Comité des droits de l'homme
Cinquante-septième session
ANNEXE*
Décisions du Comité des droits de l'homme au titre
du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international
relatif aux droits civils et politiques
- Cinquante-septième session -
Communication No 608/1995
Présentée par : Franz Nahlik
Au nom de : L'auteur
Etat partie : Autriche
Date de la communication : 24 février 1994 (date de la lettre initiale)
Le Comité des droits de l'homme, institué en application de l'article 28 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques,
Réuni le 22 juillet 1996,
Adopte la décision ci-après :
Décision concernant la recevabilité
1. L'auteur de la communication est Franz Nahlik, citoyen autrichien résidant à Elsbethen (Autriche). Il présente la communication en son nom et au nom de 27 de ses anciens collègues. Les intéressés se déclarent victimes d'une violation par l'Autriche de l'article 26 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques.
Rappel des faits présentés par l'auteur
2.1 L'auteur travaillait à la Caisse d'assurance sociale de Salzbourg (Salzburger Gebietskrankenkasse) et a pris sa retraite avant le 1er janvier 1992. Il déclare que lui-même et 27 de ses anciens collègues touchent une pension de retraite selon le régime applicable aux employés des caisses d'assurance sociale. Une convention collective a été conclue entre la caisse d'assurance sociale de Salzbourg (Salzburger Gebietskrankenkasse) et les employés, portant modification du régime à compter du 1er janvier 1992; elle prévoyait une augmentation globale des salaires de 4 % à compter de cette date et le versement mensuel d'une somme de 200 schillings, considéré comme un versement régulier devant être pris en compte dans le calcul des pensions de retraite des employés. La Caisse régionale d'assurance de Salzbourg a estimé que seuls les employés actifs devaient toucher cette somme et que les employés qui étaient partis à la retraite avant le 1er janvier 1992 n'y avaient pas droit.
2.2 Les auteurs, représentés par un conseil, ont intenté un procès contre la Caisse devant le tribunal du district fédéral de Salzbourg siégeant pour les affaires du travail et les affaires sociales (Landesgericht Salzburg als Arbeits - und Sozialgericht), lequel a prononcé un jugement de débouté le 21 décembre 1992. Le tribunal a estimé que, selon la législation fédérale du travail, les parties à une convention collective sont libres d'inclure des dispositions prévoyant un traitement différent en matière de calcul des pensions pour les employés actifs et les employés retraités, voire des normes créant des avantages auxquels les retraités n'ont pas droit. Les auteurs ont alors saisi la cour d'appel fédérale de Linz (Oberlandesgericht in Linz) qui a confirmé, le 11 mai 1993, le jugement du tribunal de district. Par la suite, les auteurs ont introduit un recours auprès de la Cour suprême (Oberster Gerichtshof), qui l'a rejeté le 22 septembre 1993. La Cour suprême a estimé que, bien que la somme de 200 schillings fasse partie du revenu régulier (ständiger Bezug) de l'auteur, une partie seulement du revenu serait considérée comme le salaire mensuel (Gehalt), sur la base duquel est calculé le montant des pensions de retraite qui doivent être versées. De plus, puisque cela était stipulé dans la convention collective, un traitement différent du revenu soumis à pension pour les employés en activité et les employés retraités était autorisé.
Teneur de la plainte
3.1 L'auteur affirme que l'Autriche a violé le droit des retraités à l'égalité devant la loi et à une égale protection de la loi sans discrimination. Il déclare en particulier que la différence de traitement entre les employés actifs et les employés retraités et entre les personnes qui sont parties à la retraite avant et après le mois de janvier 1992 n'est pas fondée sur des critères raisonnables et objectifs, étant donné que les groupes de personnes concernées se trouvent dans une situation comparable pour ce qui est de leurs revenus et dans une situation économique et sociale exactement identique. En outre, cette différence de traitement est arbitraire en ce sens qu'elle ne répond à aucun motif légitime et que le pouvoir discrétionnaire des auteurs de la convention collective, approuvé par les tribunaux autrichiens, viole le principe général de l'égalité de traitement au titre de la législation du travail.
3.2 Il est précisé que la même question n'a pas été soumise à une autre instance internationale d'enquête ou de règlement.
Observations de l'Etat partie et commentaires de l'auteur
4. Dans les observations qu'il a déposées le 18 septembre 1995, l'Etat partie reconnaît que les recours internes ont été épuisés. Il fait toutefois valoir que la communication est irrecevable, l'auteur attaquant un régime établi aux termes d'une convention collective sur laquelle l'Etat partie n'a aucune autorité. L'Etat partie explique que les conventions collectives sont des contrats de droit privé qui relèvent exclusivement de l'entière discrétion des parties contractantes. L'Etat partie conclut que la communication est donc irrecevable en vertu de l'article premier du Protocole facultatif, puisqu'on ne saurait dire qu'il y a violation de la part d'un Etat partie.
5.1 Dans ses commentaires du 19 novembre 1995, l'auteur explique qu'il demande au Comité non pas de réexaminer dans l'abstrait une convention collective mais d'examiner la question de savoir si l'Etat partie, et notamment les tribunaux, ont failli à leur obligation de dûment garantir une protection contre toute discrimination et si, ce faisant, ils ont violé l'article 26 du Pacte. L'auteur fait valoir en conséquence que la violation dont il se dit victime est effectivement imputable à l'Etat partie.
5.2 S'agissant de l'argument de l'Etat partie selon lequel la teneur de la convention collective échappe à son autorité, l'auteur explique que la convention collective en l'occurrence est un type spécial de contrat et qu'elle est assimilée, en droit autrichien, à un acte législatif. Négociées et conclues par des organisations professionnelles publiques créées par la loi, les procédures et la teneur des conventions collectives sont fixées par des lois fédérales, qui précisent les domaines qu'une convention collective peut régir. Qui plus est, les tribunaux fédéraux ont une compétence de pleine juridiction pour connaître de ces conventions. Pour entrer en vigueur, une convention collective (et les avenants éventuels) doit être confirmée par le Ministre fédéral du travail et des affaires sociales. La convention est alors publiée au même titre que les actes législatifs émanant des autorités administratives, fédérales et locales.
5.3 L'auteur réfute donc l'argument de l'Etat partie qui affirme n'avoir aucune autorité sur la teneur de la convention collective, et il prétend au contraire que l'Etat partie exerce un contrôle sur la conclusion des conventions collectives et leur exécution aux niveaux législatif, administratif et judiciaire. L'auteur note que l'Etat partie a adopté une législation et délégué certains pouvoirs à des organes autonomes. Il fait observer cependant que l'article 26 du Pacte interdit toute discrimination "de droit ou de fait dans tous les domaines relevant de l'autorité et de la protection des pouvoirs publics" (Broeks c. Pays-Bas, communication No 172/1984). L'auteur conclut que l'Etat partie était de ce fait tenu de se conformer à l'article 26 et qu'il ne l'a pas fait.
6.1 Dans des observations supplémentaires déposées en mai 1996, l'Etat partie explique que la convention collective telle que modifiée prévoit le versement d'une gratification mensuelle de 200 shillings aux employés des caisses autrichiennes de sécurité sociale. Cette gratification n'est pas prise en compte dans le calcul des pensions de retraite au bénéfice desquelles les bénéficiaires ont été admis avant le 1er janvier 1992. Le point de droit consiste à savoir si cette gratification est ou non un "émolument versé à titre régulier" (ständiger Bezug) auquel non seulement les employés mais aussi les retraités ont droit. L'Etat partie fait valoir que cette question a été examinée par les tribunaux, lesquels ont décidé que cette gratification n'est pas un émolument versé à titre régulier et que, par conséquent, les retraités n'y ont pas droit.
6.2 L'Etat partie fait valoir en outre que les employés actifs et les retraités constituent deux catégories différentes, qui peuvent se voir appliquer un régime différent s'agissant du droit à la gratification mensuelle.
6.3 L'Etat partie réaffirme qu'une convention collective étant un contrat de droit privé, conclu hors de la sphère d'autorité de l'Etat, l'article 26 n'est pas applicable à ses dispositions. En ce qui concerne les tribunaux, l'Etat partie explique qu'ils statuent sur les différends à partir de la convention collective, en interprétant aussi bien le texte que l'intention des parties. En l'espèce, les parties entendaient précisément exclure les retraités du bénéfice de la gratification mensuelle. L'Etat partie explique en outre que les conventions collectives ne sont pas des actes législatifs et que les tribunaux n'ont de ce fait aucune possibilité de les attaquer devant la Cour constitutionnelle.
6.4 L'Etat partie, maintenant sa position, fait valoir que la communication est irrecevable en vertu de l'article premier du Protocole facultatif.
7.1 Dans ses commentaires, l'auteur relève que les observations de l'Etat partie portent essentiellement sur le fond, et non sur la recevabilité, de sa plainte.
7.2 En ce qui concerne l'affirmation de l'Etat partie selon laquelle la convention collective est un contrat de droit privé, l'auteur se réfère aux arguments qu'il a développés précédemment et qui démontrent que le Gouvernement intervient activement dans la mise en oeuvre de la convention collective régissant le personnel des établissements de la sécurité sociale autrichienne, qui sont des établissements de droit public.
7.3 En ce qui concerne l'argument avancé par l'Etat partie selon lequel les employés actifs et les retraités constituent deux catégories différentes, l'auteur souligne que sa plainte porte sur la différence de traitement entre les employés qui sont partis à la retraite avant et après le 1er janvier 1992. Il insiste sur le fait que le versement régulier de 200 shillings n'est pas pris en compte aux fins du calcul de la pension des employés qui sont partis à la retraite avant le 1er janvier 1992, alors qu'il l'est pour ceux qui sont partis à la retraite après cette date. Il soutient que cette différence de traitement constitue une discrimination fondée sur l'âge.
7.4 L'auteur réaffirme que, en vertu du Pacte, les tribunaux sont tenus d'assurer une protection efficace contre la discrimination et que, en l'espèce, ils auraient dû annuler la disposition de la convention collective instituant une discrimination entre retraités en fonction de la date de leur départ à la retraite.
Délibérations du Comité
8.1 Avant d'examiner une plainte soumise dans une communication, le Comité des droits de l'homme doit, conformément à l'article 87 de son règlement intérieur, déterminer si cette communication est recevable en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte.
8.2 Le Comité a pris note de l'argument de l'Etat partie selon lequel la communication est irrecevable en vertu de l'article premier du Protocole facultatif, dans la mesure où elle concerne une allégation de discrimination dans le cadre d'un contrat de droit privé sur lequel l'Etat partie n'a aucune autorité. Le Comité fait observer qu'en vertu des articles 2 et 26 du Pacte, l'Etat partie est tenu de garantir que tous les individus se trouvant sur son territoire et relevant de sa compétence sont à l'abri de la discrimination; il s'ensuit que les tribunaux des Etats parties sont dans l'obligation de protéger les individus contre toute discrimination, que ce soit dans la sphère publique ou entre particuliers dans le secteur semi-public de l'emploi, par exemple. De surcroît, le Comité relève qu'en l'espèce, la convention collective est réglementée par la loi et n'entre en vigueur qu'une fois confirmée par le Ministère fédéral du travail et des affaires sociales. Le Comité note en outre que cette convention collective s'applique au personnel de la Caisse d'assurance sociale, établissement de droit public qui met en oeuvre une politique publique. Pour ces raisons, le Comité ne peut souscrire à l'argument de l'Etat partie selon lequel la communication devrait être déclarée irrecevable en vertu de l'article premier du Protocole facultatif.
8.3 Le Comité note que l'auteur prétend être victime d'une discrimination, parce que sa pension de retraite est calculée sur le salaire perçu avant le 1er janvier 1992, sans tenir compte de la gratification mensuelle de 200 shillings dont le versement a pris effet à cette date pour les employés actifs.
8.4 Le Comité rappelle que le droit à l'égalité devant la loi et à une égale protection de la loi sans discrimination ne signifie pas que toutes les différences de traitement sont discriminatoires. Une différenciation fondée sur des critères raisonnables et objectifs n'équivaut pas à une discrimination au sens de l'article 26. En l'espèce, la différenciation qui est attaquée ne repose que superficiellement sur une distinction entre les employés qui ont pris leur retraite avant le 1er janvier 1992 et ceux qui l'ont prise après cette date. En fait la distinction repose sur une différence dans le traitement appliqué aux employés en activité et aux employés retraités. En ce qui concerne cette distinction, le Comité estime que l'auteur n'a pas, aux fins de la recevabilité, étayé l'allégation selon laquelle la différenciation, n'était pas objective ni montre en quoi elle était arbitraire ou déraisonnable. Il conclut donc que la communication est irrecevable au titre de l'article 2 du Protocole facultatif.
9. En conséquence, le Comité des droits de l'homme décide :
a) Que la communication est irrecevable;
b) Que la présente décision sera communiquée à l'auteur et, pour information, à l'Etat partie.
_____________
* Le texte d'une opinion individuelle, signée de cinq membres du Comité, est joint à la présente décision.
[Adopté en anglais (version originale) et traduit en espagnol et en français. Paraîtra ultrieurement en arabe, en chinois et en russe dans le rapport annuel présenté par le Comité à l'Assemblée générale.]
Opinion individuelle de Mmes Elizabeth Evatt et Cecilia Medina Quiroga
et de MM. Francisco José Aguilar Urbina,
Prafullachandra Natwarlal Bhagwati et Andreas Mavrommatis
L'auteur de la communication conteste une distinction établie entre les employés de la Caisse d'assurance sociale qui ont pris leur retraite avant janvier 1992 et ceux qui ont pris leur retraite après cette date. Les prestations de pension pour chaque groupe sont calculées en fonction du salaires mensuel actuel des employés. En vertu d'une convention collective conclue entre la Caisse d'assurance sociale de Salzbourg et ses employés, le salaire des employés en activité peut être complété par des sommes versées régulièrement, qui ne font pas partie du salaire mensuel [par. 2.2]. Ainsi, il est possible de verser aux employés en activité des sommes qui ne modifient en rien les pensions existantes mais qui, toutefois, peuvent être prises en compte dans le calcul de la pension dans le cas des employés qui prennent leur retraite le 1er janvier 1992 ou après cette date.
Toute la question consiste à déterminer si cette distinction équivaut à une discrimination d'une nature non autorisée par l'article 26 du Pacte.
Pour y répondre il faut se demander si la différenciation vise un but qui est légitime en vertu du Pacte et si les critères retenus sont raisonnables et objectifs. L'Etat partie affirme que la différenciation repose sur des motifs raisonnables; l'auteur prétend au contraire qu'elle repose sur des motifs déraisonnables et discriminatoires. L'allégation de l'auteur relève de l'article 26 du Pacte et soulève une question de fond qui ne peut être tranchée sans examiner les questions exposées plus haut, c'est-à-dire sans examiner le fond de l'affaire. L'allégation a donc été étayée aux fins de la recevabilité.
Dans l'idéal, quand les questions soulevées par l'auteur d'une communication portent sur une discrimination de cette nature et quand la recevabilité ne soulève aucune question complexe (autre que celle qui concerne les éléments de preuve étayant l'allégation de discrimination), le Comité devrait être en mesure de solliciter des informations lui permettant de traiter en même temps de la recevabilité et du fond. Or, cette procédure n'est pas prévue dans le règlement intérieur et n'a pas été suivie pour cette affaire. Faute d'une telle procédure, certaines affaires, du type de celle qui nous occupe, sont déclarées irrecevables, parce que le Comité est d'avis que l'allégation de discrimination n'a pas été étayée. Les auteurs de la présente opinion individuelle soulignent qu'une allégation de discrimination qui soulève une question de fond devant être examinée devrait être déclarée recevable.
Il est une autre raison pour laquelle cette communication particulière aurait dû être déclarée recevable : ni l'Etat partie ni l'auteur n'a été notifié que le Comité se prononcerait sur la recevabilité en tenant compte du fond. L'auteur lui-même a fait remarquer que les observations de l'Etat partie avaient principalement trait au fond de la question et ne se rapportaient pas à la recevabilité (par. 7.1). En déclarant la communication irrecevable, le Comité a privé l'auteur de la possibilité de répondre aux affirmations de l'Etat partie.
Pour ces raisons, nous considérons que la communication est recevable.