Présentée par : Patterson Matthews
Au nom de : L'auteur
Etat partie : Trinité-et-Tobago
Date de la communication : 11 octobre 1993
Le Comité des droits de l'homme, institué en vertu de l'article
28 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques,
Réuni le 31 mars 1998,
Ayant achevé l'examen de la communication No 569/1993, présentée
par M. Patterson Matthews en vertu du Protocole facultatif se rapportant
au Pacte international relatif aux droits civils et politiques,
Ayant tenu compte de toutes les informations écrites qui lui
ont été communiquées par l'auteur de la communication et l'Etat partie,
Adopte ses
Constatations au titre du paragraphe 4 de l'article 5
du Protocole facultatif
1. L'auteur de la communication est Patterson Matthews, de nationalité
trinidadienne actuellement détenu à la prison de Carrera à Port of Spain
(Trinité-et-Tobago). Il se déclare victime de violations de ses droits
fondamentaux par l'Etat trinidadien.
Rappel des faits présentés par l'auteur
2.1 L'auteur a été arrêté pour crime passible de la peine de mort à la
fin de juin 1982. Le 25 novembre 1985, il a été reconnu coupable d'homicide
involontaire et condamné à 20 ans d'emprisonnement et 20 coups de canne.
La Cour d'appel de la Trinité-et-Tobago a rejeté son recours le 1er juillet
1987. M. Matthews n'a pas demandé par la suite l'autorisation spéciale
de former recours devant la section judiciaire du Conseil privé.
2.2 En 1988, un glaucome de l'oeil gauche a été diagnostiqué chez l'auteur,
qui affirme que, depuis lors, sa vision de cet oeil s'est détériorée,
qu'il voit trouble et qu'il souffre de maux de tête chroniques.
2.3 L'auteur devait être opéré de l'oeil en mai 1991. Il dit avoir subi
le 10 mai 1991 plusieurs analyses du sang. Les résultats de ces analyses
n'étant pas disponibles à la date où devait avoir lieu l'intervention
chirurgicale (16 mai 1991), l'opération a été reportée. Le 19 mai 1991,
une tentative d'évasion collective de la prison de Carrera a échoué; l'auteur
a été accusé - injustement selon lui - d'y avoir participé. Deux gardiens
l'auraient alors pris à part et brutalisé. M. Matthews a été ensuite enfermé
dans une cellule exiguë non éclairée pendant deux semaines. Il affirme
que, durant environ deux mois, il n'a pu se laver qu'avec de l'eau de
mer.
2.4 Selon l'auteur, le Directeur adjoint de la prison a toujours su qu'il
souffrait d'un glaucome mais ne lui a pas procuré l'assistance médicale
dont il avait besoin. M. Matthews pense que s'il a été traité de cette
manière, c'est à cause de ce qu'il avait écrit au sujet d'un incident
survenu dans la prison en novembre 1988, au cours duquel un prisonnier
avait été tué par des gardiens. L'incident avait été porté à l'attention
du Ministère de la sécurité nationale, qui a simplement renvoyé l'affaire
à l'administration de la prison.
Teneur de la plainte
3.1 L'auteur déclare que de 1990 à 1993, il s'est vu refuser pas moins
de 14 fois l'autorisation de se rendre dans un service d'ophtalmologie
à Port of Spain; un ophtalmologue agréé de ce service peut, selon lui,
confirmer ses dires. L'auteur s'est plaint sans résultat du manque de
soins au médiateur et à l'administration de la prison.
3.2 M. Matthews affirme que le régime alimentaire de la prison et les
conditions dans lesquelles il est détenu ont aggravé son état. Les prisonniers
ont droit à deux tranches de pain (la plupart du temps de pain sec) et
à une tasse d'eau sucrée le matin et à 100 grammes de riz cuit avec des
pois et de la farine à midi. L'administration de la prison se refuserait
d'entendre ou de transmettre les plaintes au sujet de la nourriture. Les
aliments apportés par les proches des prisonniers seraient de surcroît
détournés vers la cuisine du personnel de la prison.
3.3 Quant aux conditions de détention, l'auteur les qualifie d'épouvantables
et d'inhumaines. Quatre autres personnes et lui seraient actuellement
entassés dans une petite cellule dont le toit "fuit abondamment"
lorsqu'il pleut, en sorte que les cas de grippe sont fréquents parmi les
prisonniers. Il n'y a dans la prison aucun médicament contre cette maladie.
3.4 L'auteur affirme qu'étant pauvre, il n'a pas les moyens d'introduire
une requête constitutionnelle ou de se faire représenter par un conseil
à cet effet. Il fait observer qu'il ne peut même pas payer les médicaments
disponibles à l'infirmerie de la prison.
Observations de l'Etat partie et commentaires de l'auteur
4.1 Dans les observations qu'il a adressées conformément à l'article
91, l'Etat partie a confirmé que l'auteur souffre d'un glaucome et qu'il
reçoit périodiquement des soins au service d'ophtalmologie de l'H_pital
général de Port of Spain; il est en outre régulièrement examiné par le
médecin de la prison, qui lui prescrit les médicaments nécessaires. D'après
l'Etat partie, entre le 24 mai 1990 et le 30 juillet 1993, l'auteur s'est
rendu 12 fois au service d'ophtalmologie; si parfois il n'a pas pu aller
voir un médecin, c'est en raison du manque de personnel et de moyens de
transport. Il n'est nulle part indiqué dans les dossiers de la prison
que M. Matthews a subi des analyses du sang ou devait être opéré.
4.2 Pour ce qui est de la tentative d'évasion collective, l'Etat partie
fait valoir que l'auteur était parmi les instigateurs et qu'il n'y a eu
aucun excès dans l'usage de la force contre lui. Par la suite, l'auteur
a été accusé de tentative d'évasion et d'avoir quitté son poste de travail
sans autorisation, mais faute de preuves suffisantes il n'a pas fait l'objet
de sanctions disciplinaires. Après la tentative d'évasion, l'auteur et
d'autres prisonniers ont été placés dans le quartier de haute sécurité
mais, selon l'Etat partie, la prison a continué de pourvoir normalement
à leur nourriture et à leurs besoins en matière d'hygiène.
4.3 L'Etat partie rejette les allégations de l'auteur selon lesquelles
les prisonniers sont mal nourris et affirme que les repas servis à la
prison sont préparés par des diététiciens qualifiés dans des conditions
d'hygiène strictes et répondent à tous les besoins nutritionnels.
4.4 L'Etat partie reconnaît que toutes ses prisons sont surpeuplées mais
nie que l'eau pénètre dans les cellules chaque fois qu'il pleut et qu'il
n'y a pas de médicaments contre la grippe dans la prison; bien au contraire,
des médicaments seraient fournis gratuitement aux prisonniers. Il signale
que l'auteur a été examiné le 2 février 1994 par un médecin de la prison
qui l'a trouvé en bonne santé physique et mentale.
4.5 Pour ce qui est de l'épuisement des recours internes, l'Etat partie
reconnaît que bien qu'il soit possible d'obtenir une assistance judiciaire
pour la présentation d'une requête constitutionnelle, une telle requête
a peu de chances d'aboutir en l'occurrence, car les allégations de l'auteur
ne montrent pas qu'il y a eu violation d'un droit fondamental garanti
par la Constitution. L'Etat partie conclut qu'étant incompatible avec
les dispositions du Pacte, la communication est irrecevable.
5.1 Dans ses commentaires, l'auteur réitère bon nombre de ses allégations.
Il nie avoir été emmené au service d'ophtalmologie aux dates de consultation
prévues entre février 1990 et avril 1994 et estime que le fait de ne pas
l'y avoir conduit constitue une tentative délibérée de le soumettre à
un traitement dégradant. Il réaffirme qu'il a effectivement subi
des analyses du sang et devait être opéré de l'oeil en 1991. Il signale
qu'il souffre à présent d'un glaucome aux deux yeux et que la vision de
son oeil gauche n'est plus que de 15 % du fait de la négligence de l'administration
de la prison.
5.2 L'auteur réaffirme que le régime alimentaire des prisonniers se compose
le matin et le soir d'eau sucrée ou cacaotée, café ou thé vert très dilués
et de deux tranches de pain, servies l'une avec du beurre et l'autre avec
un oeuf poché. Pour le repas de midi, il a de la soupe aux pois, du riz
(non trié) et du poisson, de la viande de chèvre, du foie ou du poulet
avariés. L'auteur signale qu'il mange parfois le poulet car il n'est pas
toujours avarié.
5.3 Dans une autre lettre, sans date, l'auteur reconnaît qu'il a été
opéré de l'oeil entre mars et mai 1992. Il rappelle qu'il avait rendez-vous
pour des examens au service d'ophtalmologie le 21 décembre 1994 et le
21 mars 1995 mais qu'encore une fois les gardiens de la prison ne l'y
ont pas conduit. Il affirme qu'au dernier de ces deux rendez-vous, il
avait déjà les menottes aux poignets et était sur le point de partir lorsque
des gardiens de la prison lui ont demandé de se raser la barbe, ce qu'il
avait - en tant que musulman - refusé de faire. Les gardiens l'ont alors
rasé de force puis enfermé pendant trois jours. L'auteur affirme que le
fait de lui avoir rasé la barbe de force constitue une atteinte à sa liberté
religieuse et à son droit à la vie privée.
5.4 En ce qui concerne les conditions d'hygiène dans lesquelles les repas
servis à la prison sont préparés, l'auteur explique qu'une petite conduite
d'eaux usées à ciel ouvert passe devant la pièce où sont gardées les provisions
et que des excréments humains sont ainsi exposés à 4 ou 5 mètres de l'endroit
où sont préparés les repas. Le réfectoire est ouvert sur un c_té, et les
toilettes, qui n'ont pas de portes, n'en sont éloignées que de 2 à 3 mètres.
L'auteur affirme que les toilettes ne fonctionnent pas bien, qu'il faut
y verser des seaux d'eau salée et que des essaims de mouches envahissent
le réfectoire. En conséquence, de nombreux prisonniers souffriraient de
diarrhée.
5.5 Toujours à propos du régime alimentaire, l'auteur note que la prison
ne tient pas compte des différences d'habitudes alimentaires. Les prisonniers
qui ne boivent ni café ni thé vert ni cacao doivent se contenter d'eau
sucrée ou d'eau plate. Il n'y a jamais de lait. Le médecin de l'établissement
ne tiendrait pas compte des demandes de ceux qui souhaitent que des modifications
soient apportées à leur régime, sauf s'il s'agit d'un prisonnier gravement
malade qui doit être hospitalisé. D'après l'auteur, les prisonniers qui
ne reçoivent pas de produits alimentaires des proches qui viennent leur
rendre visite souffrent de malnutrition, d'asthénie ou de troubles mentaux.
A propos des médicaments, M. Matthews affirme que les stocks de l'infirmerie
de la prison sont insuffisants et irrégulièrement reconstitués; les médicaments
prescrits doivent souvent être apportés de l'extérieur.
Décision du Comité concernant la recevabilité
6.1 A sa cinquante-troisième session, le Comité a demandé à l'Etat partie,
conformément à l'article 91 de son règlement intérieur, de lui fournir
une copie du dossier médical de l'auteur conservé à la prison de Carrera
et de lui communiquer les résultats de l'enquête sur la tentative d'évasion
de mai 1991. Il n'a pas reçu de réponse.
6.2 A sa cinquante-cinquième session, le Comité a examiné la communication
du point de vue de la recevabilité. Il a regretté que l'Etat partie ne
lui ait pas communiqué les précisions qu'il avait sollicitées. A propos
des affirmations de l'auteur selon lesquelles son glaucome n'était pas
convenablement soigné et l'administration de la prison ne l'avait pas
autorisé à se rendre au service d'ophtalmologie, le Comité a noté qu'il
ressortait des dossiers de la prison qu'en fait, l'auteur s'était régulièrement
rendu à ce service et avait été opéré entre mars et mai 1992. Le Comité
a estimé que l'auteur n'était pas fondé à cet égard à invoquer l'article
2 du Protocole facultatif pour présenter une plainte.
6.3 Le Comité a noté que l'auteur, lorsqu'il affirmait qu'on l'avait
obligé à se raser la barbe, n'avait pas indiqué quelles étaient, le cas
échéant, les démarches qu'il avait faites pour porter la question à l'attention
des autorités de Trinité-et-Tobago. Cette allégation a donc été jugée
irrecevable au regard du paragraphe 2 b) de l'article 5 du Protocole facultatif.
6.4 Concernant les allégations relatives aux conditions de détention
de l'auteur, le Comité, notant que ce dernier avait adressé des plaintes
à ce sujet au médiateur parlementaire, a considéré que la plainte était
recevable au regard du paragraphe 2 b) de l'article 5. Le Comité a aussi
noté que l'Etat partie avait rejeté d'emblée l'allégation de l'auteur
mais a considéré que la question devait être examinée au fond.
6.5 Notant que l'auteur avait été condamné non seulement à une peine
d'emprisonnement mais aussi à 20 coups de canne, le Comité a rappelé son
Observation générale relative à l'article 7 du Pacte, qui établit que
les peines corporelles sont des peines ou traitements cruels, inhumains
ou dégradants. Il a demandé à l'Etat partie à lui faire savoir si la peine
des 20 coups de canne avait été exécutée et si les châtiments corporels
étaient encore prévus dans sa législation.
6.6 Le 13 octobre 1995, le Comité a déclaré la communication recevable
au regard de l'article 7 du Pacte, pour la partie concernant le châtiment
corporel imposé à l'auteur, et au regard du paragraphe 1 de l'article
10 du Pacte, pour ce qui est des conditions de détention.
Examen au fond
7.1 Dans des réponses datées des 17 octobre et 14 décembre 1995, l'Etat
partie a apporté des précisions sur la question du traitement médical
du glaucome dont souffre l'auteur, dont les allégations à ce propos avaient
été déclarées irrecevables par le Comité. L'Etat partie ne fournit aucune
information au sujet de la peine corporelle à laquelle M. Matthews a été
condamné ni sur ses conditions de détention. Le Comité regrette ce manque
de coopération et rappelle que le paragraphe 2 de l'article 4 du Protocole
facultatif prévoit implicitement que l'Etat partie doit lui fournir, en
toute bonne foi et dans les délais impartis, toutes les informations dont
il dispose. Dans ces circonstances, le crédit voulu doit être accordé
aux allégations de l'auteur, qui ont été suffisamment étayées.
7.2 En ce qui concerne le châtiment corporel auquel l'auteur a été condamné,
le Comité note que M. Matthews n'a pas soulevé la question dans la communication
qu'il lui a adressée. On peut en conclure que si la sentence a été effectivement
prononcée, elle n'a peut-être pas encore été exécutée. Tout en réaffirmant
que les châtiments corporels sont incompatibles avec l'article 7 du Pacte
/ Observation générale No 20, adoptée à la quarante-quatrième
session, par. 5./, le Comité n'émet en l'espèce aucune constatation sur
ce point.
7.3 Pour ce qui est des conditions de détention dans la prison de Carrera,
le Comité note que l'auteur a formulé des allégations très détaillées
que l'Etat partie s'est contenté de rejeter en les qualifiant d'exagérées
et absurdes. Sur la base des éléments portés à sa connaissance, le Comité
conclut que les conditions de détention à la prison de Carrera décrites
par l'auteur, en particulier les conditions sanitaires constituent une
violation du paragraphe 1 de l'article 10 du Pacte.
8. Le Comité des droits de l'homme, agissant en vertu du paragraphe 4
de l'article 5 du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international
relatif aux droits civils et politiques, est d'avis que les faits dont
il est saisi font apparaître une violation du paragraphe 1 de l'article
10 du Pacte par la Trinité-et-Tobago.
9. En vertu du paragraphe 3 a) de l'article 2 du Pacte, l'auteur a droit
à un recours utile. L'Etat partie est tenu de prendre des mesures pour
garantir que les conditions de détention de l'auteur soient conformes
aux prescriptions du paragraphe 1 de l'article 10 du Pacte, de façon que
les violations analogues ne se reproduisent pas à l'avenir.
10. Etant donné qu'en adhérant au Protocole facultatif l'Etat partie
a reconnu que le Comité avait compétence pour déterminer s'il y avait
eu ou non violation du Pacte et que, conformément à l'article 2 du Pacte,
il s'est engagé à garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire
et relevant de sa juridiction les droits reconnus dans le Pacte et à assurer
un recours utile et exécutoire lorsqu'une violation a été établie, le
Comité souhaite recevoir de l'Etat partie, dans un délai de 90 jours,
des renseignements sur les mesures prises pour donner effet à ses constatations.
______________
* Les membres du Comité dont le nom suit ont participé à l'examen de
la communication : M. Nisuke Ando, M. Prafullachandra N. Bhagwati, M.
Th. Buergenthal, Lord Colville, Mme Christine Chanet, M. Omran el Shafei,
Mme Elizabeth Evatt, M. Eckart Klein, M. David Kretzmer, M. Rajsoomer
Lallah, Mme Cecilia Medina Quiroga, M. Fausto Pocar, M. Martin Scheinin,
M. Maxwell Yalden et M. Abdallah Zakhia.
[Adopté en anglais (version originale), en espagnol et en français. Paraîtra
ultérieurement en arabe, en chinois et en russe dans le rapport annuel
présenté par le Comité à l'Assemblée générale.]