Comité des droits de l'homme
Cinquante-septième session
8 - 26 juillet 1996
ANNEXE*
Décision du Comité des droits de l'homme en vertu du Protocole
facultatif se rapportant au Pacte international relatif
aux droits civils et politiques
- Cinquante-septième session -
Communication No 645/1995
Présentée par : Mme Vaihere Bordes et M. John Temeharo [représentés
par un conseil]
Au nom de : Les auteurs
Etat partie : France
Date de la communication : 26 juillet 1995 (date de la lettre
initiale)
Le Comité des droits de l'homme, institué en vertu de l'article
28 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques,
Réuni le 22 juillet 1996,
Adopte la décision suivante sur la recevabilité :
Décision sur la recevabilité
1. Les auteurs de la communication sont Vaihere Bordes, Noël Narii Tauira
et John Temeharo, tous citoyens français résidant à Papeete, Tahiti (Polynésie
française). Tous se déclarent victimes de violations par la France des
articles 6 et 17 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques.
Les auteurs sont représentés par un conseil.
Exposé des faits et allégations
2.1 Le 13 juin 1995, le Président de la République française, Jacques
Chirac, a annoncé que la France avait l'intention de procéder à une série
d'essais nucléaires souterrains sur les atolls de Mururoa et Fangataufa,
dans le Pacifique Sud. Les auteurs protestent contre la décision du président
Chirac qui, disent-ils, constitue une violation manifeste du droit international.
Ils affirment que les essais font peser une menace sur leur droit à la
vie et leur droit de ne pas être l'objet d'immixtions arbitraires dans
leur vie privée et leur vie de famille. Après la soumission de la communication,
six essais nucléaires souterrains ont été effectués entre le 5 septembre
1995 et le début de 1996. D'après l'Etat partie, ces essais souterrains
devraient être les derniers auxquels procédera la France, le président
Chirac ayant annoncé l'intention de la France d'adhérer au Traité d'interdiction
complète des essais nucléaires qui doit être adopté à Genève à la fin
de l'année 1996.
2.2 Les auteurs rappellent les Observations générales du Comité des droits
de l'homme sur le droit à la vie, en particulier l'Observation générale
No 14[23] sur les armes nucléaires, et ajoutent que de nombreuses études
montrent que les essais nucléaires font peser une menace sur la vie, en
raison des effets directs des radiations sur la santé des habitants de
la zone des essais, qui se manifestent par une augmentation des cas de
cancer et de leucémie, ainsi que par des risques d'ordre génétique. Les
auteurs affirment que la vie humaine est menacée indirectement par la
contamination de la chaîne alimentaire.
2.3 Selon les auteurs, les autorités françaises n'ont pas pris toutes
les mesures voulues pour protéger la vie et la sécurité des habitants.
Les autorités n'auraient pas apporté la preuve que les essais nucléaires
n'étaient pas dangereux pour la santé des habitants du Pacifique Sud et
pour l'environnement. Les auteurs prient en conséquence le Comité de demander
à la France, en application de l'article 86 du règlement intérieur, de
ne procéder à aucun essai nucléaire tant qu'une commission internationale
indépendante n'aura pas conclu que les essais sont effectivement sans
danger et ne violent aucun des droits protégés par le Pacte. A ses cinquante-quatrième
et cinquante-cinquième sessions, le Comité a décidé de ne pas solliciter
de mesure provisoire au titre de l'article 86.
2.4 En ce qui concerne l'obligation d'épuiser les recours internes, les
auteurs font valoir que l'urgence les empêche d'attendre l'issue d'une
action en justice devant les tribunaux français. Ils ajoutent que les
recours internes sont, dans la pratique, inefficaces et qu'ils n'en retireraient
ni protection ni réparation.
Observations de l'Etat partie sur la recevabilité de la communication
3.1 Dans ses observations datées du 22 janvier 1996 présentées en application
de l'article 91 du règlement intérieur, l'Etat partie conteste la recevabilité
de la communication pour plusieurs motifs.
3.2 L'Etat partie fait valoir à titre principal que les auteurs ne sauraient
se prévaloir de la qualité de victimes au sens des dispositions des articles
premier et 2 du Protocole facultatif. A cet égard, il renvoie aux arguments
avancés dans les observations qu'il a présentées à la Commission européenne
des droits de l'homme dans l'affaire No 28024/95 présentée à cet organe,
et qui est pratiquement identique à celle dont le Comité est saisi. L'Etat
partie donne une description détaillée de la géologie de l'atoll de Mururoa
où ont lieu la plupart des essais souterrains, et des techniques mises
au point pour le déroulement de ces essais. Il souligne que ces techniques
visent à offrir une sécurité maximale et à réduire au minimum les risques
de contamination radioactive de l'environnement et de l'atmosphère. L'Etat
partie rejette l'argument des auteurs selon lequel des essais souterrains
effectués précédemment au cours des années 70 et des incidents qui se
seraient produits au cours de ces essais auraient provoqué des fissures
dans la structure géologique de l'atoll, ce qui aurait accru le risque
d'échappement de résidus radioactifs par un phénomène d'expulsion gazeuse
appelé "venting".
3.3 L'Etat partie rejette en outre l'argument selon lequel les essais
exposent la population des îles qui entourent la zone de tir à un risque
accru d'irradiation. Il rappelle que le niveau de radioactivité relevé
à Mururoa est identique à celui observé sur d'autres îles et atolls du
Pacifique Sud, et qu'il est, par exemple, inférieur à celui qui est relevé
en France métropolitaine : ainsi, le niveau de césium 137 mesuré en Polynésie
française en 1994 correspondait au tiers du niveau mesuré en France et
dans l'hémisphère nord à la même date, hémisphère où, est-il noté, les
émissions résultant de l'accident nucléaire de Tchernobyl (Ukraine) en
1985 sont encore nettement mesurables.
3.4 Les mêmes observations valent pour la contamination alléguée et attendue
de la chaîne alimentaire sous l'effet des essais nucléaires. L'Etat partie
réfute l'argument des auteurs selon lequel ceux-ci courent le risque d'être
contaminés par consommation de produits agricoles et de poisson provenant
du voisinage de la zone des essais. Il souligne que toutes les études
scientifiques sérieuses concernant les effets des essais nucléaires souterrains
sur l'environnement ont conclu que tous les éléments radioactifs qui pourraient
remonter à la surface du lagon de Mururoa ou de Fangataufa sont ensuite
dilués dans l'océan à des niveaux d'une parfaite innocuité pour la faune
et la flore marines et, à fortiori, pour les êtres humains. De même, l'Etat
partie rejette comme non fondée l'affirmation des auteurs selon laquelle
le nombre de cas de cancer a augmenté en Polynésie française sous l'effet
des essais nucléaires français dans cette zone.
3.5 L'Etat partie note que, par le passé, il a donné accès à la zone
des essais à plusieurs commissions d'enquête indépendantes, notamment
en 1982 à une mission dirigée par le vulcanologue de réputation internationale,
Haroun Tazieff, en 1983 à une mission d'experts de Nouvelle-Zélande, d'Australie
et de Papouasie-Nouvelle-Guinée, en 1987 à une mission de J.Y. Cousteau,
etc. Le Lawrence Livermore Laboratory (Californie) et l'International
Laboratory of Marine Radioactivity de Monaco, notamment, ont confirmé
que le suivi des effets des essais sur l'environnement effectué par les
autorités françaises a été sérieux et d'excellente qualité.
3.6 Compte tenu de ce qui précède, l'Etat partie affirme que les auteurs
n'ont pas apporté, comme il leur incombait, la preuve établissant qu'ils
sont "victimes" au sens de l'article premier du Protocole facultatif.
Il note que les auteurs ne peuvent soutenir que le risque auquel les essais
nucléaires pourraient les exposer serait tel qu'une violation de leurs
droits énoncés aux articles 6 et 17 du Pacte deviendrait imminente. Des
violations purement théoriques et hypothétiques ne suffisent pas à en
faire des "victimes" au sens du Protocole facultatif.
3.7 A titre subsidiaire, l'Etat partie avance que la communication est
irrecevable au titre du paragraphe 2 a) de l'article 5 du Protocole facultatif,
du fait que ses auteurs, Mme Bordes et M. Tauira, sont coauteurs de la
plainte dont la Commission européenne des droits de l'homme a été saisie
et qu'elle a enregistrée en août 1995 sous le numéro 28204/95. L'Etat
partie rappelle la réserve qu'il a émise concernant le paragraphe 2 a)
de l'article 5, aux termes de laquelle le Comité "ne sera pas compétent
pour examiner une communication émanant d'un particulier si la même question
est en cours d'examen ou a déjà été examinée par une autre instance internationale
d'enquête ou de règlement". Comme la communication que la Commission
européenne a examinée et déclarée irrecevable le 4 décembre 1995 concernait
en fait l'illicéité alléguée des essais nucléaires français et donc "la
même question", l'Etat partie exclut la compétence du Comité s'agissant
de la présente communication.
3.8 A titre subsidiaire également, l'Etat partie affirme que la communication
est irrecevable au motif du non-épuisement des recours internes. Il renvoie
aux arguments avancés devant la Commission européenne des droits de l'homme
sur ce point : ainsi, les auteurs auraient pu déposer plainte devant
le Conseil d'Etat et former un recours pour excès de pouvoir contre la
décision prise par le président Chirac de reprendre les essais nucléaires.
Contrairement à ce qu'affirment les auteurs, il n'y a pas lieu de considérer
à priori que ce recours serait vain ou inefficace. En outre, l'Etat partie
note que, puisque les auteurs invoquent essentiellement les risques que
les essais entraînent potentiellement pour leur santé et pour l'environnement,
ils auraient dû demander une indemnisation auprès des autorités compétentes,
ce qu'ils n'ont pas fait. Dans l'hypothèse d'un refus, il leur aurait
été loisible de former devant la juridiction administrative un recours
en responsabilité sans faute.
3.9 Enfin, l'Etat partie affirme que la communication des auteurs est
incompatible ratione materiae avec les dispositions des articles
6 et 17 du Pacte. Pour l'Etat partie, l'article 6 ne s'applique que dans
le cas d'une menace sur le droit à la vie qui soit réelle et immédiate
et qui présente un certain degré de certitude, ce qui n'est pas le cas
en l'espèce. La même remarque vaut pour l'article 17, aux termes duquel
l'immixtion proscrite est une immixtion réelle et effective dans la vie
privée ou la vie de famille et non le risque d'une immixtion purement
hypothétique.
4.1 Dans ses observations datées du 8 avril 1996, l'avocate qui représente
les auteurs affirme que les risques que les essais nucléaires déjà effectués
représentent pour la vie, la santé et l'environnement des auteurs sont
réels et graves. Elle déplore que l'impact des essais prévus et des essais
effectués n'ait pas fait l'objet d'une enquête internationale indépendante.
Elle critique le manque de transparence des autorités françaises qui,
dit-elle, donnent même des indications inexactes concernant le nombre
véritable d'essais nucléaires souterrains effectués à Mururoa et
à Fangataufa depuis les années 70. Elle souligne en outre que même les
rapports cités par l'Etat partie lui-même (voir par. 3.5 ci-dessus) contiennent
des passages qui mettent en garde contre le danger de fuite de particules
radioactives (césium 134, iode 131) par les puits souterrains. La contamination
de l'atmosphère est donc réelle, mais l'Etat partie a préféré ne retenir
que les conclusions qui lui étaient favorables.
4.2 Le conseil soutient que les tirs ont des effets néfastes sur l'environnement
marin dans la zone des essais, effets qui se répercutent sur tout l'écosystème
de la région, la radioactivité se propageant par la chaîne alimentaire
(en particulier le poisson). Elle note que dans un rapport de juillet
1995, l'organisation Médecins sans frontières critique à juste titre le
manque de suivi médical de la population de la Polynésie française après
les tirs.
4.3 Selon le conseil, il est fort probable que les essais nucléaires
effectués entraîneront une augmentation du nombre de cas de cancer parmi
les habitants de Polynésie française. Le conseil admet qu'il est trop
t_t pour mesurer l'étendue de la contamination de l'écosystème, du milieu
marin et de la chaîne alimentaire par la radiation, car les cancers peuvent
mettre 10 à 30 ans pour se développer et se déclarer; il en est de même
pour les malformations génétiques. Elle note que certains rapports ont
révélé la présence d'iode 131 en quantité significative dans le lagon
après les tirs, et croit pouvoir affirmer que la découverte de césium
134 dans les eaux du lagon est une indication du manque d'étanchéité des
puits souterrains, à travers lesquels des particules radioactives risquent
de s'échapper encore à l'avenir. Enfin, l'empoisonnement de poissons du
Pacifique Sud par une substance toxique recouvrant des algues qui poussent
sur les récifs coralliens morts devrait avoir des répercussions néfastes,
car cette substance est à l'origine d'une maladie appelée la ciguatera;
il y aurait une corrélation entre les tirs effectués dans le Pacifique
Sud et l'intoxication croissante des poissons et des êtres humains par
la ciguatera.
4.4 A la lumière de ce qui précède, le conseil affirme que les auteurs
peuvent effectivement se prévaloir de la qualité de victimes au sens de
l'article premier du Protocole facultatif. A son sens, les risques pesant
sur la santé de M. Temeharo et de Mme Bordes sont importants et dépassent
clairement le cadre des possibilités purement théoriques. D'après elle,
il ne peut être procédé à l'évaluation des risques d'atteinte aux droits
des auteurs énoncés aux articles 6 et 17 qu'au stade de l'examen de la
communication quant au fond. Aux fins de la recevabilité, les auteurs
se sont acquittés de l'obligation de faire la preuve puisqu'ils ont formulé
des allégations qui paraissent, de prime abord, fondées.
4.5 Le conseil conteste que la communication soit irrecevable en vertu
du paragraphe 2 a) de l'article 5 du Protocole facultatif. Elle fait observer
que Mme Bordes, par une lettre datée du 17 août 1995, a retiré la plainte
qu'elle avait présentée à la Commission européenne des droits de l'homme;
M. Tauira quant à lui, par une lettre datée du 18 août 1995, a retiré
la communication qu'il avait adressée au Comité des droits de l'homme.
Le conseil soutient en outre que la réserve formulée par la France à propos
du paragraphe 2 a) de l'article 5 du Protocole facultatif ne peut être
invoquée en l'espèce; elle affirme à cet égard que ladite réserve ne peut
s'appliquer que si "la même question" a fait l'objet d'une décision
quant au fond de la part d'une autre instance internationale d'enquête
ou de règlement. En l'occurrence, la Commission européenne des droits
de l'homme a déclaré irrecevable la requête dont elle était saisie, sans
examiner quant au fond les allégations des auteurs.
4.6 Le conseil estime que les auteurs doivent être considérés comme s'étant
acquittés de l'obligation d'épuiser les recours internes dans la mesure
où les recours judiciaires disponibles sont à l'évidence inefficaces.
Elle relève à ce propos que la décision du président Chirac de reprendre
les essais nucléaires dans le Pacifique Sud échappe à tout contr_le juridictionnel,
comme le confirme, d'après elle, la jurisprudence du Conseil d'Etat, la
plus haute juridiction administrative. A cet égard, dans une décision
rendue en 1975 / Décision prise dans l'affaire Sieur Paris
de Bollardière le 11 juillet 1975./, le Conseil d'Etat avait déjà
considéré que la création d'une zone de sécurité autour des zones d'essais
nucléaires dans le Pacifique Sud était un acte de gouvernement qui n'était
pas détachable des relations internationales de la France et n'était donc
pas susceptible d'un contr_le juridictionnel. Les mêmes considérations
valent pour la présente affaire. Le conseil note en outre que l'Association
Greenpeace France a contesté devant le Conseil d'Etat la décision de reprendre
les essais nucléaires : dans sa décision du 29 septembre 1995, le Conseil
d'Etat a débouté les requérants en invoquant la théorie de l'"acte
de gouvernement" / Association Greenpeace France
: Décision du 29 septembre 1995./.
4.7 Le conseil réaffirme que les communications des auteurs sont compatibles
ratione materiae avec les articles 6 et 17 du Pacte. Pour ce qui
est de l'article 6, elle rappelle que le Comité des droits de l'homme
a toujours considéré, y compris dans son Observation générale 6[16] sur
l'article 6, que le droit à la vie ne devait pas être interprété dans
un sens restrictif et que les Etats devaient prendre des mesures positives
pour protéger ce droit. Lorsqu'il examine les rapports périodiques des
Etats parties, par exemple, le Comité demande fréquemment des informations
sur les mesures prises pour réduire la mortalité infantile ou accroître
l'espérance de vie et sur les mesures concernant la protection de l'environnement
ou de la santé publique. Le conseil rappelle que le Comité lui-même a
déclaré, dans son Observation générale 14[23] du 2 novembre 1984, que
la conception, la mise à l'essai, la possession et le déploiement d'armes
nucléaires constituaient l'une des plus graves menaces contre le droit
à la vie.
4.8 En ce qui concerne les allégations des auteurs au titre de l'article
17, le conseil souligne que la vie familiale des auteurs est réellement
menacée et que les risques de voir un membre de leur famille mourir de
cancer, de leucémie, de ciguatera, etc. augmentent tant que des mesures
ne sont pas prises pour prévenir les fuites, dans l'atmosphère et l'environnement,
de matières radioactives libérées par les essais souterrains. Il s'agirait
là, d'après le conseil, d'une immixtion illégale dans la vie privée et
familiale des auteurs.
Délibérations du Comité
5.1 Avant d'examiner une plainte soumise dans une communication, le Comité
des droits de l'homme doit, conformément à l'article 87 de son règlement
intérieur, déterminer si cette communication est recevable en vertu du
Protocole facultatif se rapportant au Pacte.
5.2 Le Comité note que M. Tauira, par une lettre datée du 18 août 1995,
a retiré la communication qu'il lui avait soumise, de façon à pouvoir
en saisir la Commission européenne des droits de l'homme. Le Comité cesse
en conséquence d'examiner la plainte de cet auteur. De son c_té, Mme Bordes,
par télécopie du 17 août 1995, a retiré la plainte qu'elle avait présentée
à la Commission européenne des droits de l'homme, avant même que la Commission
ait pris la moindre décision. Par conséquent, l'affaire dont la Commission
européenne a été saisie et l'affaire soumise au Comité n'étant pas identiques,
le Comité n'a pas à examiner la question de savoir si la réserve formulée
par la France à propos du paragraphe 2 a) de l'article 5 du Protocole
facultatif s'applique en l'espèce.
5.3 Dans leur communication initiale, les auteurs s'élèvent contre la
décision du président Chirac de reprendre les essais nucléaires souterrains
à Mururoa et Fangataufa, estimant qu'il s'agit là d'une violation de leurs
droits au titre des articles 6 et 17 du Pacte. Dans des lettres ultérieures,
ils réitèrent leur allégation, en affirmant que les essais auxquels il
a été procédé ont accru les menaces qui pèsent sur leur vie et sur celle
des membres de leur famille.
5.4 Le Comité a pris note de l'affirmation de l'Etat partie selon laquelle
les auteurs ne peuvent pas être considérés comme des "victimes"
au sens de l'article premier du Protocole facultatif. Il rappelle que
pour qu'une personne puisse se prétendre victime d'une violation d'un
droit protégé par le Pacte, elle doit prouver soit que l'acte ou l'omission
de l'Etat partie a déjà eu des conséquences négatives sur l'exercice de
ce droit, soit que la menace de telles conséquences est réelle /
Voir, par exemple, la décision concernant la communication No 429/1990
(E.W. et consorts c. Pays-Bas) adoptée le 8 avril 1996,
par. 6.2. /.
5.5 Il s'agit donc en l'espèce de déterminer si l'annonce puis la réalisation
d'essais nucléaires souterrains par la France à Mururoa et à Fangataufa
ont eu pour conséquence, dans le cas particulier de Mme Bordes et de M.
Temeharo, une violation de leur droit à la vie et de leur droit au respect
de leur vie familiale, ou représentaient une menace imminente pour leur
jouissance de ces droits. Se fondant sur les informations présentées par
les parties, le Comité fait observer que les auteurs n'ont pas étayé leur
allégation selon laquelle la réalisation d'essais nucléaires entre septembre
1995 et le début de 1996 les a placés dans une situation qui leur permette
de prétendre légitimement être des victimes, dont le droit à la vie et
à la vie familiale a été violé ou était menacé d'une violation imminente.
5.6 Enfin, en ce qui concerne l'affirmation des auteurs selon laquelle
les essais nucléaires vont entraîner une nouvelle détérioration de la
structure géologique des atolls sur lesquels ils sont réalisés, fissurer
davantage les couches calcaires des atolls, etc., et augmenter de ce fait
la probabilité d'un accident aux proportions catastrophiques, le Comité
note que cette affirmation est extrêmement controversée, même dans les
milieux scientifiques; le Comité n'est pas en mesure d'en établir la validité
ou l'exactitude.
5.7 Se fondant sur les considérations ci-dessus et après avoir examiné
attentivement les arguments avancés et les informations qui lui ont été
soumises, le Comité considère qu'il n'a pas été établi que les auteurs
peuvent prétendre avoir qualité de victimes au sens de l'article premier
du Protocole facultatif.
5.8 Eu égard à ce qui précède, le Comité n'a pas à examiner les autres
motifs d'irrecevabilité qui ont été invoqués par l'Etat partie.
5.9 Bien que les auteurs n'aient pas apporté la preuve qu'ils sont "victimes"
au sens de l'article premier du Protocole facultatif, le Comité tient
à rappeler ce qu'il a déclaré dans son Observation générale 14[23], à
savoir qu'il "est évident que la conception, la mise à l'essai, la
fabrication, la possession et le déploiement d'armes nucléaires constituent
l'une des plus graves menaces contre le droit à la vie qui pèsent aujourd'hui
sur l'humanité" / Observation générale 14[23], adoptée
le 2 novembre 1984./.
6. En conséquence le Comité des droits de l'homme décide :
a) Que la communication est irrecevable en vertu de l'article premier
du Protocole facultatif;
b) Que la présente décision sera communiquée à l'Etat partie, aux auteurs
de la communication et à leur conseil.
________________
* Conformément à l'article 85 du règlement intérieur, Mme Christine Chanet,
membre du Comité, n'a pas pris part à l'examen de la communication.
[Adopté en anglais (version originale), en espagnol et en français. Paraîtra
ultérieurement en arabe, en chinois et en russe dans le rapport annuel
présenté par le Comité à l'Assemblée générale.]