Présentée par : Errol Johnson (représenté par un conseil)
Au nom de : L'auteur
Etat partie : Jamaïque
Date de la communication : 11 janvier 1994 (date de la lettre initiale)
Le Comité des droits de l'homme, institué en vertu de l'article 28 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques,
Réuni le 22 mars 1996,
Ayant achevé l'examen de la communication No 588/1994 présentée par M. Errol Johnson en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques,
Ayant tenu compte de toutes les informations écrites qui lui ont été communiquées par l'auteur de la communication, son conseil et l'Etat partie,
Adopte les constatations suivantes :
Constatations au titre du paragraphe 4 de l'article 5 du Protocole facultatif
1. L'auteur de la communication est Errol Johnson, citoyen jamaïcain qui, à l'époque où la communication a été présentée, était en attente d'exécution à la prison du district de St. Catherine (Jamaïque). Il affirme être victime de violations par la Jamaïque des articles 6 et 7, du paragraphe 1 de l'article 10 et des paragraphes 1, 3 c) et g) et 5 de l'article 14 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques. Il est représenté par un conseil. Au début de 1995, l'infraction dont l'auteur a été reconnu coupable a été qualifiée de meurtre n'entraînant pas la peine capitale, et la peine de mort à laquelle il avait été condamné a été commuée en peine d'emprisonnement à perpétuité, le 16 mars 1995.
Rappel des faits présentés par l'auteur
2.1 L'auteur a été - en même temps qu'un autre homme, Irvine Reynolds - reconnu coupable du meurtre d'un certain Reginald Campbell et condamné à mort par le Circuit Court de Clarendon, le 15 décembre 1983. Le 29 février 1988, la cour d'appel de la Jamaïque lui a refusé l'autorisation de former recours; elle a rendu un arrêt motivé le 14 mars 1988. Le 9 juillet 1992, la section judiciaire du Conseil privé a rejeté la demande d'autorisation spéciale de recours de l'auteur et de M. Reynolds, à l'issue de deux audiences distinctes.
2.2 Reginald Campbell, commerçant, avait été trouvé mort dans sa boutique vers 9 heures le 31 octobre 1982. L'autopsie a révélé qu'il était mort des suites de coups de couteau portés au cou. Un témoin à charge a déclaré que ce matin-là, vers 6 heures, il avait vu M. Campbell dans son jardin et deux hommes qui attendaient à proximité de la boutique. Lors d'une séance d'identification, qui a eu lieu le 11 novembre 1982, ce témoin a reconnu M. Reynolds (mais pas l'auteur) comme étant l'un des hommes qui se tenaient près de la boutique. Un autre témoin à charge a affirmé qu'environ une heure plus tard, le même jour, il avait rencontré Irvine Reynolds, qu'il connaissait, et l'auteur, qu'il a reconnu lors d'une séance d'identification, venant de la boutique de Campbell; il avait fait à peu près 3 km en compagnie des deux hommes et avait remarqué que Reynolds jouait avec un couteau, que les deux hommes portaient des sacs de voyage et que leur attitude était suspecte. Ainsi, voyant arriver un minibus qui venait en sens inverse, Reynolds avait escaladé le bord de la route, comme pour se cacher.
2.3 L'accusation était fondée en outre sur des pièces à conviction découvertes par la police lors d'une perquisition au domicile de l'auteur et à celui d'Irvine Reynolds, en particulier quatre chèques portant la signature de M. Campbell et des articles semblables à ceux qui avaient été volés dans la boutique (chaussures de sport, produits de nettoyage, etc.). De plus, une déclaration que l'auteur aurait faite à la police après avoir été informé des accusations portées contre lui, le 12 novembre 1982, a été admise comme moyen de preuve après la procédure d'examen préliminaire; l'auteur avait déclaré que Reynolds était entré dans la boutique pour acheter des cigarettes tandis que lui-même attendait dehors. Il avait alors entendu du bruit, était entré dans la boutique et avait vu M. Campbell qui gisait ensanglanté sur le sol et Reynolds debout près de lui, un couteau à la main.
2.4 Au procès, l'auteur et Reynolds avaient tous deux invoqué un alibi. Au cours de l'examen préliminaire, l'auteur avait, dans une déclaration sous serment, nié avoir fait lui-même la déclaration susmentionnée à la police et affirmé qu'il avait été contraint de signer un texte rédigé à l'avance. Il avait déclaré en outre qu'après avoir dit à l'enquêteur qu'il refusait de signer ce document tant que son avocat ne l'aurait pas vu, il avait été emmené au bloc. Là, l'inspecteur B. lui avait alors donné quatre coups de matraque aux genoux; l'auteur s'était penché en avant et avait reçu un coup à la tête et un coup de pied dans l'estomac. Il a en outre déclaré que, lorsqu'il avait signé la déclaration, il avait senti du sang couler le long d'une de ses oreilles; ce qu'avait corroboré Reynolds qui, dans une déclaration à la barre faite sans prêter serment, avait indiqué que, passant devant le bloc, il avait vu du sang couler sur la tête de l'auteur. Les policiers chargés de l'enquête avaient été contre-interrogés par la défense au sujet des mauvais traitements allégués lors de l'examen préliminaire ainsi qu'en présence du jury.
2.5 A l'issue du réquisitoire, l'avocat de l'auteur, qui était Queen's Counsel, avait demandé un non-lieu, en faisant valoir que la seule chose qui ressortait des témoignages à charge était qu'Errol Johnson se trouvait à proximité de la boutique au moment du meurtre. Le juge avait rejeté sa requête.
2.6 Lors du procès en appel, l'avocat de l'auteur avait fait valoir que le juge avait induit le jury en erreur à propos de la déclaration faite à la police, ne permettant ainsi pas à celui-ci d'envisager un verdict d'homicide involontaire. De l'avis du conseil, il ressortait de cette déclaration à la police que, bien que l'auteur ait été présent sur le lieu du crime, il n'y avait pas participé. La cour d'appel avait rejeté cet argument, estimant que "la déclaration montrait que son alibi ne tenait pas et qu'il se trouvait sur le lieu du crime".
2.7 Les motifs principaux sur lesquels était fondée la demande d'autorisation spéciale de recours devant la section judiciaire du Conseil privé présentée par l'auteur étaient les suivants :
- le juge du fond avait commis une irrégularité de droit en rejetant la requête de non-lieu, alors que les témoignages sur lesquels reposait l'accusation ne prouvaient ni que l'auteur avait commis lui-même le meurtre, ni qu'il avait participé à un projet délictueux commun, ce qui aurait entraîné sa culpabilité pour meurtre ou homicide involontaire,
- les indications données par le juge du fond quant à la nature du "projet commun" n'avaient pas été claires et il n'avait pas donné au jury des instructions appropriées au sujet des faits et des éléments de preuve qui auraient pu lui permettre de rendre dans cette affaire un verdict d'homicide involontaire.
2.8 Le conseil fait observer que l'auteur n'a pas formé de pourvoi devant la Cour suprême (constitutionnelle) de la Jamaïque pour obtenir réparation car celui-ci n'aboutirait pas, compte tenu des précédents établis par les décisions rendues dans les affaires D.P.P. c. Nasralla / 1967, 2 ALL ER 161./ et
Riley et consorts c. Attorney-General of Jamaica / 1982, 2 ALL ER 469./ par la section judiciaire du Conseil privé, qui avait estimé que la Constitution jamaïcaine visait à prévenir l'adoption de lois injustes et non pas simplement, comme l'affirmaient les requérants, l'inégalité de traitement au regard de la loi. En outre, même en admettant qu'en théorie l'auteur dispose d'un recours constitutionnel, dans la pratique il ne pourrait pas en fait l'exercer car il n'avait pas les moyens de s'assurer les services d'un avocat et l'aide judiciaire n'était pas prévue pour les requêtes constitutionnelles. A cet égard, il était fait référence à la jurisprudence constante du Comité des droits de l'homme.
Teneur de la plainte
3.1 L'auteur est détenu dans le quartier des condamnés à mort depuis plus de 10 ans et, d'après le conseil, s'il était exécuté maintenant, il y aurait violation de l'article 7 étant donné qu'une aussi longue attente ferait de cette exécution une peine ou un traitement cruel, inhumain ou dégradant. A l'appui de cet argument, le conseil renvoie aux conclusions de la section judiciaire du Conseil privé dans l'affaire Pratt et Morgan c. Attorney-General of Jamaica, et de la Cour suprême du Zimbabwe dans une affaire récente. Le fait que l'auteur est détenu dans le quartier des condamnés à mort depuis si longtemps dans des conditions effroyables à la prison du district de Sainte-Catherine équivaudrait en soi à une violation de l'article 7.
3.2 Le conseil fait valoir que les mauvais traitements infligés à l'auteur au cours de son interrogatoire par la police constituent une violation de l'article 7 et du paragraphe 1 de l'article 10 du Pacte. Il rappelle que l'auteur a parlé de ces mauvais traitements à son avocat, lequel a évoqué la question au procès, que l'auteur a réitéré sa plainte dans une déclaration sous serment et dans une autre déclaration faite sans prêter serment durant le procès, et que son coaccusé a confirmé sa version des faits. Se référant à la jurisprudence du Comité / Voir les constatations du Comité concernant la communication No 253/1987 (Paul Kelly c. Jamaique) adoptées le 8 avril 1991./, le conseil fait valoir que les pressions physiques et psychologiques exercées sur l'auteur par les enquêteurs afin d'obtenir des aveux sont incompatibles avec les dispositions du paragraphe 3 g) de l'article 14 du Pacte.
3.3 Le conseil affirme en outre que le délai de 51 mois qui s'est écoulé entre l'audience de jugement et le procès en appel constitue une violation des paragraphes 3 c) et 5 de l'article 14 du Pacte et renvoie à la jurisprudence du Comité en la matière / Voir, par exemple, communication No 230/1987 (Raphael Henry c. Jamaïque), constatations adoptées le 1er novembre 1991, par. 8.4; communication No 282/1988 (Leaford Smith c. Jamaïque), constatations adoptées le 31 mars 1993, par. 10.5; communication No 203/1986 (Muñoz Hermoza c. Pérou), constatations adoptées le 4 novembre 1988, par. 11.3. /. Il joint une lettre de l'avocat de l'auteur en Jamaïque, qui indique que les minutes du procès ont été établies avec beaucoup de retard. En outre, il ressort de la correspondance entre l'auteur et le Conseil jamaïcain des droits de l'homme que, le 26 juin 1986, ce dernier a été informé par la cour d'appel que le recours de l'auteur était toujours en instance. Le 10 juin 1987, le Conseil jamaïcain des droits de l'homme a demandé au greffier de la cour d'appel de lui faire parvenir les preuves écrites figurant au dossier; il a renouvelé sa demande en novembre et en décembre 1987. Le 23 février 1988, le Conseil jamaïcain des droits de l'homme a informé l'auteur qu'il ne pourrait pas l'aider car il n'avait toujours pas reçu les minutes du procès. Du fait que les minutes du procès et la récapitulation motivée faite par le juge n'avaient pas été communiquées à l'auteur dans un délai raisonnable, celui-ci aurait été privé du droit de faire examiner, par une juridiction supérieure, la déclaration de culpabilité et la condamnation, conformément à la loi.
3.4 En outre, selon le conseil, le juge du fond n'a pas donné au jury des instructions correctes sur la qualification des faits de la cause qui auraient pu permettre d'aboutir à un verdict d'homicide involontaire, ce qui constituait une violation du paragraphe 1 de l'article 14 du Pacte.
3.5 Le conseil affirme enfin que prononcer la peine de mort à l'issue d'un procès au cours duquel les dispositions du Pacte n'ont pas été respectées constitue une violation du paragraphe 2 de l'article 6, si aucun appel ultérieur n'est possible.
Renseignements et observations communiqués par l'Etat partie et commentaires du conseil
4.1 Dans ses observations du 13 février 1995, l'Etat partie ne soulève aucune objection quant à la recevabilité de la communication et fait des observations quant au fond "afin d'accélérer l'examen de la communication et dans un esprit de coopération".
4.2 En ce qui concerne l'affirmation selon laquelle la détention prolongée dans le quartier des condamnés à mort constitue une violation de l'article 7, l'Etat partie affirme que la décision rendue par la section judiciaire du Conseil privé, le 2 novembre 1993, dans l'affaire Pratt et Morgan c. Attorney-General of Jamaica n'est pas nécessairement applicable à tous les autres cas où un prisonnier est détenu dans le quartier des condamnés à mort pendant plus de cinq ans. Chaque cas doit être examiné séparément quant au fond. A l'appui de sa thèse, l'Etat partie se réfère aux constatations adoptées par le Comité au sujet de l'affaire Pratt et Morgan, dans lesquelles celui-ci a estimé qu'une prolongation excessive de la procédure judiciaire ne constitue pas en soi un traitement cruel, inhumain ou dégradant au sens de l'article 7.
4.3 L'Etat partie fait observer qu'il a ouvert une enquête sur les allégations de l'auteur selon lesquelles il aurait été maltraité au cours de son interrogatoire et promet d'en communiquer les résultats au Comité "dès qu'elle sera achevée". A la date du 16 octobre 1995, le Comité n'avait toujours par reçu les résultats de cette enquête.
4.4 L'Etat partie affirme également qu'il a ouvert une enquête pour établir les raisons du délai de 51 mois qui s'est écoulé entre le procès de l'auteur et le rejet de son recours. A la date du 16 octobre 1995, le Comité n'avait pas encore reçu les résultats de cette enquête.
4.5 L'Etat partie conteste l'allégation selon laquelle il y aurait eu violation du paragraphe 1 de l'article 14 du fait que le juge a donné au jury des instructions incorrectes, et affirme que cette allégation se rapporte à la question des faits et des éléments de preuve dont l'examen ne relève pas, d'une manière générale, de la compétence du Comité, conformément à la jurisprudence même de ce dernier. L'Etat conteste également l'existence d'une violation du paragraphe 2 de l'article 6, sans fournir de raisons.
5.1 Dans ses observations sur la réponse de l'Etat partie, le conseil de l'auteur dit qu'il est d'accord pour que le Comité examine simultanément la question de la recevabilité et le fond de la communication. Il réaffirme que son client est victime d'une violation de l'article 7 et du paragraphe 1 de l'article 10, en raison du temps qu'il a passé dans le quartier des condamnés à mort. Il considère que la décision prise par la section judiciaire du Conseil privé, le 2 novembre 1993, dans l'affaire Pratt et Morgan constitue un précédent judiciaire valable.
5.2 A ce propos, le conseil fait valoir que dans tous les cas où l'exécution a lieu plus de cinq ans après la condamnation, il existe indiscutablement de "bonnes raisons" de penser, à l'instar de la section judiciaire du Conseil privé, que l'attente à laquelle sont soumis les condamnés équivaut à une peine ou un traitement inhumain et dégradant. Il fait valoir que, conformément aux directives élaborées par la section judiciaire, lorsqu'un délai de trois ans et demi à cinq ans s'est écoulé depuis la condamnation, une évaluation des circonstances propres à chaque affaire, à savoir la longueur du délai écoulé, les conditions de détention et l'âge ainsi que l'état mental du requérant, peut conduire à conclure à un traitement inhumain et dégradant. Il affirme en outre que l'incarcération dans le quartier des condamnés à mort pendant plus de cinq ans constitue en soi un traitement cruel et dégradant.
Question de la recevabilité et examen quant au fond
6.1 Avant d'examiner une plainte soumise dans une communication, le Comité des droits de l'homme doit, conformément à l'article 87 de son règlement intérieur, déterminer si cette communication est recevable en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte.
6.2 Le Comité s'est assuré, conformément au paragraphe 2 a) de l'article 5 du Protocole facultatif, que la même question n'était pas déjà en cours d'examen devant une autre instance internationale d'enquête ou de règlement.
6.3 Le Comité fait observer que, la section judiciaire du Conseil privé ayant rejeté, en juillet 1992, la demande d'autorisation spéciale de recours présentée par l'auteur, celui-ci a épuisé les recours internes aux fins du Protocole facultatif. Il remarque que l'Etat partie n'a pas soulevé d'objections quant à la recevabilité de la communication et qu'il a fait parvenir ses observations quant au fond afin d'accélérer la procédure. Le Comité rappelle que, selon le paragraphe 2 de l'article 4 du Protocole facultatif, l'Etat à l'attention duquel une communication est portée est tenu de lui soumettre par écrit, dans les six mois qui suivent, des observations sur la communication quant au fond. Le Comité rappelle que ce délai peut être réduit, dans l'intérêt de la justice, si l'Etat partie le souhaite / Voir communication No 606/1994 (Clément Francis c. Jamaïque), constatations adoptées le 25 juillet 1995, par. 7.4./. Il fait en outre observer que le conseil de l'auteur est d'accord pour qu'il examine la communication quant au fond à ce stade.
7. En conséquence, le Comité décide que la communication est recevable et entreprend, sans plus attendre, l'examen du bien-fondé des allégations de l'auteur, à la lumière de toutes les informations qui lui ont été soumises par les parties, conformément au paragraphe 1 de l'article 5 du Protocole facultatif.
8.1 Le Comité doit tout d'abord déterminer si le fait que l'auteur est resté détenu dans le quartier des condamnés à mort depuis décembre 1983, c'est-à-dire pendant plus de onze ans, représente une violation de l'article 7 et du paragraphe 1 de l'article 10 du Pacte. Le conseil a fait valoir qu'il y avait violation de ces articles uniquement du fait de la durée passée par M. Johnson dans le quartier des condamnés à mort de la prison du district de St. Catherine. S'il est incontestable que le maintien d'un individu dans le quartier des condamnés à mort pendant plus de onze ans est profondément préoccupant, le Comité estime, conformément à sa jurisprudence constante, que la détention pendant une durée précise ne représente pas une violation de l'article 7 et du paragraphe 1 de l'article 10 du Pacte, en l'absence d'autres circonstances impérieuses. Sachant que sa jurisprudence a été controversée, le Comité souhaite exposer sa position en détail.
8.2 La question qui se pose est celle de savoir si la seule durée de la période passée par un condamné dans le quartier des condamnés à mort peut représenter une violation par l'Etat partie des obligations qu'il a contractées en vertu des articles 7 et 10 du Pacte de ne pas soumettre les individus à des peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants et de les traiter avec humanité. En examinant cette question, il faut tenir compte des facteurs ci-après :
a) Le Pacte n'interdit pas la peine capitale, mais il prévoit des restrictions sévères à son application. Etant donné que l'incarcération dans le quartier des condamnés à mort est une conséquence nécessaire de l'imposition de la peine capitale, aussi cruelle, dégradante et inhumaine qu'elle puisse paraître, elle ne saurait en soi être considérée comme une violation de l'article 7 et de l'article 10 du Pacte.
b) Bien que le Pacte n'interdise pas la peine capitale, l'opinion du Comité, qui est reflétée dans le deuxième Protocole facultatif se rapportant au Pacte, est que "d'une manière générale, l'abolition est évoquée dans [l']article [6] en des termes qui suggèrent sans ambiguïté que l'abolition est souhaitable". (Voir Observation générale 6[16] du 27 juillet 1982; voir également le préambule du deuxième Protocole facultatif se rapportant au Pacte, visant à abolir la peine de mort). On peut donc considérer que l'un des objets et buts du Pacte est de limiter l'application de la peine capitale.
c) Il faut interpréter les dispositions du Pacte à la lumière de ses objets et buts (art. 31 de la Convention de Vienne sur le droit des traités). Etant donné que l'un de ses objets et buts est de promouvoir une diminution de l'application de la peine capitale, il faudrait éviter autant que possible d'interpréter une disposition du Pacte dans un sens qui risquerait d'encourager un Etat partie qui a maintenu la peine capitale à l'appliquer.
8.3 Compte tenu de ces facteurs, il faut examiner les conséquences qu'il y aurait à considérer que la durée de la détention dans le quartier des condamnés à mort est en soi une violation des articles 7 et 10. La première - et la plus grave - serait que si un Etat partie exécute un condamné lorsque celui-ci a passé un certain temps dans le quartier des condamnés à mort, cet acte ne constituerait pas une violation des obligations contractées en vertu du Pacte, alors que dans le cas contraire, il y aura violation du Pacte. Une interprétation du Pacte qui aboutirait à un tel résultat ne saurait être conforme à l'objet et au but du Pacte. Il ne faudrait pas croire que l'on pourrait éviter cette conséquence en s'abstenant de fixer un nombre d'années au bout desquelles la détention dans le quartier des condamnés à mort pourrait être présumée constituer une peine cruelle et inhumaine. Fixer une limite exacerbe assurément le problème et permet à l'Etat partie d'avoir une échéance claire pour exécuter le condamné s'il ne veut pas se rendre coupable d'une violation de ses obligations en vertu du Pacte. Toutefois, cette conséquence n'est pas la résultante de la détermination d'une durée maximale autorisée de détention dans le quartier des condamnés à mort, mais découle du fait que le facteur temps est, en soi, le facteur déterminant. S'il n'est pas fixé de durée maximale acceptable, les Etats parties qui veulent éviter de dépasser l'échéance seront tentés de consulter les décisions prises par le Comité dans des affaires précédentes, afin de déterminer quelle est la durée de la détention que le Comité a par le passé jugée acceptable.
8.4 Si le facteur temps est en soi considéré comme déterminant, c'est-à-dire comme étant l'élément qui fait de la détention dans le quartier des condamnés à mort une violation du Pacte, il s'ensuivrait une deuxième conséquence : les Etats parties qui n'ont pas aboli la peine capitale concluraient qu'ils doivent exécuter un condamné à mort le plus rapidement possible après le prononcé du jugement. Ce n'est pas le message que le Comité veut adresser aux Etats parties. Mieux vaut être vivant dans le quartier des condamnés à mort, aussi dur que cela puisse être, que d'avoir cessé de vivre. De surcroît, l'expérience montre que les délais apportés à l'exécution d'un condamné peuvent être la conséquence nécessaire de plusieurs facteurs, dont un grand nombre peuvent être attribuables à l'Etat partie. Parfois, un moratoire est décidé pendant qu'un débat a lieu sur toute la question de la peine capitale. Il arrive aussi que le pouvoir exécutif sursoie aux exécutions même s'il n'est pas politiquement possible d'abolir la peine capitale. Le Comité voudrait éviter d'adopter une jurisprudence tendant à amoindrir des facteurs qui peuvent très bien aboutir à une diminution du nombre de prisonniers exécutés. Il faut souligner qu'en adoptant la position consistant à ne pas considérer qu'une détention prolongée dans le quartier des condamnés à mort est en soi une peine ou un traitement cruel et inhumain au sens du Pacte, le Comité ne veut pas donner l'impression qu'il est acceptable de laisser des individus dans le quartier des condamnés à mort pendant de nombreuses années. Cela ne l'est pas. Toutefois, la cruauté du syndrome du quartier des condamnés àmort découle avant toute chose de la possibilité laissée dans le Pacte de prononcer la peine capitale. Cette situation a des conséquences fâcheuses.
8.5 Enfin, considérer que la détention prolongée dans le quartier des condamnés à mort ne constitue pas en soi une violation des articles 7 et 10 du Pacte ne signifie pas que d'autres circonstances entourant la détention ne peuvent pas faire de l'incarcération une peine ou un traitement cruel, inhumain ou dégradant. D'après la jurisprudence du Comité, si l'existence de circonstances impérieuses entourant la détention est étayée, cette détention peut représenter une violation du Pacte. Cette jurisprudence doit être suivie à l'avenir.
8.6 Dans le cas d'espèce, ni l'auteur ni son conseil n'ont fait état de circonstances impérieuses, hormis que la durée de la détention de M. Johnson dans le quartier des condamnés à mort serait incompatible avec les articles 7 et 10 du Pacte. Le Comité conclut donc qu'il n'y a pas eu violation de ces dispositions.
8.7 En ce qui concerne l'allégation de violation de l'article 7 et du paragraphe 3 g) de l'article 14 du Pacte - au motif que l'auteur aurait été roué de coups pendant son interrogatoire par la police qui voulait lui extorquer des aveux - le Comité réaffirme que le libellé du paragraphe 3 g) de l'article 14 ("nul ne peut être forcé de témoigner contre soi-même ou de s'avouer coupable") signifie que les autorités qui enquêtent ne doivent exercer aucune pression physique ou psychologique directe ou indirecte sur le prévenu afin d'obtenir de lui des aveux / Voir par exemple les constatations concernant la communication No 248/1987 (G. Campbell c. Jamaïque), adoptées le 30 mars 1992, par. 6.7./. Bien que l'allégation de l'auteur n'ait pas été réfutée par l'Etat partie, qui s'est engagé à ouvrir une enquête mais n'en a pas fait connaître les résultats au Comité, le Comité note que l'affirmation de l'auteur a été contestée par l'accusation au procès et que le juge a admis les aveux à titre de preuve. Le Comité rappelle qu'il est tenu d'examiner les allégations de violation du Pacte à la lumière de tous les renseignements écrits qui lui sont transmis par les parties (par. 1 de l'article 5 du Protocole facultatif); dans l'affaire à l'examen, le Comité était saisi notamment des comptes rendus d'audience. Ces derniers révèlent que le tribunal a procédé à un examen approfondi de l'allégation de l'auteur lors de l'examen préliminaire des témoins et des jurés, 28 pages du compte rendu étant consacrées à la question, et que la déclaration de l'auteur a été par la suite retenue par le juge qui a procédé à un examen attentif de la preuve; de même, le jury a conclu que la déclaration avait été faite spontanément, entérinant l'avis du juge qui avait estimé que l'auteur n'avait pas été maltraité. Rien dans le dossier ne permet au Comité de mettre en doute le bien-fondé de la décision du juge et du jury. Il faut noter en outre qu'en appel le conseil de l'auteur a reconnu que M. Johnson avait fait sa déclaration spontanément et s'en est servi pour obtenir un allégement des charges qui pesaient contre son client, lequel a été inculpé non plus de meurtre mais d'homicide. Compte tenu de ce qui précède, le Comité conclut qu'il n'y a pas eu violation de l'article 7 et du paragraphe 3 g) de l'article 14.
8.8 L'auteur a invoqué une violation des paragraphes 3 c) et 5 de l'article 14 du Pacte en raison du délai excessif de 51 mois qui s'est écoulé entre sa condamnation et le rejet de son appel. L'Etat partie s'est engagé à enquêter sur les raisons de ce délai mais n'a pas communiqué au Comité les résultats de l'enquête. En particulier, il n'a pas prouvé que ce délai était imputable à l'auteur ou à son représentant en justice. En revanche, le conseil de l'auteur a fourni des renseignements qui indiquent que ce dernier a fait ce qu'il fallait pour exercer son droit de recours et que la responsabilité du retard intervenu dans l'examen de ce recours doit être attribuée à l'Etat partie. De l'avis du Comité, un délai de quatre ans et trois mois pour l'examen d'un recours dans une affaire de condamnation à mort est, en l'absence de circonstances exceptionnelles, excessif et incompatible avec le paragraphe 3 c) de l'article 14 du Pacte. Aucune circonstance exceptionnelle susceptible de justifier ce délai n'a été observée dans l'affaire considérée. Il y a donc eu violation des paragraphes 3 c) et 5 de l'article 14 du Pacte dans la mesure où le retard mis à transmettre à l'auteur le compte rendu d'audience l'a empêché d'obtenir une décision rapide concernant son recours.
8.9 Le Comité réaffirme que prononcer la peine de mort à l'issue d'un procès au cours duquel les dispositions du Pacte n'ont pas été respectées constitue, si aucun appel ultérieur n'est possible, une violation de l'article 6 du Pacte. Comme il l'a noté dans son Observation générale 6[16], la disposition selon laquelle la peine de mort ne peut être prononcée que conformément à la législation en vigueur et ne doit pas être en contradiction avec les dispositions du Pacte implique que "les garanties d'ordre procédural prescrites dans le Pacte doivent être observées...". Etant donné que dans l'affaire examinée, la condamnation à mort définitive a été prononcée sans que les garanties d'un procès équitable énoncées à l'article 14 aient été observées, il faut conclure que le droit protégé par l'article 6 du Pacte a été violé.
9. Le Comité des droits de l'homme, agissant en vertu du paragraphe 4 de l'article 5 du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques, est d'avis que les faits dont il est saisi font apparaître une violation des paragraphes 3 c) et 5 de l'article 14, et par conséquent de l'article 6 du Pacte.
10. Conformément au paragraphe 3 a) de l'article 2 du Pacte, l'auteur a droit à un recours utile. La peine de mort à laquelle l'auteur avait été condamné ayant été commuée le 16 mars 1995, le Comité estime qu'il conviendrait de prendre une autre mesure de clémence. L'Etat partie est tenu de veiller à ce que des violations analogues ne se reproduisent pas.
11. Etant donné qu'en adhérant au Protocole facultatif l'Etat partie a reconnu que le Comité avait compétence pour déterminer s'il y avait eu ou non violation du Pacte et que, conformément à l'article 2 du Pacte, l'Etat partie s'est engagé à garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire et relevant de sa juridiction les droits reconnus dans le Pacte et à assurer un recours utile et exécutoire lorsqu'une violation a été établie, le Comité souhaite recevoir de l'Etat partie, dans un délai de 90 jours, des renseignements sur les mesures prises pour donner effet à ses constatations.
_______________
* Conformément à l'article 85 du règlement intérieur du Comité, M. Laurel Francis n'a pas pris part à l'adoption des constatations.
Le texte de trois opinions individuelles signées de six membres du Comité est reproduit en appendice au présent document./
[Adopté en anglais (version originale), en espagnol et en français. Paraîtra ultérieurement aussi en arabe, en chinois et en russe dans le rapport annuel présenté par le Comité à l'Assemblée générale.]
A. Opinion individuelle de Mme Christine Chanet,
membre du Comité
Le développement de la jurisprudence du Comité dans sa majorité, à l'occasion de la présente communication m'incite non seulement à maintenir la position que j'ai indiquée dans l'affaire Barrett et Sutcliffe (No 270 et 271/1988) par mon opinion individuelle mais encore à la préciser.
En effet les constatations adoptées dans l'affaire Errol Johnson (No 588/1994) conduisent le Comité, qui souhaite rester cohérent, à conclure que le maintien dans le couloir de la mort ne constitue pas en soi une violation de l'article 7, c'est-à-dire qu'il ne constitue pas un traitement cruel, inhumain ou dégradant, et ce, quelle que soit la durée de l'attente de l'exécution de la sentence, 15 à 20 ans ou plus.
En effet, rien dans les motifs de la décision ne permet au Comité, sauf revirement complet de jurisprudence, de parvenir à une autre conclusion concernant une attente d'une durée illimitée ou de plusieurs années.
Les éléments données à l'appui de cette position sont les suivants :
- Le Pacte n'interdit pas la peine de mort;
- Si le Pacte n'interdit pas la peine de mort, l'exécution de cette peine ne saurait être interdite;
- Pour procéder à l'exécution, un délai est nécessaire, dans l'intérêt du condamné qui doit être en mesure d'épuiser les voies de recours;
- Ce délai ne saurait connaître de limite fixée par le Comité sans risque de provoquer une exécution précipitée. Le Comité va même jusqu'à affirmer que la vie dans le couloir de la mort est préférable à la mort.
Toutefois, le Comité, conscient des risques d'application maximaliste par les Etats d'une telle constatation, reconnaît que le maintien dans le couloir de la mort pendant quelques années n'est pas une manière de bien traiter le condamné à mort.
Cette position est très discutable, pour les raisons suivantes :
- Il est exact que le Pacte n'interdit pas la peine de mort;
- Il est logique d'en tirer comme conséquence que l'exécution n'est pas non plus interdite et que l'existence d'un couloir de la mort, c'est-à-dire une attente d'une certaine durée préalable à l'exécution, est en ce sens inévitable;
Il n'est pas exclu, en revanche, d'en conclure qu'aucune durée ne saurait constituer un traitement cruel, inhumain ou dégradant en établissant comme postulat que l'attente de la mort est préférable à la mort elle-même et que tout signe en sens contraire émanant du Comité inciterait l'Etat à se livrer à une exécution précipitée.
Ce raisonnement est teinté de subjectivité excessive à un double titre. En effet, au regard de l'analyse des comportements humains, il n'est pas exceptionnel qu'une personne condamnée par une maladie par exemple, préfère mettre fin à ses jours plut_t que de supporter l'attente de l'issue fatale, choisissant la mort immédiate à la torture psychologique de la mort annoncée.
Au regard du "message" que le Comité se refuse à adresser aux Etats, craignant en fixant un délai de provoquer une exécution précipitée, il s'agit là encore d'une analyse subjective dans la mesure où le Comité anticipe sur une réaction supposée de l'Etat.
De mon point de vue, il est nécessaire de revenir à des considérations élémentaires d'humanité et de replacer le débat sur le strict plan juridique du Pacte lui-même.
Il est vain de rechercher ce qui est préférable dans ce domaine. Il est incontestable que le fait de savoir qu'on va recevoir une mort administrée constitue une torture psychologique. Est-ce pour autant une violation de l'article 7 du Pacte ? Le maintien dans le couloir de la mort est-il en soi un traitement cruel, inhumain ou dégradant ?
Certains auteurs le soutiennent. Toutefois, cette thèse se heurte à l'absence d'interdiction de la peine de mort dans le Pacte, même si le silence du Pacte peut laisser place à des interprétations qui sont exclues dans le cadre de la Convention européenne des droits de l'homme, l'article 2, paragraphe 1, de la Convention prévoyant explicitement la peine capitale comme une dérogation admissible du droit à la vie. L'existence même du Protocole facultatif contredit cette thèse.
Aussi, je crois qu'on ne peut considérer que le maintien dans le couloir de la mort est en soi un traitement cruel, inhumain ou dégradant. Toutefois, on doit admettre que la torture psychologique inhérente à ce type d'attente doit, sous peine d'entraîner une violation de l'article 7 du Pacte, être réduite par l'Etat au minimum de temps nécessaire à l'exercice des voies de recours.
Dès lors, l'Etat doit :
- Instituer des voies de recours;
- Prescrire des délais raisonnables pour exercer celles-ci et les examiner;
- L'exécution ne peut qu'être concomitante à l'épuisement de la dernière voie de recours; ainsi, dans le système applicable en France avant la loi d'abolition de la peine de mort du 9 octobre 1981, l'annonce de l'exécution était signifiée au condamné au moment même de l'exécution lorqu'on lui disait "votre recours en grâce a été rejeté".
Il ne s'agit pas d'une recette, car je considère qu'il n'existe aucune bonne manière pour un Etat de mettre fin délibérément à la vie d'un être humain, à froid, et alors que celui-ci le sait. Toutefois, dans la mesure où le Pacte n'interdit pas la peine capitale, on ne peut prohiber son application, mais il appartient au Comité des droits de l'homme de veiller à ce que l'ensemble des dispositions du Pacte ne soient pas violées à l'occasion de l'exécution de la sentence.
Une appréciation au cas par cas est inévitable : les conditions de traitement physique et psychique du condamné, son âge, sa santé, doivent être pris en considération pour évaluer le comportement de l'Etat au regard des articles 7 et 10 du Pacte. De même, la procédure judiciaire, les voies de recours ouvertes doivent répondre aux exigences de l'article 14 du Pacte. Enfin, dans chaque cas, la législation de l'Etat, son comportement et celui du condamné, sont autant d'éléments qui permettent de déterminer si le délai qui sépare la condamnation de l'exécution revêt ou non un caractère raisonnable.
Telles sont les limites de la subjectivité du Comité lorqu'il exerce son contr_le au titre du Pacte et du Protocole facultatif, à l'exclusion de facteurs tels que ce qui est préférable du point de vue supposé du condamné, la mort ou l'attente de celle-ci, ou encore la crainte, par anticipation, d'une interprétation abusive par l'Etat du message qui serait contenu dans les décisions du Comité.
C. Chanet
[signé]
[Fait en français (version originale) et traduit en anglais et en espagnol. Paraîtra ultérieurement en arabe, en chinois et en russe dans le rapport annuel présenté par le Comité à l'Assemblée générale.]
B. Opinion individuelle des membres suivants du Comité :
MM. Prafullachandra N. Bhaqwati, Marco T. Bruni Celli,
Fausto Pocar et Julio Prado Vallejo
Le développement de la jurisprudence du Comité, nous oblige en l'occurrence, à exprimer des vues dissidentes de celles de la majorité de ses membres. Dans plusieurs affaires, le Comité a décidé qu'une détention prolongée dans le quartier des condamnés à mort ne constitue pas en soi une violation de l'article 7 du Pacte, décision à laquelle nous avons pu souscrire eu égard aux circonstances propres à chacune d'elles.
Dans le cas d'espèce, le point de vue adopté par le Comité révèle toutefois, un manque de souplesse qui ne permet plus d'examiner les circonstances propres à chaque affaire en vue de déterminer si une détention prolongée dans le quartier des condamnés à mort constitue un traitement cruel, inhumain ou dégradant au sens de l'article 7 du Pacte. Chaque cas devant être apprécié séparément, nous nous dissocions du point de vue adopté par la majorité pour nous rallier à celui d'autres membres du Comité qui n'ont pas été en mesure d'accepter l'opinion de la majorité, et en particulier à l'opinion individuelle formulée par Mme Chanet.
P. Bhagwati M. Bruni Celli J. Prado Vallejo F. Pocar
[signé] [signé] [signé] [signé]
[Fait en anglais (version originale), et traduit en espagnol et en français. Paraîtra ultérieurement en arabe, en chinois et en russe dans le rapport annuel présenté par le Comité à l'Assemblée générale.]
C. Opinion individuelle de M. Francisco José Aguilar Urbina,
membre du Comité
L'opinion exprimée par la majorité sur la communication présentée par M. Errol Johnson contre la Jamaïque (No 588/1994) nous contraint à formuler une opinion dissidente. Le Comité des droits de l'homme a établi, dans sa jurisprudence, que le syndrome de l'antichambre de la mort ne constitue pas en soi une violation de l'article 7 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques. Il a, en maintes occasions, soutenu que le seul fait d'être condamné à mort ne constitue pas une peine ou un traitement cruel, inhumain ou dégradant. Dans certains cas, nous avons souscrit à cette affirmation en formulant la réserve - que nous souhaitons également exprimer clairement dans la présente opinion individuelle - que la peine de mort constitue en soi, à notre avis, une peine inhumaine, cruelle et dégradante.
Nous estimons que le Comité commet une erreur en cherchant à maintenir à tout prix sa jurisprudence sans préciser, analyser et apprécier au cas par cas les faits qui lui sont présentés. Dans le cas d'espèce (affaire : Johnson c. Jamaïque), le désir manifesté par le Comité des droits de l'homme d'être en accord avec sa jurisprudence, l'a conduit à établir que le temps passé dans l'antichambre de la mort n'est en aucun cas contraire à l'article 7 du Pacte.
La majorité semble, en effet, fonder son opinion sur le postulat que seul un revirement total de la jurisprudence du Comité pourrait permettre de décider qu'une détention d'une durée excessive dans le quartier des condamnés à mort pourrait constituer une violation de la disposition mentionnée. A l'appui de cette conclusion, elle avance divers arguments à savoir :
1. La peine de mort n'est pas interdite par le Pacte international relatif aux droits civils et politiques, même s'il en limite rigoureusement l'application;
2. La détention dans le "quartier des condamnés à mort" est un corollaire obligé de la condamnation à la peine de mort et quelque cruelle, inhumaine et dégradante qu'elle puisse paraître, elle ne saurait être considérée en soi comme une violation des articles 7 et 10 du Pacte;
3. La peine de mort, n'est certes pas interdite par le Pacte mais elle est évoquée en des termes qui montrent que son abolition est souhaitable;
4. Les dispositions du Pacte doivent s'interpréter à la lumière de l'objet et du but poursuivis et, étant donné que l'un des objets et des buts de cet instrument est de réduire le recours à la peine capitale, toute interprétation pouvant conduire un Etat à l'appliquer serait à éviter.
Sur la base de ces arguments, une majorité des membres du Comité des droits de l'homme est arrivée à certaines conclusions qui vont dans le sens d'une absence de violation des articles 7 et 10 du Pacte par l'Etat concerné à savoir :
1. Qu'un Etat qui exécuterait un condamné à mort après que celui-ci aurait passé un certain temps à attendre son exécution ne violerait pas les dispositions du Pacte alors que celui qui n'exécuterait pas le condamné les violerait. On pourrait en déduire que le temps passé dans le quartier des condamnés à mort ne poserait un problème que s'il était fixé un délai impératif au-delà duquel il y aurait violation du Pacte;
2. Faire du facteur temps un élément déterminant dans la constitution d'une violation de la norme conventionnelle reviendrait à envoyer aux Etats parties un message leur disant qu'ils doivent exécuter sans retard les condamnés à mort dès lors que la peine de mort a été prononcée;
3. Soutenir qu'une détention prolongée dans le quartier des condamnés à mort ne constitue pas en soi une violation des articles 7 et 10 du Pacte ne signifie pas que d'autres circonstances liées à la détention ne transforment pas celle-ci en une peine cruelle, inhumaine ou dégradante.
Si nous souscrivons certes aux arguments de la majorité, nous ne nous rallions en revanche qu'à la dernière de ses conclusions, son opinion étant à notre sens contestable :
1. Nous adhérons à l'idée que, bien que le Pacte international relatif aux droits civils et politiques n'interdise pas la peine de mort, il en restreint l'application de manière stricte;
2. Nous admettons également qu'étant donné que la peine capitale n'est pas prohibée, on ne saurait empêcher les Etats parties où elle existe encore à titre de châtiment de l'appliquer - dans les limites strictes qu'impose le Pacte - et que l'existence d'un "quartier des condamnés à mort" (en d'autres termes le délai qui s'écoule entre le moment où la peine capitale est prononcée et celui où le condamné est exécuté) est partant inévitable;
3. Il est par ailleurs certain, à notre avis, que le Pacte indique que l'abolition de la peine de mort est souhaitable;
4. En aucun cas, nous ne pourrions nier que les dispositions du Pacte doivent s'interpréter à la lumière de l'objet et du but de cet instrument. Néanmoins, quoique nous admettions qu'un des objets et buts du Pacte est la réduction de l'utilisation de la peine capitale, nous estimons que celle-ci découle précisément d'un objectif plus vaste : réduire le nombre de crimes emportant la peine de mort et à terme abolir ce châtiment.
En ce qui concerne la présente communication - et toutes celles, nombreuses, dont a fait l'objet la Jamaïque durant la décennie écoulée - il est déplorable que, par son refus de s'acquitter, dix ans durant, de l'obligation que lui impose l'article 40 du Pacte, l'Etat partie n'ait pas permis au Comité des droits de l'homme de se prononcer, lors de l'examen des rapports, sur l'application de la peine de mort par la Jamaïque / La Jamaïque aurait dû présenter son deuxième rapport périodique le 1er août 1986 et son troisième en août 1991./. Il s'ensuit que, pendant 15 ans, le Comité des droits de l'homme n'a pu examiner la question de savoir si les condamnations à mort prononcées dans ce pays respectaient les limites strictes qu'impose le Pacte.
Quoi qu'il en soit, nous ne pouvons adhérer à la conclusion à laquelle aboutit la majorité, pour laquelle il est préférable que le condamné supporte sa détention dans le quartier des condamnés à mort, quelle qu'en soit la durée. Les arguments de la majorité sont, en tout état de cause, subjectifs et ne traduisent pas une analyse objective des dispositions conventionnelles.
D'une part, la majorité pose comme postulat fondamental que l'attente est préférable à l'exécution. Ce raisonnement n'est pas applicable au cas d'espèce car, comme nous l'avons dit plus haut, des communications comme celles dont il est question ici ne peuvent être traitées que dans le contexte dans lequel elles se situent, c'est-à-dire uniquement au cas par cas.
D'autre part, la thèse que soutient la majorité est empreinte de subjectivité. Il s'agit d'une analyse du comportement humain qui exprime le sentiment des membres du Comité mais qui ne peut s'appliquer telle quelle. Ainsi, il n'y aurait rien d'étonnant à ce qu'un condamné à mort atteint d'une maladie en phase terminale ou d'une affection dégénérative préfère l'exécution à l'attente dans le quartier des condamnés à mort. Il arrive qu'un individu commette un crime dans l'intention d'être condamné à mort; pour ces personnes, chaque jour passé dans le quartier des condamnés à mort constitue une véritable torture.
5. Nous ne pouvons pas non plus souscrire à l'idée que si l'on établissait, dans le cas d'espèce, que le temps excessif passé par M. Errol Johnson dans le quartier des condamnés à mort constitue une violation du Pacte, on enverrait aux Etats parties un "message" leur disant qu'ils doivent exécuter en toute hâte tous les condamnés à mort. Nous nous trouvons ici à nouveau devant une appréciation subjective de la majorité qui ne constitue pas une analyse juridique mais est l'expression du sentiment de ses membres. A cela s'ajoute une autre difficulté, à savoir que celle-ci définit à priori ce que sera la conduite des Etats parties.
Nous déplorons également, à ce propos, que l'Etat partie n'ait pas permis au Comité de s'enquérir de sa position sur la peine de mort. Or, c'est là précisément une des raisons qui nous conduit à nous écarter de l'opinion majoritaire :
a. Nous ne croyons pas que l'on puisse dire quel sera le comportement d'un Etat qui a refusé de s'acquitter de façon répétée des obligations découlant pour lui de l'article 40 (présentation des rapports périodiques) dès lors que le Comité n'a pu en débattre avec les autorités de ce pays;
b. En fin de compte, cette situation profite à un Etat qui, pendant une décennie au moins, a refusé de s'acquitter de ses obligations conventionnelles : le bénéfice du doute lui est accordé pour un comportement sur lequel il aurait dû s'expliquer dans le cadre de la procédure prévue à l'article 40.
Il n'incombe pas au Comité de déterminer ce qui serait préférable dans des cas analogues à celui-ci. Il ne lui revient pas non plus d'en faire un simple cas hypothétique afin de provoquer tel ou tel comportement chez de quelconques fonctionnaires de l'Etat. Seuls doivent être pris en considération les faits concrets en rapport avec l'emprisonnement de M. Johnson.
Qui plus est, toute décision relative à la présente communication doit se placer sur un plan strictement juridique. Incontestablement, la certitude de la mort constitue une torture pour la plupart des personnes; les condamnés à mort se trouveraient, eux aussi majoritairement, dans une situation analogue. Bien que d'un point de vue philosophique, nous soutenions que la peine de mort et, par conséquent, ses corollaires (la condamnation et l'attente de l'exécution), constituent des peines inhumaines, cruelles et dégradantes, nous devons nous demander si ces faits - et, dans le cas d'espèce, le syndrome de l'antichambre de la mort - constituent des violations du Pacte international relatif aux droits civils et politiques.
Quoi qu'il en soit, le Pacte n'interdit pas la peine de mort. On ne peut donc soutenir que le syndrome de l'antichambre de la mort constitue en soi un traitement cruel, inhumain ou dégradant. On ne peut pas non plus interdire l'application de la peine capitale.
Néanmoins, tout Etat partie doit réduire au minimum la torture psychologique qui accompagne l'attente de l'exécution. En d'autres termes, il doit s'engager à réduire au strict nécessaire les souffrances que doivent endurer ceux qui attendent d'être exécutés.
Il faut donc garantir :
1. Que la procédure judiciaire à l'issue de laquelle est établie la culpabilité de celui qui est condamné à mort répond à toutes les exigences prévues à l'article 14 du Pacte;
2. Que toutes les voies de recours peuvent être réellement exercées par l'intéressé avant que sa culpabilité ne soit établie sans l'ombre d'un doute;
3. Que des délais raisonnables régissent l'exercice de ces voies de recours et leur examen par des tribunaux indépendants;
4. Que la sentence ne soit pas exécutée avant épuisement de l'ultime voie de recours ouverte à l'intéressé et avant que la condamnation à mort ait acquis force de chose jugée;
5. Que le condamné en attente d'exécution soit à tout moment traité avec humanité, en d'autres termes qu'on ne lui inflige pas inutilement la torture que constitue l'attente de la mort.
Il incombe donc au Comité des droits de l'homme de veiller à ce que l'exécution de la sentence ne viole pas les dispositions du Pacte international relatif aux droits civils et politiques. Aussi insistons-nous sur le fait que le Comité doit nécessairement apprécier les circonstances au cas par cas. Il doit établir comment le condamné est traité - du point de vue tant psychologique que physique - afin de déterminer si le comportement des autorités de l'Etat satisfait aux dispositions des articles 7 et 10 du Pacte.
Le Comité doit donc, compte tenu de la législation, des actes et du comportement de l'Etat ainsi que du traitement réservé au condamné à mort, établir si le délai qui s'écoule entre le moment où une condamnation à mort devient définitive et celui où la sentence est exécutée revêt un caractère raisonnable ne comportant pas de violation du Pacte. Telle est la marge d'appréciation dont dispose le Comité des droits de l'homme pour déterminer si les dispositions du Pacte international relatif aux droits civils et politiques sont respectées ou au contraire violées.