Présentée par : Clement Francis (représenté par un conseil)
Au nom de : L'auteur
Etat partie : Jamaïque
Le Comité des droits de l'homme, institué conformément à l'article
28 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques,
Réuni le 25 juillet 1995,
Ayant achevé l'examen de la communication No 606/1994 présentée
au Comité des droits de l'homme par M. Clement Francis en vertu du Protocole
facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils
et politiques,
Ayant tenu compte de toutes les informations écrites qui lui
ont été transmises par l'auteur de la communication, son conseil et l'Etat
partie,
Adopte les constatations suivantes au titre du paragraphe 4 de
l'article 5 du Protocole facultatif.
1. L'auteur de la communication est Clement Francis, citoyen jamaïquain
actuellement détenu au pénitencier général de Kingston (Jamaïque). Il
se déclare victime de violations par la Jamaïque des articles 6 et 7 du
paragraphe 1 de l'article 10 et des paragraphes 3 c), 3 d) et 5 de l'article
14 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques. Il
est représenté par un conseil.
2. L'auteur a déjà présenté une communication au Comité, qui l'avait
déclarée irrecevable au motif de non-épuisement des recours internes,
car il ressortait des informations dont il était saisi que l'auteur n'avait
pas présenté de demande d'autorisation spéciale de recours devant la section
judiciaire du Conseil privé / Communication No 382/1989, déclarée
irrecevable le 28 juillet 1992, à la quarante-cinquième session du Comité..
Il avait précisé dans sa décision qu'il pourrait reconsidérer la question
de la recevabilité conformément au paragraphe 2 de l'article 92 de son
règlement intérieur. Le 23 juillet 1992, l'auteur a été débouté de sa
demande d'autorisation spéciale de recours devant la section judiciaire
du Conseil privé. On considère donc que tous les recours internes se trouvent
épuisés.
Rappel des faits
3.1 Le 22 février 1980, l'auteur a été arrêté et inculpé du meurtre d'un
certain A.A. Le 26 janvier 1981, il a été reconnu coupable des faits qui
lui étaient reprochés et condamné à mort par la Home Circuit Court
de Kingston (Jamaïque).
3.2 La cour d'appel de la Jamaïque l'a débouté le 18 novembre 1981; le
17 octobre 1987, une notification du jugement oral par la cour a été présentée
mais aucun arrêt écrit n'a été publié. D'après cette note, communiquée
par un juge de la cour d'appel, les avocats de M. Francis avaient souligné
devant la cour l'absence de motifs qui leur auraient permis de plaider
en sa faveur, ce que la cour d'appel avait reconnu.
3.3 Une ordonnance fixant l'exécution au 23 février 1988 a été signée
par le Gouverneur général, mais un sursis a été accordé. Le Gouverneur
général a ordonné que la demande d'autorisation spéciale de recours devant
la section judiciaire du Conseil privé soit déposée au Greffe du Conseil
privé au plus tard le 30 avril 1988. Le 10 mars 1988, le cabinet d'avocats
de Londres qui était disposé à représenter l'auteur pour sa demande d'autorisation
spéciale de recours, a écrit au Conseil des droits de l'homme de la Jamaïque
pour lui demander communication des minutes du procès et du texte de l'arrêt
de la cour d'appel. Le 26 avril 1988, il a informé le Gouverneur général
de la Jamaïque qu'en dépit des nombreuses demandes adressées par le Conseil
des droits de l'homme de la Jamaïque au Greffe de la cour d'appel, il
n'avait toujours pas reçu le texte écrit de l'arrêt rendu par celle-ci.
Finalement, le 1er février 1989, le Greffe de la cour d'appel a envoyé
au Conseil des droits de l'homme de la Jamaïque une note, datée du 17
octobre 1987, sur la décision rendue oralement. Le Conseil des droits
de l'homme a fait parvenir ladite note au cabinet d'avocats de Londres
le 8 mars 1989.
3.4 Bien que la section judiciaire du Conseil privé ait rejeté la demande
d'autorisation spéciale de recours de l'auteur, Lord Templeman a fait
les observations suivantes sur la question de la lenteur de la procédure
:
"Dans l'affaire à l'examen, le requérant a été reconnu coupable
de meurtre et condamné à mort le 26 janvier 1981. La cour d'appel de
la Jamaïque a rejeté son appel le 18 novembre 1981. Maintenant, soit
plus de 10 ans après, la Commission reçoit une demande d'autorisation
spéciale de recours. Durant tout ce temps, le requérant était sous le
coup d'une condamnation à mort. Cela fait frémir et la paralysie semble
être uniquement due au fait que le mécanisme de transcription des motifs
de la cour d'appel et de transmission de ces motifs aux représentants
du requérant est soit inexistant soit complètement détraqué.
La Commission sait bien [...] que les autorités judiciaires sont aux
prises avec de grosses difficultés, par manque de ressources, [...],
manque de structures, manque de tout, [...] et que le gouvernement,
qui doit mettre ces moyens à leur disposition dans l'intérêt de la justice,
se trouve dans une situation économique très difficile.
La Commission estime néanmoins - [...] - qu'il faut mettre en place
un mécanisme qui garantisse l'enchaînement des étapes de la procédure
de recours, notamment dans les affaires de meurtre, pour qu'il n'y ait
pas de retards dus simplement à une déficience mécanique dans le circuit
d'enregistrement et de distribution des motifs du juge du fond ou de
la cour d'appel."
3.5 En décembre 1992, l'infraction pour laquelle l'auteur a été condamné
a été exclue de la catégorie des infractions punies de la peine de mort
en vertu de la loi de 1992 portant modification de la loi sur les atteintes
aux personnes; l'auteur a été transféré du quartier des condamnés à mort
au Pénitentier général pour y purger une peine supplémentaire de 10 ans
d'emprisonnement avant de pouvoir bénéficier d'une libération conditionnelle.
3.6 Le conseil affirme que l'auteur n'a pas demandé réparation à la Cour
(constitutionnelle) suprême. Il fait valoir qu'une requête constitutionnelle
devant la Cour suprême serait immanquablement vouée à l'échec, la section
judiciaire du Conseil privé ayant créé un précédent en décidant, dans
l'affaire DAP c. Nasralla / 1967, 2 ALL ER 191.
et dans l'affaire Riley et al. c. Attorney General de la Jamaïque
/ 1982, 2 ALL ER 469., que la Constitution jamaïquaine visait
à prévenir la promulgation de lois iniques et pas simplement les traitements
inéquitables au regard de la loi. M. Francis affirme être victime d'un
traitement inéquitable au regard de la loi; il ne conteste pas la constitutionnalité
des lois postconstitutionnelles; il ne peut par conséquent se prévaloir
d'une requête constitutionnelle. Le conseil fait observer par ailleurs
que, si l'on considère néanmoins que M. Francis peut théoriquement déposer
un recours constitutionnel, cela lui est impossible dans la pratique car
il n'a pas les moyens de prendre un avocat et l'aide judiciaire n'est
pas assurée pour les requêtes constitutionnelles.
3.7 Le Conseil signale que l'état de santé mentale de M. Francis s'est
détérioré du fait de son séjour dans le quartier des condamnés à mort.
Le conseil indique que les lettres que M. Francis a adressées à ses avocats
de Londres révèlent non seulement une forte diminution de ses fonctions
cognitives, mais montrent aussi que son état mental en général est perturbé
et qu'il souffre de paranoïa. En outre, il est fait état d'une lettre
datée du 3 juin 1992, émanant de l'aum_nier de la prison, le Père Massie,
dans laquelle celui-ci dit, entre autres : "[...] Cela fait plus
de cinq ans que je travaille avec les condamnés à mort de la Jamaïque;
je connais donc assez bien la façon dont ils fonctionnent, ce qui leur
permet de rester sains d'esprit, ce qui 'brise' certains. [...] A mon
avis, ces 11 années se sont traduites pour Clement par une perte de contact
de plus en plus marquée avec la 'réalité'. Quand nous parlions, il avait
des moments de lucidité et de calme, entrecoupés d'accès de paranoïa envers
ceux en qui il ne pouvait plus avoir confiance. Il passait ainsi d'un
état à l'autre au cours de la conversation. Il y a des choses dont il
se souvient très bien et il peut être en train de parler normalement et
puis, de manière inexplicable, le ton de sa voix se met à monter, il commence
à lancer des regards méfiants de tous les c_tés et à s'agiter à propos
de ceux qui, selon lui, le persécutent. [...]. Comme il n'y a pas du tout
de soins psychiatriques en prison, il est impossible d'obtenir l'avis
d'un spécialiste. Cependant, j'ai 30 ans d'expérience en tant que conseiller
[...] et, selon moi, Clement Francis a besoin d'un traitement psychiatrique
[...]".
3.8 Le conseil affirme qu'il n'y a pas eu de diagnostic médical faisant
état de troubles mentaux et que toutes les tentatives qui ont été faites
pour faire examiner M. Francis par un psychiatre qualifié ont échoué.
Il soutient que ceci est dû au fait qu'il est difficile de faire appel
aux services d'un psychiatre en raison du manque de psychiatres qualifiés
à la Jamaïque et du manque de soins psychiatriques dans le système pénitentiaire
jamaïquain. Dans les observations qu'il a communiquées au Comité des droits
de l'homme au sujet de la communication présentée antérieurement par l'auteur,
l'Etat partie indique que M. Francis a été examiné le 6 février 1990 et
qu'il a été déclaré sain d'esprit; à ce sujet, le conseil fait observer
qu'aucun détail n'a été fourni quant à la nature de l'examen pratiqué
ou aux qualifications de celui qui l'a pratiqué. Il considère que les
informations fournies par l'Etat partie ne permettent pas de se faire
une idée suffisante de l'état de santé mentale de l'auteur et qu'il conviendrait
de tenir compte parallèlement des observations du Père Massie et des lettres
de l'auteur. A l'appui de ses arguments, le conseil mentionne la documentation
sur les effets psychologiques de l'incarcération dans le quartier des
condamnés à mort.
3.9 En conclusion, le conseil indique que la seule réparation possible,
étant donné le caractère des violations alléguées, serait la libération
de M. Francis.
3.10 Il est indiqué que la question n'a pas été soumise à une autre instance
internationale d'enquête ou de règlement.
Teneur de la plainte
4.1 D'après le conseil, l'auteur a été privé du droit de faire réexaminer
par une juridiction supérieure la déclaration de culpabilité et la condamnation
dont il a été l'objet, en violation du paragraphe 5 de l'article 14 du
Pacte, la cour d'appel n'ayant pas produit le texte écrit de son arrêt.
Le conseil fait observer que le droit de faire appel d'une décision de
la cour d'appel devant la section judiciaire du Conseil privé est garanti
par la section 110 de la Constitution jamaïquaine. Or M. Francis a été
empêché d'exercer effectivement ce droit car, en l'absence d'un arrêt
écrit, il n'a pas pu remplir les conditions exigées par le règlement de
la section judiciaire, à savoir exposer les motifs de sa demande d'autorisation
spéciale de recours et fournir le texte de l'arrêt de la cour avec sa
requête / Les articles 3 et 4 du Règlement de la section
judiciaire (juridiction générale de recours) (ordonnance de 1982 No
1676) stipulent ce qui suit :
"3.1 Dans la demande d'autorisation spéciale de recours, il convient
a) de mentionner succinctement tous les faits susceptibles de permettre
à la section judiciaire de donner un avis à sa Majesté au sujet de la
suite à donner à la demande; b) de ne mentionner que les faits de la
cause nécessaires à la compréhension des motifs pour lesquels la demande
est présentée ...".
"4. La personne qui demande une autorisation spéciale de recours
doit fournir a) la demande et le texte de l'arrêt qui fait l'objet de
la demande de recours en six exemplaires.".
Se référant à la jurisprudence du Comité des droits de l'homme
/ Communication No 230/1987 (Raphaël Henry c. Jamaïque,
constatations adoptées le 1er novembre 1991), par. 8.4. et à celle
des tribunaux anglais / Voir par exemple Norton Tools
Co. Ltd c. Tewson [1973] 1 WLR 45, p. 49 d)., des tribunaux
australiens /Voir par exemple Petit c. Dunkley
[1971] 1 NSWLR 376. et des tribunaux des Etats-Unis /
Voir par exemple Griffin c. Illinois (100 L Ed 891 [1985]),
p. 899., le conseil conclut que la cour d'appel de la Jamaïque est
tenue de fournir les motifs de ses décisions par écrit; comme elle
ne l'a pas fait dans le cas de l'auteur, ce dernier n'a pu exercer
son droit de faire réexaminer la déclaration par laquelle il a été
reconnu coupable et sa condamnation.
4.2 Le conseil fait observer que cela fait plus de treize ans que la
cour d'appel a oralement débouté M. Francis de son appel et qu'à ce jour
elle n'a toujours pas fourni le texte écrit de son arrêt, en dépit des
demandes réitérées qui lui ont été adressées au nom de M. Francis, ce
qui constitue une violation du droit de l'auteur à être jugé sans retard
excessif, conformément au paragraphe 3 c) de l'article 14 du Pacte. A
ce propos ont été mentionnées l'observation générale 13 du Comité des
droits de l'homme / CCPR/C/21/Rev.1, p. 17, par. 10, où le
Comité indique que : "[...] toutes les étapes doivent se dérouler
'sans retard excessif'. Pour que ce droit soit effectif, il doit exister
une procédure qui garantisse que le procès se déroulera 'sans retard excessif',
que ce soit en première instance ou en appel.", la jurisprudence
du Comité / Par exemple, communication No 282/1988 (Leaford
Smith c. Jamaïque), constatations adoptées le 31 mars 1993,
à la quarante-septième session du Comité, par. 10.5. et les observations
faites par Lord Templeman après examen de la demande d'autorisation de
recours de M. Francis devant la section judiciaire du Conseil privé.
4.3 A propos de la violation du droit reconnu au paragraphe 3 d) de l'article
14, il est rappelé que les avocats commis d'office au titre de l'aide
judiciaire pour représenter M. Francis ne l'ont ni consulté ni informé
de leur intention de faire valoir devant la cour d'appel qu'il n'y avait
pas matière à recours. D'après le conseil, si M. Francis avait su que
ses avocats n'allaient pas présenter d'arguments en faveur de son recours,
il aurait demandé à être représenté par quelqu'un d'autre. Il est fait
référence aux constatations du Comité à propos de la communication No
356/1989 et souligné que les avocats attribués d'office à M. Francis ne
l'ont pas effectivement représenté devant la cour d'appel dans l'intérêt
de la justice / Communication No 356/1989 (Trevor Collins
c. Jamaïque), constatations adoptées le 25 mars 1993, à la quarante-septième
session du Comité. Au paragraphe 8.2, le Comité dit ceci : "Bien
que le paragraphe 3 d) de l'article 14 ne donne pas à l'accusé le droit
de choisir le défenseur qui lui est attribué d'office sans frais, des
dispositions doivent être prises pour que celui-ci, une fois commis d'office,
représente effectivement l'accusé dans l'intérêt de la justice. Cela signifie
également qu'il doit consulter et informer l'accusé, s'il a l'intention
de retirer une requête ou de faire valoir devant la cour d'appel que le
recours est dénué de fondement"..
4.4 En ce qui concerne la violation de l'article 7 et du paragraphe 1
de l'article 10, le conseil fait observer que M. Francis a été détenu
dans le quartier des condamnés à mort du jour où il a été reconnu coupable
et condamné (26 janvier 1981), jusqu'à la commutation de sa condamnation
à mort en emprisonnement à vie, en décembre 1992, et que le simple fait
de savoir qu'il ne sera pas exécuté n'efface pas, pour l'auteur, les douze
années d'angoisse qu'il a passées dans le quartier des condamnés à mort,
avec la perspective d'être pendu. Il est précisé qu'après la publication
de l'ordonnance fixant la date d'exécution de l'auteur au 23 février 1988,
celui-ci a été placé, le 18 février 1988, dans la cellule adjacente à
la potence, où les condamnés à mort sont détenus avant d'être exécutés.
Il a été placé sous surveillance 24 heures sur 24 et on l'a pesé pour
calculer la longueur de la corde. L'auteur rapporte que le bourreau faisait
des plaisanteries sur son exécution imminente et sur le temps qu'il mettrait
à mourir. De plus, il entendait qu'on vérifiait la potence. Il ajoute
que la tension des cinq jours passés dans la cellule des condamnés à mort
avait été telle qu'il n'avait pu manger et qu'il était resté en état de
choc pendant longtemps. Il a été souligné qu'un nombre croissant de juridictions
reconnaissent maintenant que des périodes de détention prolongées dans
le quartier des condamnés à mort peuvent constituer un traitement inhumain
et dégradant / Voir notamment les conclusions de la Cour européenne
des droits de l'homme à propos de l'affaire Soering (jugement du 7 juillet
1989, Série A, vol. 161); celles de la Cour suprême de l'Inde dans Rajendra
Prasad c. Etat d'Uttar Pradesh (1979 3 SCR 329); celles de
la Cour suprême du Zimbabwe dans Catholic Commissioners for Peace and
Justice in Zimbabwe c. Attorney-General (14HRLJ 1993) et celles
de la section judiciaire du Conseil privé dans Pratt and Morgan
c. Attorney-General de la Jamaïque (1993, 4 ALL ER 769)..
4.5 Il a été noté qu'en dehors du stress psychologique, les conditions
matérielles de détention de M. Francis dans le quartier des condamnés
à mort aggravaient encore la violation des droits consacrés à l'article
7 et au paragraphe 1 de l'article 10 du Pacte. A ce propos, l'auteur indique
que, durant les douze années qu'il a passées dans le quartier des condamnés
à mort, il est demeuré enfermé dans une cellule d'environ 3 m sur 3, sale
et infestée de rats et de cafards. Il n'était autorisé à sortir de sa
cellule que quelques minutes par jour et restait parfois sans sortir 24
heures d'affilée. Il affirme avoir été régulièrement frappé par les gardiens
et dit qu'il a eu à la tête une grave blessure qui n'a pas été soignée
et que depuis il a toujours de maux de tête. Il souffrait aussi du bruit
excessif dans le quartier des condamnés à mort; les portes des cellules
résonnaient fortement lorsqu'on les claquait ou lorsque les détenus les
secouaient pour attirer l'attention des gardiens.
4.6 Enfin, l'attention est appelée sur le fait que la délivrance d'une
ordonnance d'exécution, lorsque le condamné est une personne atteinte
de troubles mentaux, comme l'auteur (voir par. 3.7 et 3.8 ci-dessus),
constitue une violation du droit international coutumier; le fait que
M. Francis soit resté dans le quartier des condamnés à mort en attente
de son exécution jusqu'en décembre 1992, alors qu'il souffrait de troubles
mentaux, équivaut, souligne-t-on, à une violation des articles 6 et 7
et du paragraphe 1 de l'article 10 du Pacte ainsi que des résolutions
1984/50 et 1989/64 du Conseil économique et social. L'absence de soins
psychiatriques à la prison du district de Sainte Catherine est considérée
comme étant une violation du paragraphe 1 de l'article 22 et des articles
24 et 25 de l'Ensemble de règles minima pour le traitement des détenus
/ Adopté par le premier Congrès des Nations Unies pour la
prévention du crime et le traitement des délinquants, tenu à Genève en
1955 et approuvé par le Conseil économique et social dans ses résolutions
663 C (XXIV) du 31 juillet 1957 et 2076 (LXII) du 13 mai 1977..
Observations de l'Etat partie et commentaires du conseil
5.1 Dans sa réponse du 16 février 1995, l'Etat partie ne soulève aucune
objection quant à la recevabilité de la communication et fait des observations
sur les faits de la cause afin d'accélérer l'examen de la communication.
5.2 L'Etat partie reconnaît que l'auteur n'a pas reçu communication du
texte écrit de l'arrêt de la cour d'appel, mais il souligne que, conformément
aux instructions données par celui qui était alors Président de la cour
d'appel, les motifs de la décision sont maintenant donnés, pour toutes
les affaires, dans les trois mois qui suivent l'audience.
5.3 L'Etat partie fait valoir que l'auteur n'a pas été victime d'un déni
de justice en raison de l'absence d'un arrêt écrit et, par conséquent,
qu'il n'y a pas eu violation du paragraphe 5 de l'article 14 du Pacte.
Il est fait référence au jugement du Conseil privé dans l'affaire Pratt
& Morgan c. Attorney General de la Jamaïque /
Décision du 2 novembre 1993., dans lequel le Conseil privé déclare que
l'énoncé des motifs n'est pas une condition préalable nécessaire pour
présenter une demande d'autorisation spéciale de recours. A cet égard,
l'Etat partie rappelle que l'affaire de l'auteur a en fait été examinée
par le Conseil privé.
5.4 En ce qui concerne la plainte de l'auteur touchant le paragraphe
3 d) de l'article 14 à propos de son recours, l'Etat partie souligne que
s'il lui appartient de mettre un conseil compétent à la disposition de
l'auteur, il ne peut être tenu pour responsable de la façon dont le conseil
procède, pour autant qu'il n'entrave pas la façon dont celui-ci prépare
et mène l'affaire. Autrement, cela voudrait dire que l'aide judiciaire
représente pour l'Etat une charge plus lourde que les avocats privés.
5.5 L'Etat partie nie que la détention de l'auteur dans le quartier des
condamnés à mort pendant plus de 12 ans constitue une violation des articles
7 et 10 du Pacte. Il n'admet pas que la décision dans l'affaire Pratt
& Morgan c. Attorney General serve à justifier la thèse
qu'il y a automatiquement violation du droit de ne pas être soumis à un
traitement cruel ou inhumain dès qu'un prisonnier passe plus de cinq ans
dans le quartier des condamnés à mort. L'Etat partie fait valoir que chaque
cas doit être examiné séparément quant au fond. Il cite la ligne de droit
suivie par le Comité, selon laquelle "en principe, une procédure
judiciaire prolongée ne constitue pas en soi un traitement cruel, inhumain
ou dégradant même si elle peut être pour les prisonniers condamnés une
cause d'angoisse" / Voir les constatations du Comité
concernant les communications Nos 219/1986 et 225/1987 (Pratt and Morgan
c. Jamaïque), constatations adoptées le 6 avril 1989..
5.6 En ce qui concerne l'affirmation selon laquelle l'auteur est atteint
de troubles mentaux et son maintien en détention dans le quartier des
condamnés à mort constitue une violation des articles 7 et 10 du Pacte,
l'Etat partie fait observer que l'auteur a été examiné par un psychiatre
le 6 février 1990 et que celui-ci a indiqué dans son rapport que l'auteur
ne présentait pas de sympt_mes de psychose ou de traces de diminution
des fonctions cognitives. S'appuyant sur ce rapport, l'Etat partie rejette
les affirmations relatives à la santé mentale de l'auteur et note qu'une
allégation de ce genre doit être étayée par des preuves médicales.
6.1 Dans ses observations sur la réponse de l'Etat partie, le conseil
de l'auteur accepte que le Comité examine immédiatement la communication
quant au fond.
6.2 Le conseil réaffirme que le fait que la cour d'appel n'ait pas formulé
par écrit les motifs de sa décision constitue une violation du paragraphe
5 de l'article 14 du Pacte. Il fait référence à cet égard à la décision
du Conseil privé dans l'affaire Pratt & Morgan c. Jamaïque,
dans lequel il est dit qu'en pratique, il est nécessaire que les motifs
de la cour d'appel soient disponibles à l'audience au cours de laquelle
la demande d'autorisation spéciale de recours est examinée car sans cela,
il est habituellement impossible d'identifier le point de droit ou le
grave déni de justice sur lequel porte la plainte de l'appelant. Le Conseil
conclut que, faute d'un arrêt écrit, l'auteur ne pouvait effectivement
exercer son droit à ce que sa reconnaissance de culpabilité et sa condamnation
soient réexaminées par une instance supérieure conformément à la loi.
6.3 A propos de la plainte de l'auteur, qui déclare ne pas avoir été
effectivement représenté devant la cour d'appel comme prévu au paragraphe
3 de l'article 14, le conseil cite les constatations du Comité concernant
la communication No 356/1989 /Trevor Collins c. Jamaïque,
constatations adoptées le 25 mars 1993, par. 8.2. , où il est dit que
représenter effectivement l'accusé signifie également le consulter et
l'informer si le conseil a l'intention de retirer la requête ou de faire
valoir que le recours est dénué de fondement. Le conseil soutient que,
si un Etat partie ne peut être tenu pour responsable des insuffisances
de représentation par un conseil privé, il a par contre la responsabilité
de garantir que l'accusé est effectivement représenté lorsqu'il bénéficie
de l'aide judiciaire.
6.4 Le conseil mentionne entre autres la décision du Conseil privé dans
l'affaire Pratt et Morgan c. Jamaïque et fait valoir que
l'auteur, en restant plus de 12 ans dans le quartier des condamnés à mort,
a été soumis à un traitement inhumain et dégradant, en violation de l'article
7 et du paragraphe 1 de l'article 10 du Pacte. A cet égard, il insiste
sur la durée indue de la détention dans le cas de l'auteur et sur les
conditions qui règnent dans le quartier des condamnés à mort à la prison
du district de Ste-Catherine.
6.5 En ce qui concerne l'état mental de l'auteur, le conseil note que
l'Etat partie n'a fourni aucun détail quant à la nature de l'examen psychiatrique
pratiqué ou quant aux qualifications de celui qui l'a pratiqué. Il fait
valoir par conséquent que le rapport auquel l'Etat partie se réfère n'a
pas plus valeur de preuve que les observations de l'aum_nier de la prison
ou les lettres de l'auteur. Il réaffirme que l'aum_nier de la prison est
convaincu que l'auteur est atteint d'une maladie mentale et que ses lettres
révèlent une altération des fonctions cognitives, un état de paranoïa
et de confusion mentale généralisée. Le conseil conclut qu'un examen psychiatrique
en 12 ans de séjour dans le quartier des condamnés à mort est insuffisant
pour déterminer l'état de santé mentale de l'auteur.
6.6 A cet égard, le conseil rappelle également les cinq jours passés
par l'auteur dans la cellule des condamnés à mort en février 1988 et fait
observer que l'Etat partie n'a pas fourni la preuve que l'état de santé
mentale de l'auteur n'était pas altéré au moment où l'ordre d'exécution
a été délivré. Il fait valoir que l'article 7 et le paragraphe 1 de l'article
10 du Pacte interdisent à un Etat partie d'exécuter des malades mentaux
et que la procédure de détermination de l'état de santé mentale à la Jamaïque
ne garantit pas une protection suffisante de ce droit. A ce propos, le
conseil signale que, d'après les estimations, 100 détenus de la prison
du district de Ste-Catherine sont atteints de troubles mentaux. Le conseil
dit en conclusion que l'établissement d'un ordre d'exécution sans qu'ait
été vérifié au préalable l'état de santé mentale de l'auteur constitue
en soi une violation des articles 7 et 10 du Pacte.
Décision concernant la recevabilité et examen quant au fond
7.1 Avant d'examiner une plainte présentée dans une communication, le
Comité des droits de l'homme doit, conformément à l'article 87 de son
règlement intérieur, décider si la communication est recevable en vertu
du Protocole facultatif se rapportant au Pacte.
7.2 Le Comité s'est assuré, conformément au paragraphe 2 a) de l'article
5 du Protocole facultatif, que la même question n'était pas déjà en cours
d'examen devant une autre instance internationale d'enquête ou de règlement.
7.3 Le Comité fait observer que l'auteur lui avait déjà présenté une
communication en 1989, qu'il avait déclarée irrecevable en 1992 au motif
du non-épuisement des recours internes. Dans sa décision, le Comité a
indiqué que, conformément au paragraphe 2 de l'article 92 de son règlement
intérieur, la communication pourrait être examinée lorsque l'auteur aurait
épuisé les recours internes.
7.4 Ayant constaté que l'auteur avait épuisé les recours internes aux
fins du Protocole facultatif, le Comité estime qu'il y a lieu maintenant
d'examiner la communication quant au fond. A cet égard, il note que l'Etat
partie ne soulève pas d'objections au sujet de la recevabilité de la communication
et qu'il a fait parvenir ses observations quant au fond afin d'accélérer
la procédure. Le Comité rappelle que, selon le paragraphe 2 de l'article
4 du Protocole facultatif, l'Etat à qui une communication est transmise
est tenu de lui faire parvenir dans les six mois et par écrit des explications
sur les faits sur lesquels porte la communication pour qu'il fasse ses
observations quant au fond. Le Comité est d'avis que ce délai peut être
réduit, dans l'intérêt de la justice, si l'Etat partie le souhaite. Il
fait en outre observer que le conseil de l'auteur accepte que la communication
soit examinée à ce stade, sans attendre d'observations supplémentaires.
8. En conséquence, le Comité décide que la communication est recevable
et entreprend, sans plus attendre, l'examen du bien-fondé des allégations
de l'auteur, à la lumière de toutes les informations dont il a été saisi
par les parties, conformément au paragraphe 1 de l'article 5 du Protocole
facultatif.
9.1 Le Comité doit déterminer si la façon dont l'auteur a été traité
en prison, en particulier pendant toutes les années - près de 12 ans -
où il est resté dans le quartier des condamnés à mort, depuis sa condamnation
le 26 janvier 1981 jusqu'à la commutation de sa peine le 29 décembre 1992,
a entraîné des violations des articles 7 et 10 du Pacte. En ce qui concerne
le "syndrome du quartier des condamnés à mort", le Comité rappelle
sa jurisprudence constante et réaffirme qu'un intervalle prolongé entre
la condamnation à mort et l'exécution ne constitue pas en soi un traitement
cruel, inhumain ou dégradant. En revanche chaque affaire doit être considérée
sur le fond, compte tenu de la responsabilité de l'Etat partie dans les
retards des procédures judiciaires, et compte tenu des conditions carcérales
propres à l'établissement pénitentiaire en cause et des effets psychologiques
sur l'intéressé.
9.2 En l'espèce, le Comité estime que la non-délivrance d'un arrêt écrit
de la part de la cour d'appel malgré des demandes répétées faites au nom
de M. Francis pendant plus de 13 ans, doit être attribuée à l'Etat partie.
Si l'angoisse due à une détention prolongée dans le quartier des condamnés
à mort peut atteindre le psychisme des individus à des degrés divers,
les éléments dont le Comité est saisi en l'espèce, notamment la correspondance
confuse et incohérente de celui-ci avec le Comité, indiquent que sa santé
mentale s'est sérieusement dégradée pendant son incarcération dans le
quartier des condamnés à mort. Compte tenu de la description faite par
l'auteur des conditions carcérales, en particulier des passages à tabac
répétés auquel il aurait été soumis par les gardiens, ainsi que des moqueries
et de l'angoisse subies pendant les cinq jours passés en février 1988
dans la cellule des condamnés en attendant son exécution annoncée, plaintes
que l'Etat partie n'a pas vraiment contestées, le Comité conclut que ces
circonstances révèlent une violation des obligations contractées par la
Jamaïque en vertu des articles 7 et du paragraphe 1 de l'article 10 du
Pacte.
9.3 Pour ce qui est des allégations de violations de l'article 14 du
Pacte, le Comité estime que le retard excessivement long mis à décerner
une notification du jugement oral dans le cas de l'auteur a entraîné une
violation des paragraphes 3 c) et 5 de l'article 14 du Pacte, encore que
ce retard ne semble pas en dernier ressort avoir compromis le recours
formé par l'auteur auprès de la section judiciaire du Conseil privé. Compte
tenu de ces considérations, le Comité n'estime pas nécessaire de faire
des constatations concernant d'autres dispositions de l'article 14 du
Pacte.
10. Le Comité des droits de l'homme, agissant en vertu du paragraphe
4 de l'article 5 du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international
relatif aux droits civils et politiques, est d'avis que les faits dont
il est saisi font apparaître une violation des dispositions de l'article
7, du paragraphe 1 de l'article 10, des paragraphes 3 c) et 5 de l'article
14 du Pacte.
11. Conformément au paragraphe 3 a) de l'article 2 du Pacte, l'auteur
a droit à un recours utile, consistant en un traitement médical approprié,
une indemnisation et l'examen de son cas en vue d'une libération anticipée.
12. Etant donné qu'en adhérant au Protocole facultatif l'Etat partie
a reconnu que le Comité avait compétence pour déterminer s'il y avait
eu ou non violation du Pacte, et que, conformément à l'article 2 du Pacte,
il s'est engagé à garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire
et relevant de sa juridiction les droits reconnus dans le Pacte, et à
assurer un recours utile et exécutoire dans le cas où une violation a
été établie, le Comité souhaite recevoir de l'Etat partie, dans un délai
de 90 jours, des informations sur les mesures prises pour donner effet
à ses constatations.
[Adopté en anglais (version originale), en espagnol et en français. Paraîtra
ultérieurement en arabe, en chinois et en russe dans le rapport annuel
présenté par le Comité à l'Assemblée générale.]