Présentée par : Michael Freemantle (représenté par M. Saul Lehrfreund
du cabinet d'avocats londonien Simons Muirhead and Burton)
Au nom de : L'auteur
État partie : Jamaïque
Date de la communication : 16 février 1995 (date de la communication
initiale)
Le Comité des droits de l'homme, institué en vertu de l'article
28 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques,
Réuni le 24 mars 2000,
Ayant achevé l'examen de la communication No 625/1995 présentée
par M. Michael Freemantle en vertu du Protocole facultatif se rapportant
au Pacte international relatif aux droits civils et politiques,
Ayant tenu compte de toutes les informations écrites qui lui ont
été communiquées par l'auteur de la communication et l'État partie,
Adopte ce qui suit :
Constatations au titre du paragraphe 4 de l'article 5 du Protocole
facultatif
1. L'auteur de la communication est Michael Freemantle, qui, au moment où
il présentait sa communication, se trouvait en attente d'exécution dans
la prison du district de St. Catherine (Jamaïque). M. Freemantle affirme
que la Jamaïque a violé les droits que lui confère le Pacte international
relatif aux droits civils et politiques à l'article 7, aux paragraphes 2
et 4 de l'article 9, au paragraphe 1 de l'article 10 et aux paragraphes
1 et 2 de l'article 14. Il est représenté par Me Saul Lehrfreund, du cabinet
d'avocats londonien Simons Muirhead and Burton. À une date indéterminée
de l'année 1995, sa condamnation à la peine capitale a été commuée en détention
à perpétuité. M. Freemantle a déjà soumis au Comité des droits de l'homme
une autre communication qui a été déclarée irrecevable le 17 juillet 1992
au motif qu'il n'avait pas épuisé toutes les voies de recours internes puisqu'il
n'avait pas déposé de demande d'autorisation de recours devant la section
judiciaire du Conseil privé.
Rappel des faits présentés par l'auteur
2.1 L'auteur a été arrêté et placé en garde à vue le 1er septembre 1985;
quatre jours plus tard, il a été inculpé du meurtre d'une certaine Virginia
Ramdas. Il a été jugé une première fois en 1986 en même temps qu'un coaccusé,
E. M.; le jury n'étant pas parvenu à un verdict unanime, un nouveau procès
a eu lieu. Le 19 janvier 1987, la Circuit Court de Clarendon a
déclaré l'auteur coupable des faits qui lui étaient reprochés et l'a condamné
à la peine capitale; l'auteur s'est pourvu en appel le 21 janvier 1987;
son pourvoi a été rejeté par la Cour d'appel le 4 décembre 1987. Sa requête
d'autorisation spéciale de recours a été rejetée par la section judiciaire
du Conseil privé le 27 juin 1994. L'acte pour lequel l'auteur a été condamné
est qualifié de meurtre entraînant la peine de mort en vertu de la loi
de 1992, portant modification de la loi relative aux atteintes aux personnes.
2.2 Selon l'accusation, M. Freemantle serait l'auteur des coups de feu
tirés le 29 août 1985 à environ 23 heures dans la salle de cinéma de Raymonds,
paroisse de Clarendon. L'incident a fait plusieurs blessés parmi les spectateurs,
dont V. Ramdas, qui a succombé à ses blessures par balle le lendemain.
L'acte d'accusation était en grande partie basé sur les déclarations de
deux témoins, A. K. et W. C., qui se trouvaient dans la salle de cinéma
au moment de la fusillade, ainsi que sur le récit de C. C., dont la maison
avait essuyé un coup de feu un quart d'heure environ après l'incident
du cinéma.
2.3 Au procès initial, le témoin A. K. a soutenu que l'auteur était bien
l'homme qui avait tiré sur la foule; il a également identifié deux complices,
E. M. et un certain C. F. Au nouveau procès, il a toutefois déclaré avoir
incriminé M. Freemantle sous la pression des habitants de Raymonds (où
les sympathisants du P.N.P. sont très majoritaires) car l'auteur était
un partisan notoire du J.L.P. Le témoin a raconté lors du nouveau procès
qu'il avait vu quelques hommes, dont "un qui ressemblait à Freemantle",
E. M et C. F., se diriger vers le cinéma le soir de l'incident; l'homme
"qui ressemblait à Freemantle" tenait à la main quelque chose
qui ressemblait à un long fusil; il s'est approché d'un trou dans le mur
et il y a eu une explosion; il a grimpé dans un arbre et s'est laissé
tomber sur la pelouse de l'autre côté du mur. A. K. connaissait apparemment
l'auteur depuis 18 ans. Les minutes du nouveau procès révèlent qu'à cette
époque il était lui-même en garde à vue pour possession illégale d'armes
à feu et coups de feu avec intention de nuire. Le témoin a reconnu avoir
rencontré l'auteur pendant sa garde à vue et avoir évoqué l'incident avec
lui; il a également reconnu que l'auteur et lui-même n'étaient pas du
même bord politique.
2.4 W. C. a affirmé qu'il connaissait l'auteur depuis 15 ans, qu'il l'avait
vu sauter par-dessus le mur après l'explosion, tirer deux coups de feu,
puis refranchir le mur. Il a vu l'auteur pendant environ une minute et
l'a reconnu parce que la nuit était très claire. Le témoin C. C. a déclaré
pour sa part qu'il se trouvait chez lui, à environ 800 mètres du cinéma,
le soir du drame à 23 h 50. Quelqu'un a jeté des pierres contre sa maison,
et quand il a regardé à l'extérieur, il a reconnu E. M., qu'il connaissait.
Puis il a vu l'auteur, qu'il connaissait depuis 8 à 10 ans, pointer son
fusil sur l'une des fenêtres et faire feu. C. C. a déclaré avoir vu l'auteur
pendant environ deux minutes. W. C. et C. C. ont déclaré au procès qu'ils
ne faisaient pas de politique.
2.5 L'inspecteur Davis a déclaré à la Cour qu'il avait commencé à rechercher
l'auteur et E. M. le 30 août 1985. Il n'avait pu les localiser et avait
demandé un mandat d'arrêt contre eux. Le 2 septembre 1985, il avait reconnu
l'auteur au commissariat de police de May Pen et l'avait arrêté. M. Freemantle
a été informé de ses droits et a demandé à voir son avocat. Un autre fonctionnaire
de police a déclaré avoir placé l'auteur en garde à vue le 1er septembre
1985.
2.6 À son procès, l'auteur a déclaré depuis le banc des accusés qu'il
se trouvait au moment de l'incident à Mineral Heights où il regardait
la télévision en compagnie d'E. M. et de plusieurs autres personnes. Il
a passé la nuit sur place et est allé se coucher entre 0 h 30 et 1 heure
du matin. Le 1er septembre 1985, un policier lui a notifié qu'il était
soupçonné de meurtre et l'a placé en garde à vue au commissariat de police
de May Pen. Le lendemain, l'auteur a demandé à l'inspecteur Davis le motif
de sa garde à vue. Le policier a refusé de lui répondre et a inculpé E.
M. de destruction de biens. L'auteur affirme que ce n'est que dans l'après-midi
du 4 septembre 1985 qu'il a été officiellement mis en état d'arrestation
et inculpé de meurtre. Il affirme en outre qu'il n'a été présenté devant
le juge d'instruction que le 6 septembre 1985. E. M., qui était également
en garde à vue au moment du nouveau procès, a fait sous serment une déclaration
qui corrobore l'alibi de l'auteur. En réponse à une question de l'accusation,
il a reconnu avoir parlé à l'auteur pendant la garde à vue, mais a nié
avoir discuté de l'affaire, qui lui valait pourtant à lui aussi d'être
détenu et inculpé. Il a affirmé que pendant sa garde à vue il avait rencontré
le témoin à charge A. K. et a ajouté qu'un certain Laurel Murray, cousin
de l'auteur, avait été passé à tabac par des habitants de Raymonds peu
de temps avant la fusillade.
2.7 Dans son exposé final, le juge de première instance a averti les
jurés de ne pas se laisser influencer par des considérations politiques
et a laissé entendre que les dernières déclarations du témoin A. K. concernant
l'identification de l'auteur étaient sujettes à caution. Il a en outre
signalé que les autres témoins cités par l'accusation avaient déclaré
ne pas s'intéresser à la politique (ce qui sous-entendait que leurs témoignages
respectifs étaient beaucoup plus crédible).
2.8 En appel, l'avocat de la défense a fait valoir les arguments suivants
: a) la lourdeur excessive de la peine, qui ne se justifie pas au regard
des éléments de preuve fournis; b) l'irrégularité de l'exposé du juge,
qui n'avait pas mentionné les risques inhérents à l'identification de
l'auteur et les possibilités d'erreur sur la personne. Pour ce qui concerne
l'argument b), la Cour d'appel a statué qu'il n'y avait pas eu déni de
justice malgré l'absence de mise en garde officielle, et que les jurés
auraient rendu le même verdict si les mises en garde leur avaient été
communiquées. La section judiciaire avait surtout été saisie pour une
affaire d'identification.
2.9 Pour ce qui est de la violation des droits conférés à l'auteur par
l'article 14 du Pacte, le conseil rappelle la déposition recueillie sous
serment par l'enquêteur de la police criminelle qui a interrogé A. K.
en prison le 25 avril 1988. A. K. a reconnu que l'auteur était un ancien
ami devenu un adversaire politique. Il a également tenu sous serment les
propos suivants : "Je n'ai pas vu qui a tiré les coups de feu. Quelques
heures auparavant, Laurel Murray avait été tabassé par des gens [...].
C'est le cousin de Michael Freemantle. Il leur a dit que c'est moi qui
l'avais battu. La police savait que je n'avais rien à voir là-dedans.
[...] Le 1er septembre 1985, [...] on m'a amené devant l'inspecteur Davis,
qui m'a dit qu'il savait que je n'avais pas battu Laurel Murray [...].
Il a ajouté que, comme ils racontaient des mensonges sur mon compte, je
ferais mieux de raconter que Freemantle était l'auteur des coups de feu.
Il m'a dit que W. C. confirmerait mes déclarations. J'ai été arrêté [...]
pour coups et blessures sur la personne de Laurel Murray. Au tribunal,
j'ai vu Freemantle, qui m'a dit qu'il allait demander à Laurel Murray
de me faire envoyer en prison. L'affaire a été jugée et je n'ai pas été
condamné. Je suis allé au bureau de Davis qui a rédigé une déclaration...
Je l'ai lue et je l'ai certifiée exacte et conforme. J'affirmais dans
cette déclaration que j'avais vu Freemantle tirer les coups de feu. C'est
ce que j'ai déclaré au premier procès de Freemantle. [...] En 1986, l'inspecteur
Davis m'a arrêté et inculpé de coups de feu avec l'intention de nuire.
En janvier 1987, j'ai déclaré [à Freemantle] que j'avais fait un faux
témoignage au premier procès et que j'allais dire la vérité au second.
Davis m'a dit que si je me rétractais, il allait convaincre les témoins
de déposer contre moi pour me faire condamner. Comme j'étais menacé, j'ai
accepté de témoigner au nouveau procès de Freemantle mais en changeant
beaucoup de choses afin d'essayer de l'aider [...]. J'ai fait un faux
témoignage aux deux procès. J'ai menti par peur et à cause des menaces
de l'inspecteur Davis."
2.10 L'auteur a fait le même jour une déposition dans laquelle il déclare
qu'il est connu comme sympathisant du J.L.P. et qu'il y a constamment
des heurts entre les partisans du J.L.P. et ceux du P.N.P. Il affirme
qu'il est innocent, qu'il n'est pas rentré chez lui la nuit du 29 au 30
août 1985 et qu'il est resté à Mineral Heights. Une grande partie des
observations de l'auteur corroborent celles de A. K. dans sa déposition
recueillie sous serment.
2.11 Après vérification par la police des allégations de A. K., le parquet
a transmis le 14 juin 1988 l'ensemble du dossier ainsi établi au Gouverneur
général, lequel, indique la communication, n'a pas donné suite. Le Conseil
jamaïcain des droits de l'homme, au nom de l'auteur, s'est mis en relation
le 29 août 1990 avec un avocat jamaïcain, qui a conseillé de demander
le renvoi de l'affaire devant la Cour d'appel, spécifiant par ailleurs
que l'auteur n'obtiendrait pas l'aide judiciaire et se déclarant prêt
à le représenter.
2.12 En ce qui concerne la question des recours internes, le conseil
de l'auteur fait valoir que ce dernier est dans l'impossibilité matérielle
d'introduire une requête constitutionnelle, n'ayant pas les moyens financiers
nécessaires et ne pouvant pas non plus obtenir l'aide judiciaire. Il rappelle
qu'en Jamaïque, une personne qui veut introduire un recours de cette nature
trouve difficilement un avocat pour la représenter. Selon lui, puisque
l'auteur ne peut pas obtenir de l'État partie l'aide judiciaire indispensable,
on ne peut pas exiger de lui qu'il ait formé ce recours.
Teneur de la plainte
3.1 Le conseil de l'auteur estime que ce dernier n'a pas été jugé équitablement
au sens du paragraphe 1 de l'article 14, car l'enquêteur qui a "orienté"
les déclarations de A. K. de façon que celui-ci implique l'auteur a tout
aussi bien pu influencer les autres principaux témoins de l'accusation,
W. C. et C. C. Rappelant l'Observation générale No 13 du Comité, qui pose
qu'une autorité publique ne doit pas préjuger de l'issue d'un procès(4)
, il considère que l'inspecteur Davis a influé sur le jugement et qu'il
y a donc eu violation du paragraphe 2 de l'article 14.
3.2 Le conseil souligne qu'après avoir été arrêté le 1er septembre 1985,
l'auteur, selon la déclaration sous serment qu'il a signée le 27 octobre
1994, a attendu quatre jours en prison (May Pen) sans pouvoir s'entretenir
avec un avocat, avant d'être inculpé pour meurtre. Le conseil fait valoir
que rien ne justifiait cet intervalle de quatre jours entre le moment
où l'auteur a été incarcéré et celui où il a été informé des motifs d'inculpation.
Évoquant l'Observation générale No 8(5)
et les précédentes décisions(6) du
Comité, il considère que la détention provisoire de l'auteur constitue
une violation des paragraphes 2, 3 et 4 de l'article 9 du Pacte.
3.3 Invoquant les articles 7 et 10 du Pacte, le conseil rappelle que
lors des incidents du 28 mai 1990, l'auteur et d'autres prisonniers se
sont échappés de leurs cellules parce qu'ils n'avaient pas été autorisés
à prendre de l'exercice et à vider les seaux hygiéniques. L'agitation
a gagné d'autres quartiers de la prison. Après que les détenus eurent
regagné leurs cellules comme on le leur avait demandé, des gardiens ont
sorti l'auteur de la sienne, lui ont ôté ses vêtements, ont procédé à
une fouille corporelle puis, pendant à peu près cinq minutes, l'ont roué
de coups avec un objet métallique. Blessé à la tête, aux yeux, au ventre
et au genou, l'auteur a été abandonné dans sa cellule, sans soins médicaux.
Ce n'est qu'à minuit qu'il a été transporté à l'hôpital, où on lui a suturé
les plaies de la tête, après quoi il a été ramené à la prison. Le conseil
affirme qu'encore après cet incident, et alors qu'il y avait eu enquête
sur le comportement de certains gardiens, l'auteur a été constamment en
butte à des menaces verbales et des injures. Dans une lettre adressée
le 16 juin 1990 au conseil à Londres, le Conseil jamaïcain des droits
de l'homme a signalé que l'auteur avait été sauvagement matraqué à la
suite des troubles qui avaient éclaté à la prison à la fin du mois précédent
et a porté plainte au nom de l'auteur auprès des autorités jamaïcaines.
3.4 Le conseil estime que la manière dont l'auteur a été traité le 28
mai 1990 et l'insuffisance des soins médicaux qu'il a ensuite reçus, de
même que la crainte constante qu'il a des actes de rétorsion des gardiens,
constituent en fait une violation des articles 7 et 10 du Pacte, ainsi
que des articles 21, 30 et 32 de l'Ensemble de règles minima pour le traitement
des détenus.
3.5 Le conseil fait aussi valoir que la détention de l'auteur dans le
quartier des condamnés à mort dans des conditions très dures, depuis plus
de huit ans constitue une violation des articles 7 et 10 du Pacte, ce
maintien prolongé dans l'angoisse de la mort à venir étant en fait, comme
l'avait conclu la section judiciaire du Conseil privé dans l'affaire Pratt
and Morgan v. Attorney-General of Jamaica, un traitement cruel,
inhumain et dégradant. Renvoyant de façon générale aux rapports de deux
organisations non gouvernementales concernant les conditions de détention
des condamnés à mort, il souligne que l'auteur reste enfermé 22 heures
par jour dans une minuscule cellule, passant la plus grande partie de
ses heures de veille isolé de toute présence humaine, dans l'obscurité
et sans rien pour s'occuper. Selon le conseil, ces conditions sont en
elles-mêmes des violations des articles 7 et 10.
3.6 Le conseil considère que l'auteur a fait tout ce que l'on pouvait
attendre pour obtenir des instances internes réparation du traitement
qu'il a subi dans le quartier des condamnés à mort. Le parquet n'avait
toujours pas confirmé en décembre 1993 la mise en accusation des gardiens
qui avaient en mai 1990 causé par leurs brutalités la mort de trois détenus.
Selon le conseil, la procédure de saisine interne est totalement inopérante.
Décision du Comité concernant la recevabilité
4.1 À sa soixante-deuxième session, le Comité a examiné la question de
la recevabilité de la communication.
4.2 Le Comité s'est assuré, comme il est tenu de le faire en vertu du
paragraphe 2 a) de l'article 5 du Protocole facultatif, que la même affaire
n'était pas déjà en cours d'examen devant une autre instance internationale
d'enquête ou de règlement.
4.3 La communication a été portée en mars 1995 à la connaissance de l'État
partie, qui a été invité à présenter, aux fins de la décision concernant
la recevabilité de la plainte, les renseignements et observations qu'il
jugeait utiles. L'État partie n'a pas donné suite à cette demande, bien
qu'un rappel lui ait été adressé en octobre 1997. Le Comité a regretté
cette absence de coopération et, dans ces circonstances, il devait accorder
le crédit voulu aux affirmations de l'auteur, pour autant qu'elles étaient
suffisamment étayées au regard de la recevabilité de la communication.
4.4 L'auteur, invoquant l'article 14 du Pacte, contestait l'appréciation
des faits et des éléments de preuve par le juge et le jury. Le Comité
a rappelé qu'il ne lui appartenait pas de se prononcer sur un point de
cette nature - c'est généralement aux juridictions de recours des États
parties que revient cette fonction -, sauf lorsqu'il peut être établi
que l'appréciation des éléments de preuve qui a été faite dans un procès,
ou les instructions qui ont été données aux jurés, étaient manifestement
arbitraires ou constituaient un déni de justice. La communication n'indiquait
nullement que le procès de l'auteur était de toute évidence entaché d'arbitraire
ou constituait en fait un déni de justice. Cette affirmation n'étant pas
étayée, cette partie de la communication n'était pas recevable au regard
de l'article 2 du Protocole facultatif.
4.5 L'auteur a suffisamment étayé les autres affirmations, qui concernent
les circonstances de sa détention provisoire (par. 2 à 4 de l'article
9 du Pacte), les coups et menaces qu'il dit avoir reçus dans le quartier
des condamnés à mort et les conditions de détention. L'État partie n'ayant
donné aucun renseignement quant à l'existence de recours utiles dont l'auteur
pouvait encore se prévaloir, le Comité a considéré que ces affirmations
étaient à examiner au fond.
Observations de l'État partie sur le fond et commentaires du conseil
5.1 Dans ses observations datées du 3 juin 1998, l'État partie fait valoir
que les allégations de l'auteur concernant les articles 7 et 10 comportent
deux volets, le premier étant l'affirmation qu'au cours des incidents
du 28 mai 1990, l'auteur a été sauvagement battu par les gardiens puis
privé de soins médicaux pendant plusieurs heures. Sur ce point, l'État
partie a informé le Comité que "les trois décès de détenus survenus
au cours des événements de 1990 ont fait l'objet d'une enquête du Coroner
au cours de laquelle l'auteur a été entendu. Les résultats de cette enquête
seront transmis au Comité".
5.2 S'agissant du second aspect, à savoir l'allégation de violation des
articles 7 et 10 pour cause de détention prolongée dans le quartier des
condamnés à mort, l'État partie nie qu'il y ait eu violation du Pacte
et renvoie le Comité à sa décision dans l'affaire Pratt et Morgan(7).
En conséquence, une durée déterminée dans le quartier des condamnés à
mort ne constitue pas une violation du Pacte, et la sentence de mort à
l'encontre de l'auteur a été commuée conformément au droit interne.
5.3 En ce qui concerne l'allégation de violation des paragraphes 2, 3
et 4 de l'article 9 au motif que l'auteur a été détenu pendant quatre
jours avant d'être informé des chefs d'accusation retenus contre lui,
l'État partie rejette cette allégation, puisqu'il affirme avoir procédé
à l'enquête, d'où il ressortait que l'auteur a été informé de la nature
des accusations portées contre lui au moment de son arrestation. La mise
en accusation officielle pour meurtre a peut-être eu lieu à un stade ultérieur
mais cela ne constituait ni une entrave à l'exercice par l'auteur de ses
droits ni une violation de ceux-ci.
5.4 Dans ses dernières observations datées du 24 août 1999, l'État partie
informe le Comité qu'en ce qui concerne les allégations selon lesquelles
l'auteur aurait été battu par des gardes le 28 mai 1990, l'auteur, interrogé
au ministère, n'a pas pu se rappeler le nom des gardiens qui auraient
participé à ce passage à tabac. Tout ce dont il se souvenait était que
l'un des gardiens s'appelait "Big Six". Après enquête, il s'est
avéré que "Big Six" ne travaillait plus à la prison. Par ailleurs,
le directeur de la prison de l'époque (il y a neuf ans) est depuis parti
à la retraite. Faute de connaître les noms des intéressés, le ministère
n'a pas pu procéder à une véritable enquête.
5.5 Dans ces mêmes observations, l'État partie affirme que l'auteur,
lorsqu'il a été interrogé au ministère, a admis avoir été le principal
artisan des émeutes de 1990 et que, tout bien considéré, si les gardiens
n'avaient pas fait usage de la force pour maîtriser les détenus, le résultat
aurait été bien pire.
5.6 L'État partie soutient également que l'auteur n'a pas été privé de
soins médicaux en 1990, comme il l'affirme dans sa plainte. Il a été examiné
à plusieurs occasions par le responsable du service médical de la prison
et a reçu des soins à l'hôpital de Spanish Town. L'État partie nie par
conséquent qu'il y ait eu une quelconque violation des articles 7 et 10
ayant trait aux soins médicaux.
5.7 En ce qui concerne les allégations de violation du Pacte à raison
des conditions de détention dans le quartier des condamnés à mort, notamment
l'allégation du conseil selon laquelle l'auteur a passé 22 heures dans
une cellule obscure, etc. (voir plus haut, par. 3.5), l'État partie se
réfère à la jurisprudence du Comité(8)
pour nier qu'il y ait eu une quelconque violation du Pacte.
6.1 Dans ses observations datées du 4 novembre 1998, le conseil fait
valoir que l'État partie ne nie aucunement l'allégation de l'auteur selon
laquelle ce dernier aurait fait l'objet de mauvais traitements le 28 mai
1990, aurait été par la suite privé de soins adéquats et aurait craint
en permanence des représailles de la part des gardiens. Le conseil soutient
que l'État partie n'a apporté aucun élément de preuve contredisant les
allégations formulées par l'auteur dans la plainte du 15 février 1995,
et il soutient par conséquent qu'il y a eu violation des articles 7 et
10 du Pacte.
6.2 S'agissant de l'allégation de violation des articles 7 et 10 du Pacte
en raison du maintien de l'auteur dans le quartier des condamnés à mort
pendant plus de huit ans, le conseil soutient que l'État partie apprécie
mal la jurisprudence du Comité lorsqu'il affirme qu'une période déterminée
de séjour dans le quartier des condamnés à mort ne constitue pas une violation
du Pacte. Le conseil fait valoir que la détention dans le quartier des
condamnés à mort pendant plus de huit ans peut constituer une violation
de l'article 7 et du paragraphe 1 de l'article 10 si l'auteur peut prouver
d'autres circonstances impérieuses, et qu'il convient de se référer à
cet égard au paragraphe 8.1 de la communication No 588/1994. Le conseil
fait respectueusement remarquer au Comité que, pendant sa détention dans
le quartier des condamnés à mort, l'auteur était maintenu dans une cellule
minuscule 22 heures par jour et qu'il passait la plupart des moments où
il était éveillé isolé des autres détenus et sans aucune occupation. Pour
ajouter à son humiliation et à l'atteinte à sa dignité d'être humain,
l'auteur était maintenu l'essentiel du temps dans l'obscurité. Le conseil
fait valoir que l'État partie n'a pas nié la réalité constante de ces
faits pendant l'incarcération de l'auteur dans le quartier des condamnés
à mort, se contentant d'affirmer qu'une procédure judiciaire longue ne
constitue pas en soi un traitement cruel, inhumain ou dégradant.
6.3 S'agissant de l'argument par lequel l'État partie conteste qu'il
y a eu violation des paragraphes 2, 3 et 4 de l'article 9 du fait que
l'auteur n'a pas été promptement informé des chefs d'accusation retenus
contre lui, le conseil réitère qu'au moment de son arrestation, l'auteur
n'était pas au courant des chefs d'accusation. Il soutient que l'État
partie n'a donné aucune précision quant à la nature de l'enquête effectuée
ni n'en a communiqué les résultats au Comité ou à l'auteur. Le conseil
continue d'affirmer que l'auteur a été maintenu en détention pendant quatre
jours sans contact avec l'extérieur avant d'être informé qu'il était accusé
de meurtre. Il affirme que l'État partie ne nie pas ces allégations et
se contente de dire qu'elles n'étaient pas préjudiciables à l'auteur vu
que ce dernier était au courant de la nature des accusations portées contre
lui au moment de son arrestation. Le conseil fait en outre valoir qu'aucun
élément d'explication convaincant n'a été avancé au cours du procès ni
par la suite par l'État partie en ce qui concerne le délai de quatre jours
entre l'arrestation de l'auteur et le moment où l'inspecteur chargé de
l'enquête a pu lui parler. Le conseil réitère qu'un tel retard constitue
une violation du Pacte.
Examen quant au fond
7.1 Le Comité des droits de l'homme a examiné la présente communication
à la lumière de toutes les informations qui lui avaient été soumises par
les parties, comme il y est tenu par le paragraphe 1 de l'article 5 du
Protocole facultatif.
7.2 En ce qui concerne la plainte de mauvais traitements subis pendant
la détention à la prison du district de St. Catherine, le Comité note
que l'auteur a formulé des allégations très précises concernant l'incident
au cours duquel il a été battu (voir par. 3.3 plus haut). Le Comité prend
note des informations fournies par l'État partie selon lesquelles les
événements de 1990 au cours desquels trois prisonniers avaient trouvé
la mort ont fait l'objet d'une enquête dans le cadre de laquelle l'auteur
a été entendu. Il prend note également des informations contenues dans
les nouvelles observations de l'État partie, où ce dernier affirme que
lorsque l'auteur a été interrogé au ministère, il n'a pas pu donner suffisamment
de renseignements sur l'identité des personnes qui l'avaient battu, et
les noms qu'il a fournis étaient ceux de personnes qui soit ne travaillaient
plus à la prison soit avaient pris leur retraite. L'État partie a donc
estimé qu'aucune enquête sérieuse n'était possible. Le Comité estime que
le fait que les auteurs du passage à tabac ne travaillent plus à la prison
ne dégage nullement l'État partie de ses obligations d'assurer la jouissance
des droits proclamés dans le Pacte. Le Comité constate que l'État partie
n'a pas ordonné d'enquête en 1990 après que le Conseil jamaïcain des droits
de l'homme a porté plainte au nom de l'auteur auprès des autorités, l'État
partie n'ayant pas réfuté les allégations de l'auteur, celles-ci doivent
être dûment prises en considération. En l'occurrence, le droit de l'auteur
de ne pas être soumis à un traitement dégradant mais d'être traité avec
humanité et dans le respect de la dignité inhérente à l'être humain a
été violé, en infraction de l'article 7 et du paragraphe 1 de l'article
10.
7.3 En ce qui concerne les conditions de détention dans le quartier des
condamnés à mort de la prison du district de St. Catherine, le Comité
note que l'auteur a avancé des allégations précises au sujet de ses conditions
de détention déplorables. Il affirme être maintenu dans une cellule de
deux mètres carrés pendant 22 heures par jour, isolé des autres détenus
pratiquement toute la journée. Il passe l'essentiel de son temps d'éveil
dans l'obscurité et ne peut s'occuper à rien. Il n'est autorisé ni à travailler
ni à poursuivre des études. L'État partie n'a pas réfuté ces allégations
précises. Dans ces conditions, le Comité estime que le maintien de l'auteur
dans cette situation constitue une violation du paragraphe 1 de l'article
10 du Pacte.
7.4 L'auteur affirme qu'il y a eu violation du paragraphe 3 de l'article
9 du Pacte du fait que quatre jours s'étaient écoulés entre son arrestation
et sa comparution devant une autorité judiciaire. Le Comité constate que
l'État partie n'a pas abordé spécifiquement la question, se contentant
de déclarer en termes généraux que l'auteur était au courant des raisons
qui avaient motivé son arrestation. Le Comité réaffirme qu'il ne devrait
pas s'écouler plus de quelques jours entre le moment où l'accusé est arrêté
et celui où il comparaît devant une autorité judiciaire. En l'absence
de justification pour n'avoir déféré l'auteur devant une autorité judiciaire
que quatre jours après son arrestation, le Comité estime qu'il y a violation
du paragraphe 3 de l'article 9 du Pacte.
7.5 L'auteur affirme également qu'il y a eu violation des paragraphes
2 et 4 de l'article 9 parce qu'il n'a pas été informé dans les plus brefs
délais des chefs d'accusation retenus contre lui au moment de son arrestation.
Le paragraphe 2 de l'article 9 du Pacte confère à tout individu arrêté
le droit d'être informé, au moment de son arrestation, des raisons de
son arrestation et de recevoir notification dans le plus court délai de
toute accusation portée contre lui. Le conseil affirme que l'auteur n'a
été informé de l'accusation portée contre lui que quatre jours après son
arrestation. Le Comité note que, selon l'État partie, l'auteur était au
courant des raisons de son arrestation, de manière générale, même si l'accusation
de meurtre ne lui a été signifiée officiellement que quatre jours après
son arrestation. Il note également l'information apportée par le conseil,
selon lequel, dans une déclaration signée et datée du 4 mai 1988, l'auteur
affirme avoir été arrêté et accusé de meurtre le 1er septembre 1985. Le
Comité note également que la question n'a pas été portée à l'attention
des tribunaux jamaïcains. Compte tenu des renseignements dont il dispose,
le Comité estime que l'auteur connaissait les raisons de son arrestation
et qu'il n'y a donc pas eu violation du Pacte à cet égard. Le Comité n'a
relevé aucun fait étayant une violation du paragraphe 4 de l'article 9.
8. Le Comité des droits de l'homme, agissant en vertu du paragraphe 4
de l'article 5 du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international
relatif aux droits civils et politiques, estime que les faits dont il
est saisi font apparaître une violation de l'article 7, du paragraphe
1 de l'article 10 et du paragraphe 3 de l'article 9 du Pacte.
9. En vertu du paragraphe 3 a) de l'article 2 du Pacte, l'État partie
a l'obligation d'assurer à M. Freemantle une réparation appropriée et
utile. Il est tenu de veiller à ce que des violations analogues ne se
reproduisent pas à l'avenir.
10. En adhérant au Protocole facultatif, la Jamaïque a reconnu que le
Comité avait compétence pour déterminer s'il y a eu ou non violation du
Pacte. La présente affaire a été communiquée pour examen avant que la
dénonciation du Protocole facultatif par la Jamaïque ne prenne effet,
le 23 janvier 1998; celui-ci, selon le paragraphe 2 de l'article 12 dudit
protocole, continue d'être applicable à la communication. Conformément
à l'article 2 du Pacte, l'État partie s'est engagé à garantir à tous les
individus se trouvant sur son territoire et relevant de sa juridiction
les droits reconnus dans le Pacte et à assurer un recours utile et exécutoire
lorsqu'une violation a été établie. Le Comité souhaite recevoir de l'État
partie, dans un délai de 90 jours, des renseignements sur les mesures
prises pour donner effet à ses constatations. L'État partie est également
prié de publier les constatations du Comité.
[Adopté en anglais (version originale), en espagnol et en français. Paraîtra
ultérieurement en arabe, en chinois et en russe dans le rapport annuel
présenté par le Comité à l'Assemblée générale.]
Opinion individuelle de M. Eckart Klein
Je pense que le Comité aurait dû spécifier expressément que l'auteur avait
droit, indépendamment de toute autre réparation appropriée possible, à une
indemnisation, en vertu du paragraphe 5 de l'article 9 du Pacte. Quelqu'un
comme l'auteur, qui a été arrêté mais n'a pas été traduit dans le plus court
délai devant un juge conformément au paragraphe 3 de l'article 9 du Pacte
(voir par. 7.4 des constatations) est illégalement détenu. Son droit à indemnisation
découle donc de la violation du droit consacré à l'article 9.
Eckart Klein (signé)
[Fait en anglais (version originale), en espagnol et en français. Paraîtra
ultérieurement en arabe, en chinois et en russe dans le rapport annuel
présenté par le Comité à l'Assemblée générale.]
Notes
1. Constatations rendues publiques sur décision du Comité des droits de
l'homme.
2. * Les membres du Comité ci-après ont participé à l'examen de la communication
: M. Abdelfattah Amor, M. Nisuke Ando, M. Prafullachandra Natwarlal Bhagwati,
Mme Christine Chanet, Lord Colville, Mme Elizabeth Evatt, Mme Pilar Gaitán
de Pombo, M. Louis Henkin, M. Eckart Klein, M. David Kretzmer, M. Rajsoomer
Lallah, Mme Cecilia Medina Quiroga, M. Martin Scheinin, M. Hipólito Solari
Yrigoyen, M. Roman Wieruszewski, M. Maxwell Yalden et M. Abdallah Zakhia.
3. ** Le texte d'une opinion individuelle de M. Eckart Klein est joint
au présent document.
4. 1 Observation générale 13 [21] (art. 14), par. 7.
5. 2 L'Observation générale 8 [16] (art. 9), spécifie (par. 2
et 3) que le délai visé au paragraphe 3 de l'article 9 ne doit pas dépasser
quelques jours (CCPR/C/21/Rev.1).
6. 3 Communications Nos 257/1987 (Kelly c. Jamaïque), 277/1988
(Jijon c. Équateur) et 336/1988 (Andre Fillastre
c. Bolivie).
7. 4 Voir les communications Nos 210/1986 et 225/1987. Au paragraphe
13.6, il est dit "... En principe, une procédure judiciaire prolongée
ne constitue pas en soi un traitement cruel, inhumain ou dégradant, même
si elle peut être pour les prisonniers condamnés une cause de souffrance
psychique".
8. 5 Voir communication No 619/1995 (F. Diedrick c. Jamaïque).