Présentée par : Cornelis Hoofdman (représenté par M. L.J.L. Heukels,
avocat à Haarlem)
Au nom de : L'auteur
État partie : Pays-Bas
Date de la communication : 26 mai 1994
Le Comité des droits de l'homme, institué en vertu de l'article
28 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques,
Réuni le 3 novembre 1998,
Ayant achevé l'examen de la communication No 602/1994 présentée
par M. Cornelis Hoofdman en vertu du Protocole facultatif se rapportant
au Pacte international relatif aux droits civils et politiques,
Ayant tenu compte de toutes les informations écrites qui lui
ont été communiquées par l'auteur de la communication, son conseil et
l'État partie,
Adopte ce qui suit :
Constatations au titre du paragraphe 4 de l'article 5
du Protocole facultatif
1. L'auteur de la communication est Cornelis P. Hoofdman, citoyen néerlandais
né en 1952. Il se déclare victime de violations, par les Pays-Bas, de
l'article 26 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques,
du droit au respect de sa vie privée et de sa vie de famille et du droit
à ce que sa cause soit entendue équitablement, droits qui sont protégés
par le paragraphe 1 de l'article 6 et l'article 8 de la Convention européenne
de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales. Il
est représenté par M. L.J.L. Heukels, avocat à Haarlem.
Rappel des faits présentés par l'auteur
2.1 L'auteur et son amie ont vécu en concubinage depuis le mois de janvier
1986 jusqu'au décès de celle-ci, le 14 février 1991. Le 26 février 1991,
l'auteur a déposé une demande de pension ou d'allocations temporaires
au titre de la loi générale sur les veuves et les orphelins (Algemene
Weduwen- en Wezenwet) (AWW). Le 26 avril 1991, le service de la sécurité
sociale (Sociale Verzekeringsbank) (SVB), qui est chargé de l'application
de la loi, a rejeté la demande de l'auteur au motif qu'il n'avait pas
été marié et ne remplissait donc pas les conditions prévues par la loi.
La décision était fondée sur les articles 8 et 13 de la loi, en vertu
desquels la pension ou les allocations temporaires ne sont versées qu'à
la veuve ou au veuf du conjoint (assuré).
2.2 Le 12 mai 1991, l'auteur a fait appel de cette décision devant la
Commission de recours (Raad van Beroep), faisant valoir que la
distinction faite par le service de la sécurité sociale entre les personnes
mariées et les concubins pour ce qui est du droit à une pension au titre
de la loi constituait une discrimination interdite au sens de l'article
26 du Pacte. Le 2 décembre 1991, le Président de la Commission de recours,
se référant à une décision prise le 28 février 1990 dans une affaire semblable
par la plus haute juridiction compétente en matière de sécurité sociale,
la Commission centrale de recours (Centrale Raad van Beroep) (CRvB),
a jugé que l'appel n'était pas fondé.
2.3 Dans cette décision (qui concernait aussi la loi générale sur les
veuves et les orphelins), la Commission centrale de recours a fait observer
que suite aux constatations du Comité au sujet de la communication No
180/1984 (Danning c. Pays-Bas) 1/, elle avait déjà
établi, dans des affaires se rapportant à la loi sur les prestations de
l'assurance maladie, que la distinction faite entre les personnes mariées
et les concubins, en vertu de la législation néerlandaise sur la sécurité
sociale, ne constituait pas une discrimination interdite au sens de l'article
26 du Pacte. Selon la Commission centrale de recours, les moeurs et les
attitudes de l'époque (1987) dans le domaine du mariage et du concubinage
n'avaient pas changé à tel point que l'on puisse conclure que la restriction
prévue dans la loi générale sur les veuves et les orphelins était contraire
à l'article 26 du Pacte. À cet égard, la Commission centrale de recours
a noté que si, compte tenu de la récente révision du régime de la sécurité
sociale, le législateur avait introduit le principe de l'égalité de traitement
des couples mariés et non mariés vivant ensemble, cela ne signifiait pas
forcément que la restriction maintenue dans la loi générale sur les veuves
et les orphelins (selon laquelle seul le veuf ou la veuve du conjoint
assuré a droit à une pension ou à des allocations temporaires) constituait
une distinction interdite selon l'article 26 du Pacte. La Commission a
ajouté que même si la question d'une discrimination ne se posait pas,
rien n'empêchait bien entendu le Gouvernement néerlandais de faire tout
son possible pour assurer l'égalité de traitement entre les personnes
mariées et les concubins.
2.4 Le 24 décembre 1991, l'auteur a fait appel de la décision du 2 décembre
1991 devant la Commission de recours réunie en assemblée plénière. Il
a fait valoir que dans l'autre affaire, la Commission centrale de recours
avait adopté ses conclusions compte tenu des moeurs et des attitudes dans
le domaine du mariage et du concubinage qui existaient en 1987, mais qu'elle
n'avait pas exclu la possibilité d'une évolution de la situation dans
un proche avenir, auquel cas le refus d'accorder aux concubins des allocations
au titre de la loi générale sur les veuves et les orphelins constituerait
une discrimination interdite au sens de l'article 26 du Pacte. L'auteur
a signalé que la date qu'il convenait de retenir dans son cas était le
14 février 1991, date du décès de son amie, et il a affirmé que les moeurs
et les attitudes de la société dans le domaine du mariage et du concubinage
avaient alors changé.
2.5 À cet égard, l'auteur fait référence aux passages suivants du Mémoire
explicatif accompagnant le nouveau projet de loi générale sur la famille
(décès) (Algemene Nabestaanden Wet) (ANW), qui a été examiné par
la Chambre basse en 1990-1991 :
- "La loi générale sur les veuves et les orphelins doit être révisée.
Les changements qui se sont produits dans la société depuis l'entrée en
vigueur [de la loi] en 1959 justifient cette conclusion";
- "Une troisième raison de réviser la loi générale sur les veuves
et les orphelins est la volonté de garantir l'égalité de traitement des
couples mariés et des couples vivant en concubinage. La révision de la
loi devrait concrétiser l'objectif [...] qui est de ne pas faire de distinction
entre les diverses formes de cohabitation";
- "[...] Si la loi générale sur la famille ne garantit pas l'égalité
de traitement des personnes mariées et des concubins, cela aboutira à
des absurdités dans le régime de la sécurité sociale. Si le projet de
loi est rejeté, des situations injustifiables pourraient se produire.
C'est également dans cette perspective que le Gouvernement considère que
l'égalité de traitement entre les personnes mariées et les concubins doit
être garantie dans la loi générale sur la famille".
Selon l'auteur, le projet de loi générale sur la famille et le point
de vue exprimé par le gouvernement dans le Mémoire explicatif montraient
que les moeurs et les attitudes de la société dans le domaine du mariage
et du concubinage avaient changé en 1991 par rapport à 1987.
2.6 Le 26 mai 1992, la Commission de recours a rejeté l'appel de l'auteur,
en se référant à une décision rendue le 16 octobre 1991 par la Commission
centrale de recours; dans cette affaire, la Commission centrale avait
établi qu'en octobre 1991, la restriction contenue dans la loi générale
sur les veuves et les orphelins selon laquelle seul le veuf ou la veuve
avait droit à des allocations au titre de la loi ne constituait pas encore
une discrimination interdite au sens de l'article 26 du Pacte. La Commission
de recours en a donc conclu que le même argument pouvait être invoqué
dans le cas de l'auteur et que le projet de loi générale sur la famille
ne modifiait en rien la situation.
2.7 Le 29 juin 1992, l'auteur a saisi la Commission centrale de recours.
Il a fait valoir que selon la jurisprudence de la Commission, la date
du décès de la personne avec laquelle le demandeur vivait était importante
pour savoir si la différence de traitement, au titre de la loi générale
sur les veuves et les orphelins, entre les personnes mariées et les concubins
constituait une discrimination interdite au sens de l'article 26 du Pacte
et que c'était donc par rapport à cette date qu'il fallait examiner si
des changements s'étaient produits dans les moeurs et l'attitude de la
société à l'égard du mariage et du concubinage. L'auteur a fait observer
que la Commission centrale de recours avait rendu sa décision du 16 octobre
1991 comme suite à une demande de prestations au titre de la loi générale
sur les veuves et les orphelins, concernant un décès survenu le 6 février
1988; il a fait valoir que si l'on pouvait encore se demander en 1988
si les moeurs et les attitudes de la société avaient réellement changé,
cette question ne faisait plus de doute en 1991, année où le projet de
loi générale sur la famille, énonçant le principe de l'égalité de traitement
entre les personnes mariées et les concubins, avait été déposé à la Chambre
basse; le fait que la loi n'était pas encore entrée en vigueur n'entrait
pas en ligne de compte.
2.8 Le 17 juin 1993, la Commission centrale de recours a confirmé la
décision rendue le 26 mai 1992 par la Commission de recours. Elle s'est
référée à sa jurisprudence en la matière (notamment à une décision rendue
le 24 mai 1993) et a fait observer qu'elle avait déjà établi qu'il appartenait
au législateur d'indiquer dans quelles situations un concubin avait droit
à une pension ou à des prestations après le décès de la personne avec
laquelle il vivait et qu'elle considérait qu'il était inopportun d'intervenir
au sujet du projet de loi (c'est-à-dire la loi générale sur la famille).
L'auteur affirme qu'ainsi tous les recours internes ont été épuisés.
Teneur de la plainte
3.1 L'auteur déclare que sa vie privée et sa vie de famille n'ont pas
été respectées car il n'a pas été admis au bénéfice des allocations prévues
par la loi générale sur les veuves et les orphelins pour la simple raison
qu'il n'était pas marié. Il fait observer que plusieurs autres lois sur
la sécurité sociale ne font pas de distinction entre les couples vivant
en concubinage et les couples mariés et que lui-même et sa compagne remplissaient
les conditions prévues dans ces lois (logement commun et contribution
commune aux dépenses du ménage). À cet égard, il déclare que lui-même
et sa compagne étaient au chômage et touchaient des allocations tout comme
un "couple marié", en vertu de la loi applicable. Toutefois,
pour être admis au bénéfice des allocations prévues par la loi générale
sur les veuves et les orphelins, il aurait dû être marié; selon l'auteur,
un tel système artificiel constitue une immixtion arbitraire dans sa vie
privée.
3.2 L'auteur rappelle les arguments qu'il a invoqués devant la Commission
de recours et la Commission centrale de recours; il souligne à nouveau
que les moeurs et les attitudes de la société dans le domaine du mariage
et du concubinage ont changé et il affirme que l'inégalité de traitement
dans le cadre de la loi générale sur les veuves et les orphelins entre
les couples mariés et les couples non mariés vivant sous un même toit
constitue une discrimination interdite au sens de l'article 26 du Pacte.
3.3 L'auteur ajoute que sa cause n'a pas été entendue équitablement en
ce qui concerne son droit à une pension, en raison du caractère discriminatoire
de la loi appliquée.
3.4 Il est précisé que la même question n'a pas été soumise à la Commission
européenne des droits de l'homme.
Observations de l'État partie et commentaires de l'auteur
4. Dans ses observations du 30 août 1995, l'État partie ne soulève aucune
objection à la recevabilité de l'allégation de violation de l'article
26 du Pacte. En ce qui concerne les allégations faites par l'auteur au
titre des articles 6 et 8 de la Convention européenne en revanche, il
note qu'elles portent sur une convention autre que le Pacte et, de plus,
que l'auteur ne les a pas présentées devant les tribunaux néerlandais.
En conséquence, l'État partie estime que cette partie de la communication
est irrecevable.
5. Dans ses commentaires sur les observations de l'État partie, l'auteur
déclare que les allégations qu'il a faites au titre des articles 6 et
8 de la Convention européenne doivent être rapprochées de celle qu'il
a faite au titre de l'article 26 du Pacte et doivent donc être considérées
comme recevables.
Décision du Comité concernant la recevabilité
6.1 À sa cinquante-septième session, le Comité a examiné la question
de la recevabilité de la communication. Il a noté que l'État partie n'avait
soulevé aucune objection à la recevabilité de l'allégation de l'auteur
au titre de l'article 26 du Pacte. Le Comité a estimé que la question
de savoir si la différence de traitement dont l'auteur avait été l'objet
du fait de sa situation de famille était excessive ou arbitraire, devait
être examinée quant au fond eu égard aux obligations qui incombent à l'État
partie en vertu de l'article 26 rapproché du paragraphe 1 de l'article
23 du Pacte. Il a invité l'État partie à expliquer sur quelle base il
avait établi une distinction et à préciser quelles étaient, pour la période
à considérer, les différentes obligations et les différents avantages
prévus par la loi pour les couples mariés et les couples non mariés.
6.2 Le Comité a pris note des objections formulées par l'État partie
quant à la recevabilité des allégations de l'auteur affirmant que sa cause
n'avait pas été entendue équitablement et qu'il avait été victime d'immixtion
dans sa vie privée et dans sa vie de famille. Le Comité a fait observer
toutefois que le paragraphe 1 de l'article 6 et l'article 8 de la Convention
européenne sont semblables, sur le fond, au paragraphe 1 de l'article
14 et à l'article 17 du Pacte. Il a rappelé que, si les auteurs devaient
invoquer les droits sur lesquels porte le Pacte, ils n'étaient pas tenus
par contre, aux fins du Protocole facultatif, de se référer spécifiquement
à tel ou tel article du Pacte.
6.3 L'auteur affirmait que la différence de traitement entre les couples
mariés et les couples vivant en concubinage, prévue par la loi générale
sur les veuves et les orphelins, constituait une violation du droit au
respect de sa vie privée et de sa vie de famille. Le Comité a noté que
les informations dont il disposait montraient que l'État partie n'était,
à aucun moment, intervenu dans la décision de l'auteur de cohabiter avec
son amie sans l'épouser et que l'auteur était libre de se marier ou non.
Le fait qu'une décision prise en toute liberté par une personne concernant
sa vie privée pût avoir certaines conséquences juridiques dans le domaine
de la sécurité sociale ne pouvait être considéré comme une immixtion arbitraire
ou illégale de l'État partie en violation de l'article 17 du Pacte. En
conséquence, cette partie de la communication était irrecevable en vertu
de l'article 3 du Protocole facultatif car elle était incompatible avec
les dispositions du Pacte.
6.4 En ce qui concerne l'inéquité avec laquelle sa cause aurait été entendue
pour déterminer son droit à une pension, le Comité a noté que l'auteur
n'avait pas, aux fins de la recevabilité de sa communication, fourni de
renseignements étayant ses allégations. Cette partie de la communication
était donc irrecevable selon l'article 2 du Protocole facultatif.
7. En conséquence, le 3 juillet 1996, le Comité a décidé que la communication
était recevable dans la mesure où elle pouvait soulever des questions
au titre de l'article 26 du Pacte, lu conjointement avec le paragraphe
1 de l'article 23.
Réponse de l'État partie sur le fond et commentaires de l'auteur
8.1 Dans sa réponse datée du 6 février 1997, l'État partie renvoie à
la décision du Comité au sujet de la communication No 180/1984 (Danning
c. les Pays-Bas). Il explique qu'aux Pays-Bas, le mariage entraîne
certaines conséquences juridiques qui ne s'appliquent pas aux concubins.
Ces derniers sont libres de choisir de se marier ou non; s'ils se marient,
ils deviennent assujettis à une législation différente. Le Code civil
néerlandais contient de nombreuses dispositions applicables uniquement
aux couples mariés. Par exemple, une personne mariée est tenue de subvenir
aux besoins de son conjoint/de sa conjointe, qui est conjointement responsable
des dettes de la communauté; une personne mariée a besoin de l'autorisation
de son conjoint/de sa conjointe pour prendre certaines initiatives. Le
droit matrimonial définit également les droits et les obligations en cas
de divorce. De même, le droit successoral établit une distinction entre
les couples mariés et les couples non mariés. Selon l'État partie, la
situation juridique sur laquelle était fondée la décision du Comité dans
l'affaire Danning restait inchangée en 1991, année au cours de laquelle
l'auteur avait demandé à bénéficier d'une prestation au titre de la loi
générale sur les veuves et les orphelins.
8.2 L'État partie explique que la loi générale sur les veuves et les
orphelins, qui a été en vigueur jusqu'au 1er juillet 1996, reflétait les
dispositions du Code civil. En vertu de cette loi, tout assuré ayant un
revenu versait des cotisations et le risque de décès n'était couvert qu'aussi
longtemps que le conjoint dont le décès ouvrait droit à pension restait
assuré. La loi générale sur les veuves et les orphelins, qui était entrée
en vigueur le 1er octobre 1959, visait à assurer un revenu minimum à la
veuve d'un assuré dont on pouvait penser qu'elle n'était pas en mesure
de subvenir à ses besoins avec ses revenus propres. Pour être admise au
bénéfice d'une pension, la veuve, au moment du décès de son conjoint devait
satisfaire aux conditions suivantes : a) avoir un enfant non marié, ou
b) être enceinte, ou c) être dans l'incapacité de travailler, ou d) être
âgée de 40 ans ou plus. Si aucune de ces conditions n'était remplie, la
veuve avait droit à une allocation temporaire.
8.3 Le 7 décembre 1988, la Commission centrale de recours a décidé que
limiter les prestations au titre de la loi générale sur les veuves et
les orphelins aux veuves était incompatible avec l'article 26 du Pacte
et, depuis lors, les veufs ont droit à une prestation aux mêmes conditions
que les veuves, en attendant qu'une nouvelle législation soit adoptée.
8.4 L'État partie fait valoir qu'il subsiste de nombreuses différences
d'ordre juridique entre le mariage et le concubinage, que l'égalité de
traitement ne va nullement de soi et qu'elle ne saurait être revendiquée
simplement en invoquant une évolution du climat social. L'État partie
n'accepte pas que le fait qu'il soit disposé à incorporer dans la législation
l'égalité de traitement entre couples mariés et couples vivant en concubinage
implique qu'il soit obligé de traiter ces deux groupes sur un pied d'égalité
en l'absence de dispositions législatives à cet effet ou avant que de
telles dispositions soient adoptées.
8.5 À cet égard, l'État partie renvoie également à ses observations au
sujet de la communication No 395/1990 (Sprenger c. les Pays-Bas)
2/ et souligne qu'il n'a jamais pris de décision générale d'abolir
la distinction de statut juridique entre couples mariés et couples non
mariés. En tout état de cause, en entreprenant un vaste programme de législation,
l'État partie tient compte de l'évolution des attitudes de la société
en la matière et cherche à introduire progressivement l'égalité de traitement
dans les lois pertinentes. Il souligne cependant que chaque loi est examinée
séparément pour voir s'il y a lieu de la modifier. L'État partie estime
que même si l'égalité de traitement des couples mariés et non mariés a
été introduite dans la législation fiscale en 1983 et dans certains régimes
d'assurance sociale et d'aide sociale en 1987 et 1988, cela ne signifie
pas que le droit à l'égalité de traitement puisse être invoqué en ce qui
concerne d'autres textes législatifs sans avoir été concrétisé par la
loi. En l'occurrence, l'État partie s'associe à l'opinion individuelle
de MM. Ando, Herndl et Ndiaye dans la décision Sprenger, selon laquelle
l'article 26 doit être considéré comme un engagement général des États
parties au Pacte de réexaminer périodiquement leur législation afin de
s'assurer qu'elle correspond à l'évolution des besoins de la société.
8.6 En l'espèce, la Commission centrale de recours a estimé qu'il appartenait
au législateur de décider si les couples mariés et les concubins devaient
être traités de la même manière aux fins des pensions de veuf (veuve).
8.7 En ce qui concerne l'argument de l'auteur selon lequel lui et sa
compagne touchaient une allocation de chômage tout comme un couple marié,
l'État partie explique que cette allocation au titre de la réglementation
sur l'aide aux chômeurs (RWW) n'était pas une prestation d'assurance sociale
mais d'aide sociale, destinée à assurer la subsistance de personnes n'ayant
aucun autre revenu. Cette allocation est accordée aux personnes qui n'ont
aucun revenu ou dont le revenu est inférieur au minimum fixé par le Gouvernement.
Elle est financée sur les fonds publics et son montant dépend de la situation
concrète et est subordonné à un critère de ressources. Les couples mariés,
les couples non mariés et les célibataires vivant sous le même toit ont
moins de frais et touchent donc une allocation réduite.
8.8 L'État partie fait état de sa nouvelle législation, la loi sur les
personnes à charge survivantes, qui est entrée en vigueur le 1er juillet
1996. Cette loi établit les prestations auxquelles ont droit les personnes
à charge survivantes qui a) ont un enfant non marié de moins de 18 ans
qui n'appartient pas au foyer d'une autre personne, ou b) sont dans l'incapacité
de travailler, ou c) sont nées avant le 1er janvier 1950. Ces prestations
sont subordonnées à un critère de ressources. L'État partie fait observer
que l'auteur n'a pas droit à une pension au titre de la nouvelle législation
car il ne remplit aucune des conditions énoncées dans celle-ci.
8.9 Dans cet ordre d'idées, l'État partie fait observer que la durée
du débat auquel a donné lieu la nouvelle législation (le projet de loi
avait été déposé le 12 mars 1991) et les problèmes rencontrés témoignent
qu'il n'est nullement évident que les personnes mariées et non mariées
doivent être traitées à égalité, hors du cadre d'un programme législatif
vaste et mûrement pesé.
9. Dans ses commentaires sur la réponse de l'État partie, l'avocat note
que l'État partie fournit des informations générales sur la distinction
entre couples mariés et couples non mariés, mais n'explique pas les raisons
spécifiques pour lesquelles cette distinction est faite dans la loi générale
sur les veuves et les orphelins. Il ajoute que l'auteur avait l'obligation
de verser des cotisations en vertu de cette loi tout comme une personne
mariée, mais qu'il n'a pas établi le droit de bénéficier au même titre
qu'une personne mariée des avantages prévus par la loi. Ceci constitue,
selon l'avocat, une discrimination au sens de l'article 26.
10.1 Dans une nouvelle réponse, datée du 16 mars 1998, l'État partie
explique que la loi générale sur les veuves et les orphelins institue
un régime d'assurance national (AWW) qui s'applique à tout habitant des
Pays-Bas âgé de plus de 15 ans. Les pensions versées à ce titre sont financées
par les cotisations des assurés, lesquelles sont fonction du niveau de
ressources, le taux de cotisation étant le même pour tous. L'État partie
souligne que la situation matrimoniale de l'assuré n'entre absolument
pas en ligne de compte dans le calcul de sa cotisation. L'État partie
conclut qu'il n'existe aucune inégalité de traitement selon la situation
matrimoniale entre les personnes assurées au titre de la loi générale
sur les veuves et les orphelins.
10.2 L'État partie explique en outre que la loi générale sur les veuves
et les orphelins établit une distinction entre les pensions qu'elle institue
et les allocations temporaires. La pension AWW est une prestation de longue
durée qui est accordée jusqu'à ce que l'intéressé atteigne l'âge de 65
ans. L'allocation temporaire est une prestation de courte durée accordée
pour un maximum de 19 mois et réservée aux veuves ou aux veufs qui n'ont
pas d'enfant non marié, qui ne sont pas dans l'incapacité de travailler
et qui n'ont pas encore atteint l'âge de 40 ans, ainsi qu'aux veuves qui
ne sont pas enceintes. Selon l'État partie, ces personnes sont réputées
capables de subvenir à leurs propres besoins et ne peuvent donc prétendre
à une pension AWW, mais une allocation temporaire leur est accordée afin
de leur donner le temps de s'adapter à la situation.
Délibérations du Comité
11.1 Le Comité des droits de l'homme a examiné la présente communication
en tenant compte de toutes les informations qui lui avaient été soumises
par les parties, comme il y est tenu par le paragraphe 1 de l'article
5 du Protocole facultatif.
11.2 Le Comité doit déterminer si l'auteur est victime d'une violation
de l'article 26 du Pacte étant donné qu'il n'a pas été admis au bénéfice
d'une pension de veuf au motif de sa situation matrimoniale. Le Comité
note que, selon les informations dont il dispose, il semble que, même
si l'auteur avait été marié à sa compagne au lieu de vivre en concubinage
avec elle, il n'aurait pu prétendre à une pension au titre de la loi générale
sur les veuves et les orphelins étant donné qu'il était âgé de moins de
40 ans, n'était pas dans l'incapacité de travailler et n'avait pas d'enfant
non marié dont il devait s'occuper. Le Comité n'a donc à se prononcer
que sur le droit à une allocation temporaire.
11.3 L'auteur a affirmé qu'il versait des cotisations au titre de la
loi générale sur les veuves et les orphelins comme s'il était marié et
que le fait de ne pas lui accorder les mêmes droits à prestation qu'à
une personne mariée constitue donc un traitement inégal, en violation
de l'article 26 du Pacte. L'État partie a réfuté cet argument et a déclaré
que les cotisations au titre de la loi générale sur les veuves et les
orphelins étaient les mêmes pour les personnes mariées et pour les personnes
non mariées. L'État partie a également expliqué que cette loi instituait
un régime d'assurance national, auquel cotisaient tous les résidents néerlandais
ayant un revenu et qui prévoyait des prestations auxquelles pouvaient
prétendre, entre autres catégories de personnes, les personnes mariées
dont le conjoint était décédé.
11.4 Le Comité rappelle sa jurisprudence selon laquelle toute distinction
ne constitue pas nécessairement une discrimination interdite au sens du
Pacte, pour autant qu'elle repose sur des critères raisonnables et objectifs.
L'État partie a soutenu - et l'auteur ne l'a pas contesté - que les couples
mariés et non mariés sont encore assujettis à des lois et réglementations
différentes. Le Comité fait observer que la décision d'acquérir un statut
juridique par le mariage, qui selon la législation néerlandaise entraîne
certains avantages et certains devoirs et responsabilités, appartient
aux seuls concubins. En choisissant de ne pas contracter mariage, l'auteur
n'a pas, au regard de la loi, assumé l'intégralité des devoirs et responsabilités
incombant aux personnes mariées. En conséquence, il ne reçoit pas tous
les avantages prévus par la loi en faveur des personnes mariées. Le Comité
conclut que cette différenciation ne constitue pas une discrimination
au sens de l'article 26 du Pacte 3/.
12. Le Comité des droits de l'homme, agissant en vertu du paragraphe
4 de l'article 5 du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international
relatif aux droits civils et politiques, estime que les faits dont il
est saisi font apparaître des violations de l'article 26 du Pacte.
_____________
* Les membres du Comité dont les noms suivent ont participé à l'examen
de la présente communication : M. Nisuke Ando, M. Prafullachandra N. Bhagwati,
M. Th. Buergenthal, Lord Colville, M. Omran El Shafei, Mme Elizabeth Evatt,
M. Eckart Klein, M. David Kretzmer, Mme Cecilia Medina Quiroga, M. Martin
Scheinin, M. Roman Wieruszewski, M. Maxwell Yalden et M. Abdallah Zakhia.
** Le texte d'une opinion individuelle signé par un membre du Comité,
Mme Elizabeth Evatt, est joint en annexe au présent document.
[Adopté en anglais (version originale), en espagnol et en français. Paraîtra
ultérieurement en arabe, en chinois et en russe dans le rapport annuel
présenté par le Comité à l'Assemblée générale.]
Opinion individuelle de Mme Elizabeth Evatt (concordante)
Si j'accepte la décision prise par le Comité dans cette affaire, je
voudrais toutefois souligner que, dans certains cas, l'État partie a accepté
que des cohabitants soient considérés comme formant une cellule familiale.
C'est un élément dont il convient de tenir compte en examinant la question
de savoir si les motifs invoqués pour justifier le maintien d'une distinction
entre couples mariés et cohabitants sont raisonnables et objectifs pour
ce qui est de l'allocation dont il est question ici. Je ne trouve les
arguments de l'État partie fondés sur les conséquences juridiques du droit
matrimonial et du droit successoral ni convaincants ni particulièrement
pertinents pour ce qui est de l'octroi d'une allocation temporaire destinée
à atténuer les conséquences de la perte d'un partenaire par décès. Pour
que des distinctions entre différents groupes familiaux puissent être
considérées comme étant raisonnables et objectives, il faudrait qu'elles
soient cohérentes et qu'elles tiennent compte de la réalité sociale.
Elizabeth Evatt (Signé)
1/ Constatations adoptées par le Comité le 9 avril 1987, à sa vingt-neuvième
session.
2/ Constatations adoptées par le Comité le 31 mars 1992.
3/ Voir également les constatations du Comité au sujet de la
communication No 180/1984, Danning c. les Pays-Bas, adoptées
le 9 avril 1987.