Présentée par : Tony Jones [représenté par Mme Victoria Roberts du
cabinet d'avocats Mishcon de Reya]
Au nom de : L'auteur
Etat partie : Jamaïque
Date de la communication : 12 janvier 1994 (date de la lettre
initiale)
Le Comité des droits de l'homme, institué en vertu de l'article
28 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques,
Réuni le 6 avril 1998,
Ayant achevé l'examen de la communication No 585/1994 présentée
par M. Tony Jones en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte
international relatif aux droits civils et politiques,
Ayant tenu compte de toutes les informations écrites qui lui
ont été communiquées par l'auteur de la communication et l'Etat partie,
Adopte ce qui suit :
Constatations au titre du paragraphe 4 de l'article 5
du Protocole facultatif
1. L'auteur de la communication est Tony Jones, de nationalité jamaïcaine,
qui était, à l'époque où la communication a été présentée, en attente
d'exécution à la prison du district de St. Catherine (Jamaïque). Il se
déclare victime de violations, par la Jamaïque, des articles 6, 7, 9,
10, 14 [par. 1, 2 et 3 a), b), c), d) et e)] et 17 du Pacte international
relatif aux droits civils et politiques. Il est représenté par Victoria
Roberts, du cabinet d'avocats londonien Mishcon de Reya. Le 16 mai 1995,
la condamnation à mort a été commuée en réclusion à vie.
Rappel des faits présentés par l'auteur
2.1 L'auteur a été arrêté le 1er septembre 1984 et inculpé le 9 novembre
1984 du meurtre, commis le 6 mars 1984, de Rudolph Foster. Le 6 mars 1985,
l'auteur et son coaccusé, McCordie Morrison / Communication
No 663/1995./, ont été reconnus coupables de meurtre et condamnés à mort
par la Circuit Court de St. Elizabeth (Jamaïque). Le 6 juillet
1987, la cour d'appel de la Jamaïque a débouté l'auteur. Le 22 juillet
1991, sa demande d'autorisation spéciale de recours devant la section
judiciaire du Conseil privé a été rejetée.
2.2 Au procès, l'accusation reposait principalement sur le témoignage
d'un certain Canute Thompson, qui aurait identifié l'auteur. M. Thompson
avait déclaré que, dans la soirée du 6 mars 1984, il avait vu l'auteur
et deux autres hommes agresser la victime. Il avait affirmé l'avoir entendu
dire à la victime : "lève-toi, sinon je te tue", et l'avoir
vu tirer quatre coups de feu, dont trois sur la victime, qui s'enfuyait
dans la direction du témoin en courant. Il avait également affirmé avoir
vu le visage de l'auteur à plusieurs reprises durant l'agression, d'abord
de profil, puis de face pendant un instant, entre 5 et 30 secondes; la
rue étant bien éclairée, il avait pu reconnaître l'auteur à son visage.
Il avait aussi reconnu sa voix. Il avait affirmé qu'il connaissait l'auteur
depuis 16 ou 17 ans, mais avait admis qu'il ne l'avait pas vu depuis deux
ans.
2.3 La défense a contesté la crédibilité du témoignage de Thompson, au
motif que ce dernier en voulait à l'auteur, à la suite d'une question
politique, qui avait dégénéré en rixe, opposant Thompson à Morrison et
à l'auteur. L'auteur avait affirmé que Thompson avait ensuite tout raconté
au contremaître du chantier sur lequel ils travaillaient tous et que,
plus tard, lui et Morrison avaient été licenciés. Après cet incident,
Thompson aurait menacé l'auteur. Dans une déclaration faite au banc des
accusés sans avoir prêté serment, l'auteur aurait nié savoir quoi que
ce soit sur le meurtre.
Teneur de la plainte
3.1 Le conseil fait état d'une violation des paragraphes 2, 3 et 4 de
l'article 9 du Pacte. L'auteur a été placé en détention le 1er septembre
1984 par la police municipale de Denham, à Kingston, puis transféré au
commissariat de Santa Cruz où il est resté environ deux semaines, puis
transféré de nouveau au commissariat de Black River. L'auteur affirme
que durant tout ce temps, il ignorait les charges retenues contre lui
et chaque fois qu'il posait la question à un policier, on ne lui répondait
pas. C'est seulement vers le 9 novembre 1984 qu'il a appris qu'il était
inculpé de meurtre et a été informé de ses droits /Dans une lettre adressée
à son conseil à Londres, l'auteur affirme ne pas se souvenir de la date
exacte à laquelle il a été inculpé de meurtre, mais la situe aux environs
du 9 novembre 1984. Au procès, un policier a affirmé avoir informé l'auteur
de ses droits et avoir exécuté le mandat de dép_t le 14 novembre./. Ainsi,
il aurait été détenu pendant deux mois avant d'être inculpé. Le conseil
ajoute que l'auteur a passé plus de six mois en garde à vue avant d'être
jugé. L'auteur affirme également qu'après son arrestation, il est resté
menottes aux poignets jour et nuit pendant deux semaines au moins, jusqu'au
moment où il les a montrées à un commissaire de police qui les lui a retirées.
3.2 D'après le conseil, l'identification par le témoin présente de nombreuses
faiblesses; l'agresseur a été reconnu de nuit, avec un éclairage insuffisant,
et Canute Thompson n'a eu que quelques secondes pour le voir de face.
Le témoin avait pu voir le visage de l'agresseur d'abord pendant 5 secondes,
puis 3 secondes puis 30 secondes. En outre, l'auteur n'a pas été soumis
à une séance d'identification; or, lorsque l'accusation ne repose que
sur l'identification par un témoin, cette séance doit impérativement avoir
lieu.
3.3 Le conseil fait valoir que le juge du fond n'a pas suffisamment mis
le jury en garde contre le danger qu'il y avait à condamner quelqu'un
uniquement sur la foi de l'identification par un témoin, en particulier
lorsque celui-ci n'avait eu qu'une possibilité restreinte d'observer l'agresseur
et qu'aucun autre élément ne venait confirmer la véracité de son témoignage.
La question de l'identification a été développée devant la section judiciaire
du Conseil privé, qui a refusé d'accorder l'autorisation de former recours.
3.4 Le conseil affirme que le juge du fond a manqué à son devoir d'impartialité
dans sa façon de traiter la question d'une rancune possible du témoin
à l'égard de l'auteur. Il affirme que le juge a mal orienté le jury lorsqu'il
a dit que l'on n'avait pas suggéré à Thompson, lors du contre-interrogatoire,
que celui-ci en voulait peut-être à l'auteur. D'après le conseil toujours,
le juge du fond aurait dû récuser le premier jury car, au cours du procès,
on avait vu l'un des jurés parler à un membre de la famille de la victime.
Le juge du fond a interrogé ce juré, en présence de tous les autres membres
du jury, et l'intéressé a nié avoir eu cette conversation.
3.5 Selon le conseil, l'auteur n'aurait pas été valablement représenté
en justice. Ainsi, il n'avait eu qu'une brève entrevue de 15 à 20 minutes
avec l'avocat commis d'office pour sa défense, environ dix semaines après
son arrestation. De plus, les policiers auraient menacé l'auteur de faire
emprisonner également toute personne qui viendrait déposer en sa faveur.
Ce serait pour cette raison qu'aucun témoin n'avait été recherché ou cité
à comparaître par la défense.
3.6 D'après le conseil, l'auteur n'avait pas eu suffisamment de temps
pour préparer sa défense. A cet égard, le conseil fait observer que, au
procès, M. Thompson avait fait allusion à un témoin potentiel à décharge
et que celui-ci aurait peut-être été disposé à témoigner que Thompson
et l'auteur s'étaient battus.
3.7 Pour ce qui est de la préparation de l'audience en appel, le conseil
affirme que l'auteur n'a pas disposé du temps et des facilités nécessaires
à la préparation de son recours, car à aucun moment avant le dép_t de
la demande d'autorisation de former recours il ne s'était entretenu avec
l'avocat commis pour plaider l'appel. En outre, l'auteur n'aurait pas
eu droit à ce que sa cause soit entendue équitablement et publiquement
par la cour d'appel puisque, comme il est indiqué dans une lettre adressée
à l'auteur par son conseil en appel, tous les moyens n'avaient pas été
pleinement développés devant la cour d'appel, à l'audience du 6 juillet
1987, notamment en ce qui concerne la question de l'identification.
3.8 D'après le conseil il y a eu violation des paragraphes 3 c) et 5
de l'article 14 parce que la cour d'appel ne s'est pas prononcée "sans
retard excessif". En effet, il s'est écoulé plus de 26 mois entre
la condamnation (6 mars 1985) et le dép_t du dossier d'appel (11 mars
1987) d'une part et la date à laquelle la cour d'appel a examiné et rejeté
le recours d'autre part (6 juillet 1987).
3.9 En ce qui concerne les conditions de détention le conseil signale
qu'après son arrestation M. Jones n'avait pas été autorisé à voir sa famille
pendant cinq semaines environ et qu'il avait été roué de coups par les
policiers durant la garde à vue. Pendant la détention avant jugement (qui
a duré plus de six mois), il n'était pas séparé des condamnés et n'a pas
bénéficié d'un traitement différent correspondant à sa situation de prévenu.
En outre, il aurait subi des violences après sa condamnation et aurait
été fréquemment menacé de violences physiques et de mort par les gardiens.
Le conseil ajoute que l'auteur n'a reçu aucun soin pour l'arthrite dont
il avait commencé à souffrir en prison.
3.10 L'auteur affirme qu'il y a eu violation du paragraphe 1 de l'article
17 du Pacte au motif que sa correspondance a été interceptée à plusieurs
reprises et illégalement par les gardiens de la prison et que les lettres
qu'il avait envoyées au bureau de la prison et par l'intermédiaire de
celui-ci n'étaient pas parvenues à leurs destinataires.
3.11 Enfin, le conseil affirme que M. Jones est victime d'une violation
de l'article 7 du Pacte, au motif qu'il est incarcéré dans le quartier
des condamnés à mort depuis plus de dix ans. Le conseil renvoie à la décision
de la section judiciaire du Conseil privé dans l'affaire Pratt and
Morgan c. Attorney-General of Jamaica et fait valoir que cette
détention prolongée dans le quartier des condamnés à mort équivaut à un
traitement cruel, inhumain et dégradant.
Observations de l'Etat partie et commentaires de l'auteur
4.1 Dans sa réponse datée du 22 février 1995, l'Etat partie apporte des
observations à la fois sur la recevabilité et sur le fond de la communication.
Il objecte que les allégations de violation des paragraphes 2, 3 et 4
de l'article 9 du Pacte sont irrecevables pour non-épuisement des recours
internes disponibles : le recours pour emprisonnement illégal est ouvert.
Tant que l'auteur n'aura pas exercé le recours prévu pour ces violations,
la plainte à ce sujet ne peut pas être examinée par le Comité.
4.2 En ce qui concerne les allégations de violations du paragraphe 1
de l'article 14 du Pacte, qui seraient dues à la conduite du procès par
le juge, l'Etat partie note qu'elles portent sur les faits et les preuves,
qui ne relèvent pas de la compétence du Comité.
4.3 Concernant l'affirmation selon laquelle l'auteur aurait été mal défendu
par son avocat commis au titre de l'aide judiciaire, l'Etat partie souligne
qu'il ne peut être tenu pour responsable de la défense assurée par un
avocat commis d'office, dès lors qu'il a désigné un avocat compétent et
qu'il ne l'a pas empêché de faire son travail. Affirmer le contraire voudrait
dire que l'Etat partie a une responsabilité envers les avocats commis
d'office plus grande que celle qui existe s'agissant d'un avocat engagé
à titre privé. De la même manière, l'Etat partie objecte qu'il ne peut
être tenu pour responsable de l'impréparation du recours en appel qui
est reprochée au conseil chargé de représenter l'auteur, à condition qu'il
n'y ait eu aucune obstruction de la part des autorités.
4.4 L'Etat partie fait valoir que rien ne permet d'affirmer que des policiers
ont menacé des témoins à décharge potentiels. Selon lui, le fait que le
témoin à décharge potentiel n'ait pas été appelé à comparaître ne peut
pas être imputable à l'Etat.
4.5 L'Etat partie indique qu'il enquêtera sur l'allégation selon laquelle
l'affaire, en particulier la question de l'identification, n'aurait pas
été débattue dans tous ses aspects devant la cour d'appel; il note toutefois
que la section judiciaire du Conseil privé a examiné la question de l'identification
et rejette par conséquent l'allégation de violation du paragraphe 5 de
l'article 14. De même il conteste que le délai de 26 mois qui s'est écoulé
entre la date de dép_t du recours et le procès en appel constitue un retard
excessif.
4.6 L'Etat partie rejette les allégations de M. Jones qui dit ne pas
avoir été autorisé à parler aux membres de sa famille pendant cinq semaines
après son arrestation, et ne pas avoir été séparé des prisonniers condamnés,
avant le procès. Il indique, néanmoins, qu'une enquête sera ouverte sur
les allégations de violences physiques commises contre l'auteur et sur
la question de savoir si l'auteur a été soigné pour son arthrite.
4.7 Enfin, l'Etat partie nie que la durée de l'incarcération du détenu
dans le quartier des condamnés à mort constitue un traitement cruel et
inhumain, en violation de l'article 7 et affirme que rien ne permet de
conclure à une violation du paragraphe 1 de l'article 17.
5.1 Dans ses commentaires, l'avocate demande que la recevabilité et le
fond de la communication soient traités séparément. En ce qui concerne
la violation de l'article 9, elle note que l'auteur n'a jamais été informé
ni par son avocat jamaïcain ni par les autorités qu'il avait la possibilité
de déposer un recours pour emprisonnement ou détention arbitraire. Le
conseil se demande si un tel recours serait à présent irrecevable du fait
qu'il serait introduit hors délai et, dans la négative, si l'auteur bénéficierait
d'une aide judiciaire. Elle affirme que si M. Jones ne peut à présent
former un recours pour emprisonnement arbitraire et si l'aide judiciaire
ne lui est pas accordée, la plainte faisant état d'une violation de l'article
9 devrait être déclarée recevable.
5.2 Le conseil réaffirme que l'auteur n'a pas été valablement représenté
au procès et réaffirme aussi que des policiers ont tenté d'empêcher des
témoins de déposer à décharge. D'après le conseil, il semble qu'à la Jamaïque,
payer un témoin pour qu'il dépose soit une pratique très répandue, mais
l'auteur n'aurait pas été en mesure de réunir la somme nécessaire. A cet
égard, l'Etat partie serait responsable d'un système judiciaire qui tolère
que des accusés paient des témoins pour qu'ils déposent en leur faveur.
5.3 Concernant la représentation de l'auteur en appel, le conseil fait
valoir que l'auteur n'a rencontré qu'une fois son avocat et qu'il n'a
pas été informé des motifs du recours avant que celui-ci ait été rejeté,
ce qui lui a _té toute possibilité de contribuer à préparer sa défense
en appel. L'unique contact que l'auteur ait eu avec son avocat après l'examen
de l'appel se résume à une seule lettre non datée informant l'auteur qu'il
n'y avait "plus rien à faire".
5.4 Pour ce qui est de la question du retard excessif, le conseil renvoie
une fois encore à la décision relative à l'affaire Pratt and Morgan
dans laquelle le Conseil privé a estimé que tout appel concernant une
condamnation à mort doit être examiné dans un délai de 12 mois (au plus)
à compter de la condamnation.
5.5 Le conseil réaffirme que l'auteur n'a eu aucun contact avec les membres
de sa famille au cours des cinq semaines suivant son arrestation - comme
il a été transféré deux fois au cours de ses deux premiers mois de détention,
sa famille, ne sachant pas exactement où il se trouvait, n'a pu lui rendre
visite.
5.6 D'après le conseil, l'Etat partie était parfaitement au courant des
actes de violence physique perpétrés contre l'auteur au cours de sa détention.
A cet égard, le conseil renvoie à une lettre de l'ombudsman parlementaire,
en date du 9 novembre 1989, répondant à l'auteur qui s'était plaint d'une
agression qui n'avait pas fait l'objet d'une enquête et dont les responsables
n'avaient pas été punis. Au sujet de l'arthrite de l'auteur, pour laquelle
il ne serait pas soigné, le conseil indique que l'ombudsman parlementaire
a écrit le 16 octobre 1994 au directeur de la prison du district de St.
Catherine pour lui dire de veiller à ce que l'auteur reçoive un traitement.
5.7 Le conseil réaffirme que la décision rendue par le Conseil privé
dans l'affaire Pratt and Morgan fait autorité pour faire valoir
que la détention de M. Jones dans le quartier des condamnés à mort pendant
plus de dix ans constitue un traitement cruel et inhumain.
Décision du Comité concernant la recevabilité
6.1 A sa cinquante-cinquième session, le Comité a examiné la recevabilité
de la communication.
6.2 Pour ce qui est de l'interception de sa correspondance (par. 1 de
l'article 17) et de l'incarcération du prévenu avec les prisonniers condamnés
(par. 2 a) de l'article 10), le Comité a noté que l'auteur n'avait pas
indiqué quelles mesures éventuelles il avait prises pour porter ces faits
à l'attention des autorités judiciaires. À cet égard, les prescriptions
du paragraphe 2 b) de l'article 5 du Protocole facultatif n'avaient pas
été satisfaites.
6.3 Concernant les griefs de l'auteur au sujet de la conduite du procès
et des instructions données au jury par le juge, le Comité a réaffirmé
qu'il appartenait généralement aux juridictions d'appel des Etats parties
au Pacte d'apprécier les faits et les éléments de preuve dans un cas d'espèce.
De même il n'appartenait pas au Comité d'examiner les instructions données
au jury par le juge du fond, sauf s'il pouvait être établi qu'elles avaient
été manifestement arbitraires ou avaient représenté un déni de justice.
Les éléments portés à la connaissance du Comité ne montraient pas que
les instructions du juge ou la conduite du procès aient été entachées
de telles irrégularités. En conséquence cette partie de la communication,
étant incompatible avec les dispositions du Pacte, était irrecevable conformément
à l'article 3 du Protocole facultatif.
6.4 Le Comité a conclu que M. Jones n'avait pas étayé, aux fins de la
recevabilité, son affirmation selon laquelle il n'avait pas eu droit à
un procès équitable parce que le juge n'avait pas récusé le premier jury
alors que l'un des jurés avait été vu en train de parler avec un membre
de la famille de la victime. Or le juge a bien examiné la question et
les comptes rendus d'audience ne renferment aucun élément susceptible
de corroborer l'affirmation de l'auteur. Le Comité a donc considéré que
cette partie de la communication était irrecevable en vertu de l'article
2 du Protocole facultatif.
6.5 De même le Comité a considéré qu'aux fins de la recevabilité l'auteur
n'avait pas étayé son allégation selon laquelle il n'aurait pas pu obtenir
la comparution de témoins à décharge et que des policiers auraient menacé
d'emprisonner les témoins à décharge potentiels. En ce qui concerne l'allégation
de l'auteur qui a affirmé qu'un témoin était prêt à déposer en sa faveur,
le Comité a noté que la défense avait en réalité expressément refusé de
faire comparaître ce témoin. En conséquence, cette partie de la communication
a été déclarée irrecevable en vertu de l'article 2 du Protocole facultatif.
6.6 En ce qui concerne l'allégation de violation des paragraphes 3 c)
et 5 de l'article 14 du Pacte, le Comité a conclu que M. Jones n'avait
pas apporté la preuve, aux fins de la recevabilité, des circonstances
qui auraient pu faire que le délai écoulé entre le dép_t de la requête
en appel et l'examen de celle-ci était excessif au sens du paragraphe
3 c) de l'article 14. Cette partie de la communication a été déclarée
irrecevable en vertu de l'article 2 du Protocole facultatif.
6.7 Pour ce qui est de l'interception du courrier dont l'auteur s'était
plaint, le Comité a noté que le conseil n'avait pas mis en évidence les
mesures éventuelles qui avaient été prises pour porter cette plainte à
la connaissance des autorités pénitentiaires ou judiciaires. Il a donc
estimé à ce sujet que les conditions énoncées au paragraphe 2 b) de l'article
5 du Protocole facultatif n'étaient pas remplies.
6.8 En ce qui concerne l'allégation de violation de l'article 7, fondée
sur la détention prolongée dans le quartier des condamnés à mort, le Comité
a réaffirmé que conformément à sa jurisprudence la détention dans le quartier
des condamnés à mort pendant de longues périodes ne constituait pas une
violation de l'article 7 du Pacte en l'absence d'autres circonstances
impérieuses. L'auteur n'avait pas fait état de la moindre circonstance
particulière, hormis la durée de la détention dans le quartier des condamnés
à mort, qui pourrait soulever une question au titre de l'article 7 du
Pacte. En conséquence, cette partie de la communication a été déclarée
irrecevable en vertu de l'article 2 du Protocole facultatif.
6.9 En ce qui concerne les allégations de violation de l'article 9, le
Comité a noté que, d'après l'Etat partie, des recours restaient ouverts
à l'auteur, mais a fait observer que l'auteur n'avait été inculpé ou traduit
devant un juge que deux mois (au moins) après son arrestation. Il a relevé
que l'Etat partie n'avait pas précisé comment ce recours aurait pu être
exercé par M. Jones dans les circonstances de l'affaire, et a conclu qu'il
n'était pas empêché, en vertu du paragraphe 2 b) de l'article 5 du Protocole
facultatif, d'examiner cette partie de la communication.
6.10 Le Comité a estimé que deux autres plaintes de l'auteur avaient
été suffisamment étayées et devaient donc être examinées quant au fond
: a) l'allégation selon laquelle l'auteur n'avait pas été valablement
représenté à l'audience en appel semblait soulever des questions au titre
du paragraphe 3 b) de l'article 14 du Pacte; b) la plainte concernant
les mauvais traitements pendant la détention et le manque de soins médicaux
au sujet desquels l'Etat partie s'était engagé à mener une enquête. Aux
fins de la recevabilité, le Comité a estimé que la plainte pouvait soulever
des questions au titre de l'article 10.
6.11 Le 13 octobre 1995, le Comité a déclaré la communication recevable
au titre de l'article 9 (en ce qui concerne l'allégation selon laquelle
M. Jones n'avait pas été informé sans délai des motifs de son arrestation
et des charges portées contre lui ni traduit devant un juge), du paragraphe
1 de l'article 10 (mauvais traitements infligés en détention après la
condamnation et absence de soins médicaux) et du paragraphe 3 b) de l'article
14 du Pacte.
Observations de l'Etat partie quant au fond et commentaires du
conseil
7.1 Dans une réponse datée du 13 janvier 1997, l'Etat partie nie toute
violation du Pacte. A propos de l'article 9, il objecte qu'au moment de
son arrestation M. Jones a été informé en termes généraux des charges
portées contre lui. De plus, comme il a été jugé six mois après son arrestation,
cela signifie qu'une enquête préliminaire a "nécessairement été menée
avant cela, en plusieurs séances. Dans ces conditions, le Ministère nie
que l'auteur n'ait pas été traduit sans délai devant un magistrat".
7.2. En ce qui concerne les allégations de violation du paragraphe 1
de l'article 10, l'Etat partie affirme que les enquêtes qu'il a menées
montrent que "dans les limites des ressources disponibles, l'auteur
a été traité pour son arthrite". En ce qui concerne les mauvais traitements
dont l'auteur aurait été victime, l'Etat partie objecte qu'"il est
nécessaire de connaître des dates, des noms et d'autres détails précis
pour permettre au Ministère de faire une enquête effective sur les allégations
de mauvais traitements".
7.3 En ce qui concerne la représentation inadéquate de l'auteur en appel,
l'Etat partie répond qu'en l'absence de la copie de la lettre du conseil
à l'auteur d'où il ressort, d'après la communication, que la question
de l'identification n'a pas été pleinement débattue le 6 juillet 1987,
il est impossible d'enquêter correctement sur cette plainte. L'Etat partie
réitère qu'il ne saurait être tenu pour responsable de la façon dont un
avocat compétent commis au titre de l'aide judiciaire assure la défense
de son client.
8.1 Dans ses observations, le conseil affirme que, avant le 9 novembre
1984, M. Jones ignorait jusqu'à la nature générale de l'accusation portée
contre lui; après cette date, il a eu un entretien bref (de 15 ou 20 minutes)
avec l'avocat qui lui avait été commis au titre de l'aide judiciaire,
Me Clarke. Celui-ci a assuré la défense de l'auteur pendant l'enquête
préliminaire, qui a eu lieu le 30 janvier 1985 devant Me D.A. Hugh, Resident
Magistrate de la paroisse de Manchester. Me Clarke représentait l'auteur
au procès.
8.2 En ce qui concerne les allégations de violation de l'article 10,
le conseil fait remarquer que les autorités de l'Etat partie ont été informées
de l'arthrite dont l'auteur souffrait en septembre 1994, en 1995 et en
août 1996. Malgré des visites de l'Inspecteur (des prisons) en avril et
en septembre 1996, M. Jones n'a toujours pas reçu de médicaments. Pour
ce qui est des exemples donnés pour montrer les mauvais traitements subis,
le conseil rappelle que les autorités de l'Etat partie ont à chaque fois
été avisées rapidement et en détail des incidents survenus en mai 1990,
octobre 1993 et mai 1995 :
- Le 28 mai 1990, l'auteur a été frappé deux fois au visage par un gardien
de prison, pendant les troubles à la prison du district de St. Catherine;
- Le 31 octobre 1994, l'auteur a été agressé par un soldat et par un
gardien surnommé "Paddy foot" puis a été continuellement menacé
par "Paddy foot" parce qu'il avait dit qu'il se plaindrait de
l'incident où le gardien de prison appelé "Paddy foot" était
impliqué et au cours duquel quatre détenus avaient été tués;
- Le 30 mai 1995, l'auteur a été frappé à la bouche par un gardien du
nom de Page, "Paddy foot" ayant été muté dans une autre prison,
à la suite de la plainte que l'auteur avait portée contre lui. Le même
jour, M. Jones n'a rien eu à manger et n'a pas été autorisé à aller à
l'infirmerie.
8.3 Les allégations du conseil ont été communiquées le 25 juin 1997 à
l'Etat partie. Celui-ci n'a fait part d'aucune observation à ce sujet.
Examen quant au fond
9.1 Le Comité des droits de l'homme a examiné la présente communication
à la lumière de toutes les informations dont il était saisi, conformément
au paragraphe 1 de l'article 5 du Protocole facultatif.
9.2 Le Comité a noté que l'Etat partie affirmait que l'auteur avait bien
été informé en termes généraux des charges portées contre lui au moment
de son arrestation. Cette information contredit les propos de l'auteur
qui affirme qu'il ignorait jusqu'à la nature générale des charges portées
contre lui dix semaines après son arrestation. Le Comité estime que les
renseignements dont il est saisi ne lui permettent pas de conclure à une
violation du paragraphe 2 de l'article 9.
9.3 Pour ce qui est du paragraphe 3 de l'article 9, l'Etat partie indique
que l'auteur a été conduit sans délai devant un magistrat et rappelle
à ce sujet qu'une enquête préliminaire a été conduite avant le procès.
Cette objection n'infirme pas les dires de l'auteur (corroborés par le
témoignage d'un officier de police à l'audience), qui maintient qu'il
n'a été déféré devant un juge que dix semaines après l'arrestation. Le
Comité estime qu'un laps de temps aussi long n'est pas compatible avec
les prescriptions du paragraphe 3 de l'article 9 du Pacte.
9.4 Pour ce qui est de l'allégation de violation de l'article 10, le
Comité note que, une fois encore, l'Etat partie souligne qu'il ressort
de ses enquêtes que l'auteur a bien été soigné pour son arthrite alors
que l'auteur nie que le moindre traitement lui ait été administré. Dans
ces conditions, le Comité estime qu'une violation de l'article 10 n'est
pas établie. En ce qui concerne les passages à tabac que l'auteur aurait
subis, l'Etat partie se contente de noter qu'il aurait besoin de détails
et de noms pour pouvoir enquêter, alors que l'auteur donne des dates et
des détails des incidents au cours desquels il aurait été frappé. Le Comité
observe qu'il appartenait à l'Etat partie d'enquêter de bonne foi sur
les allégations de l'auteur, lesquelles étaient suffisamment précises.
De plus, l'Etat n'a pas contesté que l'auteur a bien avisé les autorités
pénitentiaires après les incidents. Le Comité conclut donc que les passages
à tabac subis par M. Jones en mai 1990, octobre 1993 et mai 1995 ont constitué
une violation du droit consacré au paragraphe 1 de l'article 10 d'être
traité avec humanité et avec le respect de la dignité inhérente à l'être
humain.
9.5 Au sujet de l'argument du conseil qui fait valoir que l'auteur n'a
pas été valablement représenté à l'audience en appel, le Comité note que
l'avocat chargé de défendre l'auteur en appel a dit qu'il n'y avait pas
matière à recours. Il rappelle sa jurisprudence et estime que, en vertu
du paragraphe 3 d) de l'article 14, la cour doit veiller à ce que la conduite
de la défense par l'avocat ne soit pas incompatible avec les intérêts
de la justice. S'il n'appartient pas au Comité de contester le jugement
professionnel de l'avocat, il considère que dans une affaire où la peine
de mort a été prononcée, quand l'avocat dit qu'il n'y a pas matière à
défense, la cour doit s'assurer qu'il a consulté son client et l'a dûment
informé. Si tel n'est pas le cas, la cour doit veiller à ce que l'accusé
soit informé et ait la possibilité d'engager un autre avocat. Le Comité
est d'avis qu'en l'espèce M. Jones aurait dû être informé que l'avocat
qui lui avait été commis au titre de l'aide judiciaire n'avait pas l'intention
de faire valoir des moyens d'appel, ce qui lui aurait donné la possibilité
d'étudier toute autre possibilité qui pouvait lui rester /
Voir constatations concernant la communication No 461/1991 (Morrison
et Graham c. Jamaïque) adoptées le 25 mars 1996, par. 10.5,
et concernant la communication No 537/1993 (Kelly c. Jamaïque),
adoptées le 17 juillet 1996, par. 9.5./. Le Comité conclut donc qu'il
y a eu violation du paragraphe 3 d) de l'article 14 du Pacte.
10. Le Comité des droits de l'homme, agissant en vertu du paragraphe
4 de l'article 5 du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international
relatif aux droits civils et politiques, estime que les faits dont il
est saisi font apparaître des violations par la Jamaïque du paragraphe
3 de l'article 9, du paragraphe 1 de l'article 10 et du paragraphe 3 d)
de l'article 14 du Pacte.
11. En vertu du paragraphe 3 a) de l'article 2 du Pacte, M. Tony Jones
a droit à un recours utile, qui pourrait prendre la forme d'une libération
et d'une indemnisation pour le traitement qu'il a subi. L'Etat partie
est tenu de veiller à ce que des violations analogues ne se reproduisent
pas à l'avenir.
12. En adhérant au Protocole facultatif l'Etat partie a reconnu que le
Comité avait compétence pour déterminer s'il y avait eu ou non violation
du Pacte. L'affaire a été présentée pour examen avant que la dénonciation
du Protocole facultatif par la Jamaïque ne prenne effet, le 23 janvier
1998; en application du paragraphe 2 de l'article 12 du Protocole facultatif,
les dispositions du Protocole facultatif continuent donc de s'y appliquer.
Conformément à l'article 2 du Pacte, l'Etat partie s'est engagé à garantir
à tous les individus se trouvant sur son territoire et relevant de sa
juridiction les droits reconnus dans le Pacte et à assurer un recours
utile et exécutoire lorsqu'une violation a été établie. Le Comité souhaite
recevoir de l'Etat partie, dans un délai de 90 jours, des renseignements
sur les mesures prises pour donner effet à ses constatations.
__________
* Les membres du Comité dont le nom suit ont participé à l'examen de
la communication : M. Nisuke Ando, M. Prafullachandra N. Bhagwati, M.
Thomas Buergenthal, Lord Colville, Mme Elizabeth Evatt, M. Eckart Klein,
M. David Kretzmer, M. Rajsoomer Lallah, Mme Cecilia Medina Quiroga, M.
Fausto Pocar, M. Julio Prado Vallejo, M. Martin Scheinin, M. Maxwell Yalden
et M. Abdallah Zakhia./
[Adopté en anglais (version originale), en espagnol et en français. Paraîtra
ultérieurement aussi en arabe, en chinois et en russe dans le rapport
annuel du Comité à l'Assemblée générale.]