Comité des droits de l'homme
Soixantième session
14 juillet - 1 août 1997
ANNEXE
Décision du Comité des droits de l'homme en vertu du Protocole
facultatif se rapportant au Pacte international relatif
aux droits civils et politiques
- Soixantième session -
Communication No 661/1995**
Présentée par : Paul Triboulet [représenté par M. Alain Lestourneaud,
avocat en France]
Au nom de : L'auteur
Etat partie : France
Le Comité des droits de l'homme, institué en l'application de
l'article 28 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques,
Réuni le 29 juillet 1997,
Adopte la décision ci-après :
Décision concernant la recevabilité
1. L'auteur de la communication est M. Paul Triboulet, de nationalité
française, né en 1929. Il se déclare victime d'une violation par la France
des dispositions de l'article 14, paragraphes 1, 3 c) et e), du Pacte
international relatif aux droits civils et politiques. Il est représenté
par Me Alain Lestourneaud.
Rappel des faits présentés par l'auteur
2.1 Le 8 février 1982 a été constituée la société SA Innotech Europe,
dont le but était de développer l'exploitation de procédés mis au point
par une université canadienne de bioconversion de déchets végétaux pour
la fabrication d'aliments protéinés pour animaux. La société comptait
dix actionnaires, dont l'auteur et G. Morichon, conseiller juridique.
Le même jour, l'auteur a été nommé PDG de la société, avec l'accord des
principaux administrateurs.
2.2 Dans le courant de 1983, les relations entre les associés se sont
dégradées, et le 15 avril 1983, le commissaire aux comptes démissionnait
de ses fonctions à cause d'un désaccord portant sur l'importance des frais
de déplacement de l'auteur. Le 8 mars 1984, M. Botton, administrateur
démissionnaire, était remplacé par un autre actionnaire. A l'assemblée
générale du 28 juin 1984, Mme Slobodzian, administratrice, a été démise
de ses fonctions et remplacée par M. Morichon. Le 3 septembre 1984, l'auteur
était à son tour révoqué de son poste de PDG.
2.3 Le 13 octobre 1986, le tribunal de commerce de Besançon a prononcé
le redressement judiciaire de la société, qui présentait alors un passif
d'environ 1 300 000 francs français. Le 18 mars 1991 a été prononcée la
liquidation judiciaire de la société.
2.4 En ce qui concerne les poursuites judiciaires engagées par l'auteur,
celui-ci a déposé une première plainte le 28 septembre 1984 pour escroquerie
contre M. Morichon, qui lui aurait fait croire en la solvabilité de l'entreprise.
Le 8 février 1985, suite à un rapport préparé par le juge rapporteur auprès
du tribunal de commerce de Besançon sur la situation d'Innotech, le Procureur
de la République auprès du tribunal de grande instance de Besançon saisissait
le commissaire divisionnaire du service des renseignements de la police
judiciaire de Dijon aux fins d'enquête. Le 18 juin, le Procureur général
de la République de Besançon, constatant qu'il existait des présomptions
graves d'abus de biens sociaux à l'encontre de l'auteur, mettait en mouvement
l'action pénale, et le lendemain, un juge d'instruction était désigné.
Le 9 septembre 1986, l'auteur a déposé une nouvelle plainte, pour menaces
sous condition, escroquerie et abus de blanc-seing, en alléguant que les
actionnaires lui avaient caché le montant exact de la dette de la société.
2.5 Le 13 janvier 1987, l'auteur a été inculpé d'abus des biens sociaux
et du crédit de la société et aussi de s'être attribué des frais de déplacement
injustifiés. Le 7 septembre 1987, le Procureur de la République, en raison
de problèmes d'organisation interne du tribunal, a adressé une requête
aux fins de désigner un autre juge d'instruction, lequel a été nommé le
même jour. Le 10 février 1988, l'auteur a fait part au juge d'instruction
de son impossibilité de se rendre à la convocation de celui-ci le 11 février.
Les 11 et 15 février, le juge a procédé à l'audition de deux des ex-actionnaires
en qualité de témoins.
2.6 Les 26 mai, 9 et 17 juin 1988, l'auteur a déposé trois nouvelles
plaintes. Le 19 juin, le juge d'instruction a rendu une ordonnance de
soit communiqué et, le lendemain, il a ordonné la jonction de l'information
ouverte pour abus de biens sociaux et de certaines des plaintes avec constitution
de partie civile de l'auteur. Le 12 juin 1990, le juge a procédé à un
nouvel interrogatoire de l'auteur. Le 26 décembre 1990, l'auteur a adressé
une lettre au Garde des sceaux, en faisant valoir que depuis le jugement
prononçant le redressement judiciaire d'Innotech, l'administrateur judiciaire
n'avait proposé aucun plan de redressement et qu'il y avait eu des retards
importants dans l'instruction de ses plaintes. Le 12 février 1991, le
Procureur de la République a informé le juge d'instruction des réclamations
de l'auteur. Le 15 mars 1991, pourtant, l'auteur, convoqué par le juge
d'instruction, ne s'est pas présenté à cause d'un empêchement professionnel.
2.7 Le 26 avril 1991, le juge d'instruction procédait à un nouvel interrogatoire
de l'auteur et, le 4 janvier 1992, rendait une nouvelle ordonnance de
soit communiqué. Deux jours plus tard, le président du tribunal de grande
instance de Besançon désignait encore un autre juge d'instruction en raison
de problèmes internes d'organisation du tribunal. Le 27 mai 1992, le Procureur
de la République a fait son réquisitoire final contre l'auteur et, par
ordonnance du 30 juin 1992, a renvoyé l'auteur devant le tribunal correctionnel.
En revanche, sur les plaintes déposées par l'auteur en 1984, 1986 et 1988,
le juge d'instruction a conclu au non-lieu, au motif qu'il ne ressortait
pas de l'information de charges suffisantes contre quiconque d'avoir commis
les faits d'escroquerie, menaces sous condition, tentative d'extorsion
par violence ou contrainte d'engagement, renonciation ou signature, abus
de confiance ou abus de blanc-seing à l'encontre de l'auteur.
2.8 Les 8 et 9 juillet 1992, l'auteur a interjeté appel respectivement
des ordonnances de non-lieu relatives à ses plaintes et de l'ordonnance
de renvoi devant le tribunal correctionnel. Par arrêts datés du 9 décembre
1992, la chambre d'accusation de la Cour d'appel de Besançon a rejeté
les recours de l'auteur et a confirmé les ordonnances rendues. Le 18 décembre
1992, l'auteur s'est pourvu en cassation, et par arrêts du 4 mai 1993,
la Cour de cassation, constatant le désistement de l'auteur, en a donné
acte. Quant au dernier pourvoi de l'auteur contre l'arrêt de la chambre
d'accusation du 9 décembre 1992, qui concernait une des ordonnances de
non-lieu relatives aux plaintes déposées par l'auteur, la Cour de cassation
a rendu le 1er février 1994 un arrêt rejetant ce pourvoi, au motif que
la chambre d'accusation avait répondu aux articulations essentielles de
la partie civile et avait exposé les motifs d'où elle déduisait qu'il
n'existait pas de charges suffisantes contre quiconque d'avoir commis
les infractions alléguées.
2.9 A l'audience du tribunal correctionnel du 8 septembre 1993, l'auteur
a demandé à être confronté à des témoins et à ce qu'il soit procédé à
une expertise comptable. Par jugement du 22 septembre 1993, le tribunal
correctionnel a condamné l'auteur à deux mois d'emprisonnement avec sursis
et 20 000 francs d'amende, concluant que les faits permettaient d'établir
avec certitude que l'auteur avait dilapidé le capital de la société dans
son intérêt personnel et qu'il avait commis le délit qui lui était reproché.
Le 4 octobre 1993, l'auteur a fait appel de ce jugement, et ses conclusions
ne sont parvenues à la Cour que le 7 décembre 1993, jour de l'audience.
Par arrêt du 21 décembre 1993, la Cour d'appel de Besançon l'a condamné
à 10 mois d'emprisonnement avec sursis et 25 000 francs d'amende, au motif
qu'il s'était servi des comptes sociaux de la société, y compris son compte
courant d'associé, comme d'une banque, y faisant rémunérer ses avances
mais également celles de ses proches, sans se soucier du crédit et de
la trésorerie de la société.
2.10 Le 22 décembre 1993, l'auteur a formé un pourvoi en cassation de
cet arrêt. Le 29 mars, le conseiller rapporteur a été désigné par la Cour
de cassation. Les 1er et 5 août 1994, l'auteur et le conseiller rapporteur
ont déposé respectivement le mémoire ampliatif et le rapport. Le 19 août
1994, l'avocat général a été désigné et, par arrêt du 28 novembre 1994,
la Cour de cassation a rejeté le pourvoi de l'auteur.
Teneur de la plainte
3.1 Selon l'auteur, le tribunal correctionnel n'avait pas même fait état
dans son jugement de sa demande d'expertise des comptes sociaux de la
société et de confrontation de plusieurs témoins. Cette situation, selon
lui, constitue une violation des dispositions des paragraphes 1 et 3 e)
de l'article 14 du Pacte.
3.2 L'auteur affirme qu'il n'a pas eu un procès équitable parce que la
Cour d'appel de Besançon a aggravé la peine prononcée en première instance
par le tribunal correctionnel en se fondant sur des faits qui n'étaient
pas visés dans les poursuites initiales et sur lesquels l'auteur n'a pas
pu valablement faire valoir sa défense. D'après l'auteur, cela est constitutif
de violation de l'article 14, paragraphe 1.
3.3 M. Triboulet affirme qu'il est victime d'une violation de l'article
14, paragraphe 1, parce que la Cour d'appel de Besançon, appelée à se
prononcer sur le fond de l'affaire, n'était ni indépendante ni impartiale.
Il fait observer qu'un des magistrats de la Cour d'appel siégeait également
à la chambre d'accusation de cette même cour quand elle s'était prononcée,
le 9 décembre 1992, sur les appels interjetés contre les ordonnances de
non-lieu rendues par le juge d'instruction. Selon l'auteur, le principe
de la séparation des fonctions d'instruction et de jugement aurait dû
interdire à ce magistrat d'intervenir sur le fond de l'affaire. Me Lestourneaud
cite à cet égard l'arrêt rendu par la Cour européenne des droits de l'homme
dans l'affaire Piersack. Toutefois, cette question n'a été portée
à l'attention ni de la Cour d'appel ni de la Cour de cassation.
3.4 M. Triboulet dénonce enfin une violation de l'article 14, paragraphe
3 c), au motif de la lenteur injustifiable de la procédure judiciaire
dans son cas. Il fait remarquer que la procédure a duré neuf ans et neuf
mois depuis le début de l'enquête ordonnée le 8 février 1985 jusqu'à la
date de l'arrêt de la Cour de cassation. Entre la date de l'inculpation,
le 13 janvier 1987, et l'arrêt de la Cour de cassation, la procédure a
duré sept ans et dix mois. Dans les deux cas, l'auteur considère que la
durée de la procédure a excédé les prescriptions établies dans le Pacte.
Observations de l'Etat partie concernant la recevabilité et commentaires
de l'auteur
4.1 Dans ses observations au titre de l'article 91 du règlement intérieur,
en date du 4 avril 1996, l'Etat partie demande au Comité de déclarer la
communication irrecevable, à titre principal pour non-épuisement des voies
de recours internes et, subsidiairement, parce que M. Triboulet n'a pas
la qualité de victime au sens de l'article premier du Protocole. Sur le
premier point, l'Etat partie fait remarquer que l'auteur s'est abstenu
de mettre à profit les moyens offerts par le droit interne qui auraient
permis, si ses allégations s'étaient avérées exactes, de remédier aux
violations du Pacte qu'il invoque devant le Comité. Ainsi l'auteur, dans
son pourvoi en cassation de l'arrêt de la chambre des appels correctionnels
de la Cour d'appel de Besançon du 21 décembre 1993, n'a pas porté à la
connaissance de la Cour de cassation les moyens tirés de la longueur de
la procédure, de la partialité du magistrat qui avait également participé
aux débats de la chambre d'accusation de la Cour d'appel, ainsi que de
l'absence de réponse du tribunal correctionnel à sa demande d'expertise
et de confrontation avec les témoins. Sur le dernier grief, l'Etat partie
constate que l'auteur a omis de réitérer sa demande de confrontation et
d'expertise devant la Cour d'appel de Besançon. Le Gouvernement note que,
s'agissant du grief de partialité du magistrat de la Cour d'appel, l'auteur
s'est abstenu d'exercer une voie de recours efficace - la récusation -,
qui aurait permis au Président de la Cour d'appel d'examiner ce grief
au fond.
4.2 L'Etat partie rappelle que l'auteur, qui a déposé devant la Cour
de cassation le 1er juin 1994 un mémoire ampliatif demandant que l'arrêt
de la Cour d'appel du 22 septembre 1993 soit cassé, s'est abstenu de faire
mention de l'un quelconque des griefs mentionnés ci-dessus. C'est pour
cette raison que la Cour de cassation constate que le moyen présenté par
l'auteur, "qui se borne à remettre en question l'appréciation souveraine
par les juges du fond des faits et circonstances de la cause contradictoirement
débattus devant eux, ne saurait être accueilli". L'Etat partie rappelle
la jurisprudence du Comité selon laquelle il y a non-épuisement des voies
de recours internes dans les cas où les requérants n'ont pas fait valoir,
même en substance, devant les autorités nationales le grief qu'ils invoquent
ensuite devant le Comité /Voir, par exemple, la décision sur la communication
No 243/1987 (S.R. c. France), 5 novembre 1987, par. 3.2./.
4.3 Quant à la question de l'impartialité du magistrat de la Cour d'appel
de Besançon qui avait siégé à la chambre d'accusation de la même cour,
l'Etat partie note que l'auteur aurait pu introduire une requête en récusation,
selon les modalités prévues aux articles 668 et 669 du Code de procédure
pénale. Puisque l'auteur n'a pas exercé ce recours, il est malvenu à se
plaindre de la partialité du magistrat devant le Comité. Quant à l'absence
de réponse du tribunal correctionnel à la demande d'expertise comptable
et de confrontation avec les témoins, l'Etat partie note que dans les
conclusions parvenues à la Cour d'appel le jour de l'audience, le 7 décembre
1993, l'auteur n'avait pas demandé à ce qu'il soit procédé à cette mesure
d'expertise, ni à la confrontation avec les témoins. Selon l'Etat partie,
il appartenait à l'auteur de présenter à la juridiction d'appel toute
demande, et notamment d'alléguer, en substance, toutes les violations
du Pacte, conformément à l'article 509 du Code de procédure pénale, qui
dispose que "l'affaire est dévolue à la Cour d'appel dans la limite
fixée par l'acte d'appel et par la qualité de l'appelant...".
4.4 Subsidiairement, l'Etat partie considère que l'auteur ne présente
pas la qualité de victime eu égard aux violations alléguées de l'article
14. En ce qui concerne la violation alléguée du paragraphe 1, au motif
de la partialité d'un des magistrats et du principe de la séparation des
fonctions d'instruction et de jugement, l'Etat partie, tout en souscrivant
au principe de la séparation des fonctions, considère qu'il convient de
cerner les faits de la cause, pour déterminer dans quelle mesure le même
magistrat a eu à connaître des mêmes éléments de l'affaire à deux stades
différents de la procédure. L'Etat partie rappelle que l'auteur s'est
désisté de son appel devant la chambre d'accusation de l'ordonnance de
renvoi devant le tribunal correctionnel du juge d'instruction. Dès lors,
il y a lieu d'examiner si les appréhensions du requérant peuvent passer
pour objectivement justifiées / Référence est faite à la jurisprudence
de la Cour européenne des droits de l'homme - arrêt Saraiva de Carvalho
du 22 avril 1994, série A No 286-B, par. 35, p. 10./, dans la mesure où
un magistrat siégeant à la chambre des appels correctionnels a auparavant,
au sein de la chambre d'accusation, uniquement confirmé les ordonnances
de non-lieu du juge d'instruction. Devant la chambre d'accusation, le
magistrat contesté a seulement été appelé à se prononcer sur la validité
des ordonnances de non-lieu concernant les procédures intentées par l'auteur
contre ses ex-associés : à aucun moment ce magistrat n'a été amené, devant
la chambre d'accusation, à se prononcer sur les charges pesant contre
l'auteur. Pour l'Etat partie, il faut distinguer entre la nature des faits
dont le magistrat a eu à connaître devant la chambre d'accusation et qui
ne concernaient que les procédures intentées par l'auteur lui-même et
les charges pour lesquelles il a été renvoyé devant le tribunal correctionnel
: il s'agit de faits distincts, puisque dans un cas, M. Triboulet est
le plaignant et dans l'autre, il est l'accusé.
4.5 L'Etat partie conclut donc qu'il y a compatibilité, dans le cas présent,
entre l'exercice des fonctions de magistrat au sein de la chambre d'accusation
et celles ultérieures de juge au sein de la chambre des appels correctionnels
et que, dès lors, l'auteur ne présente pas devant le Comité la qualité
de victime à cet égard. L'Etat partie note également que la jurisprudence
de la Cour européenne des droits de l'homme à laquelle l'auteur fait référence
n'est pas d'application stricte mais a connu de nombreuses évolutions
(notamment dans l'arrêt Saraiva de Carvalho) / Référence
est également faite aux arrêts dans les affaires Hauschildt c.
Danemark, jugement du 24 mai 1989, et Nortier c. Pays-Bas,
jugement du 24 août 1993./.
4.6 Sur la question de l'absence de jugement équitable, dans la mesure
où la Cour d'appel aurait augmenté la peine précédemment infligée par
le tribunal correctionnel en se fondant sur des faits qui n'étaient pas
visés dans le titre initial de poursuite, l'Etat partie note que la Cour
d'appel, pour qualifier un comportement de l'auteur, à savoir qu'il n'avait
pas respecté certaines dispositions de la loi du 24 juillet 1966 sur les
sociétés, n'a fait qu'apprécier un des éléments du dossier soumis à la
libre discussion des parties sans pour autant l'ajouter à la prévention
initiale. A l'évidence, la Cour d'appel ne pouvait se fonder sur des faits
non pénalement sanctionnés pour augmenter la peine prononcée en première
instance contre l'auteur : seule l'appréciation plus sévère des agissements
de M. Triboulet pénalement sanctionnés a motivé l'aggravation de la peine
par la Cour d'appel. A ce titre, l'auteur, selon l'Etat partie, ne présente
pas non plus la qualité de victime.
4.7 Au sujet de la violation alléguée de l'article 14, paragraphe 3 c),
du Pacte, l'Etat partie note que, vu la complexité de l'affaire et le
comportement de l'auteur lui-même, une durée de sept ans et dix mois de
la procédure est justifiée. Premièrement, l'auteur a lui-même déposé plusieurs
plaintes contre ses anciens associés ce qui, selon l'Etat partie, a déjà
compliqué le déroulement de la procédure. Deuxièmement, les faits reprochés
par l'auteur à ses anciens associés étant multiples et connexes, une enquête
longue et minutieuse a dû être ordonnée pour vérifier toutes ses accusations.
A cet égard, le magistrat instructeur, constatant un lien de connexité
entre la procédure suivie à l'encontre de l'auteur et celles que l'auteur
avait lui-même engagées, a pris la décision, le 20 juin 1988, de joindre
les procédures : la multitude des plaintes et des demandes reconventionnelles
de l'auteur a contribué à rendre l'affaire plus complexe et la tâche du
magistrat instructeur plus lourde.
4.8 L'Etat partie souligne que le comportement de l'auteur a largement
contribué au ralentissement de la procédure. Ainsi, à deux reprises, l'auteur
s'est abstenu de se rendre aux convocations du juge d'instruction (février
1988 et mars 1991). Dans le même sens, les anciens associés mis en cause
par l'auteur ne se sont pas montrés particulièrement soucieux de favoriser
le bon déroulement de la procédure. S'agissant de la durée de la procédure,
l'Etat partie constate que l'auteur a multiplié les instances et les recours
devant les juridictions supérieures de façon non pertinente, et qu'il
doit être considéré comme seul responsable de la longueur de la procédure.
Au contraire, la Cour d'appel, saisie le 4 octobre 1993 par l'auteur,
a rendu son arrêt le 21 décembre 1993; de même, la procédure devant la
Cour de cassation a été menée avec toute la diligence nécessaire.
5.1 Dans ses observations, le conseil de l'auteur réaffirme qu'il y a
bien eu des délais excessifs dans l'instruction du dossier, en violation
de l'article 14, paragraphe 3 c). Il rappelle que l'auteur avait adressé
une lettre au Garde des sceaux, en date du 26 décembre 1990, pour se plaindre
de la lenteur de la procédure et il ajoute que soulever le moyen tiré
d'une atteinte au principe de délais raisonnables devant la Cour de cassation,
juridiction suprême en matière pénale, n'aurait présenté aucun intérêt
ni aucune efficacité pour ce qui est de la durée de la procédure antérieure.
Pour le conseil, exiger que la longueur de la procédure pénale soit invoquée
devant la juridiction suprême revient à vider le droit garanti de tout
contenu.
5.2 Le conseil fait valoir également que les problèmes d'organisation
interne du tribunal de Besançon, invoqués par l'Etat partie, ne peuvent
justifier les retards excessifs intervenus dans l'instruction de l'affaire
de son client. Référence est faite à la jurisprudence de la Cour européenne
des droits de l'homme. Quant au comportement de l'auteur lui-même, le
conseil affirme que l'on ne saurait reprocher à M. Triboulet d'avoir utilisé
toutes les voies de recours internes mises à sa disposition pour faire
valoir ses droits et organiser sa défense. Le fait que l'auteur ait fait
appel de l'ordonnance de renvoi devant le tribunal correctionnel, pour
finalement se désister, ne constitue pas en soi un argument valable pour
justifier la longueur excessive de la procédure.
5.3 Selon le conseil, on ne saurait retenir l'exception d'irrecevabilité
soulevée par l'Etat partie relativement à l'aggravation de la peine prononcée
par la Cour d'appel, puisque l'auteur avait expressément visé dans son
mémoire adressé à la Cour de cassation le moyen tiré de l'interdiction
pour le juge pénal de statuer sur d'autres faits que ceux visés dans le
titre de poursuite. Il s'agit là d'une violation du droit à un procès
équitable garanti par l'article 14, paragraphe 1, du Pacte.
5.4 Me Lestourneaud fait valoir qu'il n'est pas exigé de l'auteur qu'il
cite expressément la disposition du Pacte dont il se prévaut - il suffit
que la violation alléguée se rattache "en substance" à l'un
des droits garantis par cet instrument. Selon lui, le fait que ni l'auteur
ni son avocat n'avaient eux-mêmes soulevé leur grief sur le terrain du
Pacte "ne permet pas de conclure que la juridiction interne n'a pas
bénéficié de l'occasion que la règle de l'épuisement des voies de recours
internes a précisément pour finalité de ménager aux Etats...".
5.5 Quant à l'exception d'irrecevabilité tirée de l'absence de qualité
de victime de l'auteur, au sens de l'article premier du Protocole, le
conseil souligne que la distinction faite par le Gouvernement au sujet
des fonctions exercées par le même magistrat au sein de la chambre d'accusation,
puis de la chambre des appels correctionnels de la Cour d'appel de Besançon,
est sans rapport avec cette qualité. D'une part, l'Etat partie souligne
que le juge d'instruction a rendu en juin 1988 une ordonnance de jonction
de l'information ouverte pour abus de biens sociaux et de certaines des
plaintes déposées par l'auteur contre ses ex-associés. Son dossier formait
donc un tout indivisible en droit. Ces faits sont d'ailleurs repris dans
le réquisitoire définitif du parquet du 17 mai 1992, qui conduisit à la
condamnation de M. Triboulet.
5.6 Pour Me Lestourneaud, les faits allégués étaient bien en effet connexes,
dans la mesure où il existait un lien étroit entre les allégations contenues
dans les plaintes déposées par l'auteur et les charges retenues
contre lui dans le même contexte. Référence est faite à l'article
49 du Code de procédure pénale, qui interdit au juge d'instruction, à
peine de nullité, de "participer" au jugement des affaires pénales
dont il a connu en sa qualité de juge d'instruction. Dès lors, le magistrat
qui avait siégé à la chambre d'accusation de la Cour d'appel de Besançon
ne pouvait valablement siéger aussi à la chambre correctionnelle de la
même cour statuant sur le fond.
5.7 D'autre part, le conseil note que l'Etat partie n'a pas démontré
que l'auteur n'ait pas été personnellement affecté par la condamnation
intervenue. Pour lui, il est clair que la Cour d'appel a unilatéralement
aggravé la peine prononcée en première instance sur la base d'éléments
de fait non visés dans la poursuite, et sans avoir provoqué la moindre
contradiction dans le débat. La motivation retenue par la Cour d'appel
lui a permis de caractériser ce qu'elle-même qualifie de "mauvaise
foi" de l'auteur, et la Cour de cassation n'a exercé, quant à elle,
aucun contr_le sur ce point. L'auteur a donc lieu de se prétendre victime
d'une violation de l'article 14 1). Le conseil ajoute qu'il ne faut pas
confondre le défaut de qualité de victime, qui s'apprécie dans le contexte
de la recevabilité de la communication, et l'argumentation de fond sur
la violation alléguée elle-même, qui relève de l'adoption éventuelle de
constatations.
Examen de la recevabilité
6.1 Avant d'examiner une plainte contenue dans une communication, le
Comité des droits de l'homme doit, conformément à l'article 87 de son
règlement intérieur, déterminer si la communication est recevable en vertu
du Protocole facultatif se rapportant au Pacte.
6.2 L'auteur allègue une violation de l'article 14, paragraphes 1 et
3 e), au motif que le tribunal correctionnel de Besançon n'aurait pas
répondu à sa demande d'expertise des comptes de sa société et de confrontation
de divers témoins de l'affaire, et parce qu'un magistrat siégeant à la
chambre des appels correctionnels de la Cour d'appel de Besançon avait
également siégé à la Chambre d'accusation de cette même cour statuant
en appel sur les ordonnances de non-lieu prononcées par le juge d'instruction.
L'Etat partie conclut, à cet égard, à l'irrecevabilité, au motif que tous
les recours disponibles n'ont pas été épuisés. Le Comité note en effet
que l'auteur n'a saisi ni la Cour d'appel ni la Cour de cassation de ces
griefs. Il n'a pas, par exemple, introduit de requête en récusation du
juge qui avait siégé à la chambre d'accusation et à la Cour d'appel,
selon les modalités prévues aux articles 668 et 669 du Code de procédure
pénale, ce qui aurait permis au Président de la Cour d'appel de Besançon
d'apprécier sur le fond ce grief. Le Comité rappelle que si l'auteur d'une
communication n'est pas tenu d'invoquer expressément les dispositions
du Pacte dont il estime qu'elles ont été violées, il doit cependant avoir
fait valoir en substance devant les juridictions nationales le grief qu'il
invoque par la suite devant le Comité. L'auteur n'ayant soulevé ces griefs
ni devant la Cour d'appel, ni devant la Cour de cassation, ces aspects
de la communication sont irrecevables au regard de l'article 5, paragraphe
2 b), du Protocole facultatif.
6.3 L'auteur affirme que la Cour d'appel aurait aggravé la peine prononcée
en première instance par le tribunal correctionnel en se fondant sur des
faits qui n'étaient pas visés dans les poursuites initiales et sur lesquels
il n'a pas pu faire valoir sa défense. Le Comité note que l'auteur a effectivement
soulevé ce grief dans son mémoire ampliatif devant la Cour de cassation;
on ne saurait donc lui reprocher de ne pas avoir épuisé les recours internes
à ce sujet. Il ressort en revanche du dossier que la Cour d'appel de Besançon
s'est fondée sur les mêmes accusations que le tribunal correctionnel,
mais a simplement apprécié plus sévèrement que lui certains des agissements
qui étaient reprochés à l'auteur, notamment le non-respect de certaines
dispositions de la loi du 24 juillet 1966 sur les sociétés. Il s'agit
là d'une appréciation des éléments de l'espèce, c'est-à-dire de faits
et de preuves, et non d'une décision reposant sur des faits non pénalement
sanctionnés d'augmenter la peine prononcée en première instance. Le Comité
rappelle qu'il appartient en général aux juridictions d'appel des Etats
parties d'apprécier les faits et les moyens de preuve en chaque espèce,
sauf s'il peut être établi que cette appréciation a été arbitraire ou
équivalait à un déni de justice. De telles irrégularités n'ayant pas été
démontrées en l'espèce, cette partie de la communication est irrecevable
au regard de l'article 3 du Protocole facultatif, comme incompatible avec
les dispositions du Pacte.
6.4 L'auteur affirme que la durée de l'instruction de son dossier et
de la procédure judiciaire a été excessivement longue, en violation de
l'article 14, paragraphe 3 c), du Pacte. L'Etat partie a objecté que l'auteur
n'avait pas épuisé les recours internes à cet égard puisqu'il n'avait
pas porté ce grief devant la Cour de cassation. Le conseil de l'auteur
a fait valoir que ce recours n'aurait été d'aucune utilité. Le Comité
rappelle que, selon sa jurisprudence, de simples doutes quant à l'utilité
d'un recours ne dispensent pas de l'obligation de l'épuiser. Dans ces
circonstances, il conclut que cette partie de la communication est irrecevable
pour non-épuisement des recours internes, en vertu de l'article 5, paragraphe
2 b) du Protocole facultatif.
7. En conséquence, le Comité des droits de l'homme décide :
a) Que la communication est irrecevable en vertu de l'article 3 et de
l'article 5, paragraphe 2 b), du Protocole facultatif se rapportant au
Pacte;
b) Que la présente décision sera communiquée à l'Etat partie, à l'auteur
et à son conseil.
_______________
* Les membres du Comité dont le nom suit ont participé à l'examen de
la communication : M. Nisuke Ando, M. Prafullachandra N. Bhagwati, M.
Thomas Buergenthal, Lord Colville, Mme Elizabeth Evatt, Mme Pilar Gaitan
de Pombo, M. Eckart Klein, M. David Kretzmer, M. Rajsoomer Lallah, Mme
Cecilia Medina Quiroga, M. Fausto Pocar, M. Julio Prado Vallejo, M. Martin
Scheinin, M. Danilo Türk et M. Maxwell Yalden.
** Conformément à l'article 85 du règlement intérieur du Comité, Mme
Christine Chanet n'a pas pris part à l'examen de la communication.
[Adopté en anglais (version originale), en espagnol et en français. Paraîtra
ultérieurement en arabe, en chinois et en russe dans le rapport annuel
présenté par le Comité à l'Assemblée générale.]