
est saisi ne font pas apparaître de violation de l'une quelconque des
dispositions du Pacte.
* Les membres du Comité dont le nom suit ont participé à l'examen
de la présente communication : MM. Nisuke Ando et Prafullachandra N. Bhagwati,
Mme Christine Chanet, Lord Colville, M. Omran Le Shafei, Mme Elizabeth
Evatt, MM. Eckart Klein, David Kretzmer et Rajsoomer Lallah, Mme Cecilia
Medina Quiroga, Mme Laure Moghaizel et MM. Julio Prado Vallejo, Martin
Scheinin et Maxwell Yalden.
** Le texte de trois opinions individuelles, émanant de quatre membres
du Comité, est joint au présent document.
[Adopté en anglais (version originale), en espagnol et en français. Paraîtra
ultérieurement en arabe, chinois et russe également dans le rapport annuel
présenté à l'Assemblée générale.]
A. Opinion individuelle de Martin Scheinin, membre du Comité (concordante)
Je partage l'avis du Comité selon lequel il n'y a pas eu violation des
droits de l'auteur mais je tiens à expliquer comment j'en suis personnellement
arrivé à cette conclusion.
En ce qui concerne l'allégation de violation du paragraphe 4 de l'article
12 du Pacte, il m'est difficile d'accepter le raisonnement suivi par la
majorité en ce qui concerne la communication No 538/1993 (Stewart
c. Canada), raisonnement qui a été élaboré avant que je ne devienne
membre du Comité. A mon avis, il y a des situations dans lesquelles une
personne a droit à une protection d'une part en tant qu'étrangère (c'est-à-dire
non-citoyenne), en vertu de l'article 13 du Pacte, et d'autre part lorsque
le pays où elle réside est considéré comme étant son "propre pays"
(par.4 de l'article 12). Au paragraphe 11.3 de la présente affaire, il
est fait référence aux constatations concernant l'affaire Stewart
qui, à mon avis, restreignent trop les circonstances dans lesquelles on
doit considérer qu'un non-citoyen réside dans son "propre pays".
Il y a certes le cas, mentionné dans les constatations, où des obstacles
déraisonnables empêchent l'acquisition de la nationalité, mais il y a
aussi d'autres situations dans lesquelles cette conclusion s'impose à
mon avis, par exemple lorsque la personne est apatride ou lorsqu'il est
impossible ou manifestement déraisonnable qu'elle s'intègre dans la société
correspondant à sa nationalité de jure. Prenons à titre d'exemple
le cas d'une personne aveugle ou sourde qui connaît la langue de son pays
de résidence mais pas celle du pays dont elle a la nationalité; son pays
de résidence devrait être considéré comme étant son "propre pays"
selon le paragraphe 4 de l'article 12 du Pacte.
Quant à la question des droits de l'auteur au regard de l'article 17
du Pacte, je suis aussi d'avis qu'il n'y a pas de violation. Outre les
points mentionnés au paragraphe 11.5 des constatations, je tiens à souligner
que l'expulsion de l'auteur ne l'empêche pas d'avoir des contacts avec
sa famille au Canada. Si l'auteur, âgé de 32 ans au moment de son expulsion,
ses parents et son frère au Canada souhaitent rester en contact, ils peuvent
le faire par lettre, par téléphone et par l'intermédiaire de membres de
la famille se rendant en Italie, pays d'origine des parents. En temps
voulu, l'auteur pourra aussi demander l'autorisation de rendre visite
à sa famille au Canada, l'Etat partie étant alors tenu par les obligations
qui lui incombent en vertu de l'article 17 du Pacte et qui ont trait à
la non-immixtion arbitraire ou illégale dans la famille de l'auteur.
(Signé) Martin Scheinin
[Original : anglais]
B. Opinion individuelle d'Elizabeth Evatt et de Cecilia Medina Quiroga,
membres du Comité (dissidentes)
Pour des raisons décrites plus en détail dans une opinion individuelle
sur l'affaire Stewart v. Canada (No 538/1993), nous n'approuvons
ni l'interprétation trop étroite de l'expression "son propre pays"
donnée par le Comité ni ses conclusions énoncées au paragraphe 11.3. A
notre avis, il y a des facteurs autres que la nationalité qui peuvent
créer des liens étroits et durables entre une personne et un pays. La
situation de l'auteur donne à penser qu'il a des liens de ce genre avec
le Canada. Nous estimons donc que l'auteur est tout à fait fondé à revendiquer
une protection au titre du paragraphe 4 de l'article 12 et que sa plainte
devrait être examinée quant au fond.
(Signé) Elizabeth Evatt
(Signé) Cecilia Medina Quiroga
[Original : anglais]
C. Opinion individuelle de Christine Chanet (dissidente)
Je maintiens à l'occasion de ce cas les observations que j'avais
formulées dans l'affaire Stewart (No 538/1993).
Dans le cas présent, le paragraphe 11.3 des constatations du Comité assimile
plus nettement que dans le cas précité les deux notions distinctes visées
à l'article 12, paragraphe 4, du Pacte, d'une part celle de son "propre
pays", d'autre part celle concernant le caractère arbitraire de la
décision
de "privation" (entrée ou réentrée).
La notion de "propre pays" est ignorée des catégories juridiques
connues, telle que la nationalité, la qualité de résident temporaire ou
permanent; c'est un terme qui ne se réfère pas à l'Etat mais à un lieu
géographique ayant un contenu et des contours plus flous, ce qui implique,
à défaut de référence à un concept juridique déterminé, une appréciation
de cas par cas de ce terme. Cette appréciation appartient à l'Etat partie
au Pacte qui peut dans sa législation interne définir ce qu'il entend
pas "propre pays", à condition de respecter les autres dispositions
du Pacte, ce qui exclut à l'évidence toute définition "à géométrie
variable, discriminatoire". Si l'Etat se livrait à cet exercice,
il créerait une situation d'arbitraire, arbitraire dans la définition
de son "propre pays".
Mais ce comportement ne se confond pas nécessairement avec une autre
situation d'arbitraire plus limitée, telle qu'énoncée par le Pacte (art.
12, par. 4), et qui concerne cette fois la décision d'expulsion elle-même
ou de refus du droit d'entrée d'une personne dans son propre pays ("nul
ne doit être arbitrairement refusé..."). Tel qu'il est rédigé, le
paragraphe 11.3 des constatations du Comité n'effectue pas cette distinction
et fait un amalgame entre, d'une part, les critères tendant à déterminer
si un Etat constitue "le propre pays" de l'auteur de la communication
et, d'autre part, les conditions d'entrée et de sortie des personnes étrangères.
Cet amalgame conduit à une simplification qui réduit le texte au critère
unique de la nationalité, à celui de son acquisition, et à celui de son
retrait et les mesures d'expulsion (ou les règles d'entrée) ne sont jamais
arbitraires dès lors qu'elles obéissent aux conditions d'acquisition ou
de retrait de cette nationalité.
Rendu indissociable de la nationalité, fût-ce la naturalisation, l'application
de l'article 12, paragraphe 4, du Pacte me semble une facilité qui n'est
pas conforme à la lettre même du texte qui, s'il s'était voulu aussi limitatif,
aurait utilisé les termes appropriés à la nationalité, notion juridique
plus aigue à déterminer. L'utilisation délibérée d'un terme plus flou,
donc plus large, montre que les rédacteurs du Pacte n'ont pas voulu limiter
le champ d'application du texte comme l'a décidé le Comité.
(Signé) Christine Chanet
[Original : français]