Comité des droits de l'homme
Soixante-cinquième session
22 mars - 9 avril 1999
ANNEXE
Constatations du Comité des droits de l'homme au titre du paragraphe 4
de l'article 5 du Protocole facultatif se rapportant au Pacte
international relatif aux droits civils et politiques*
- Soixante-cinquième session -
Présentée par : Peter LumleyAu nom de : L'auteur
État partie : Jamaïque
Date de la communication : 24 août 1993
Le Comité des droits de l'homme, institué en vertu de l'article 28 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques,
Réuni le 31 mars 1999,
Ayant achevé l'examen de la communication No 662/1995 présentée par M. Peter Lumley en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques,
Ayant tenu compte de toutes les informations écrites qui lui ont été communiquées par l'auteur de la communication et l'État partie,
Adopte ce qui suit :
Constatations au titre du paragraphe 4 de l'article 5
du Protocole facultatif
1. L'auteur de la communication est Peter Lumley, citoyen jamaïcain actuellement détenu au Centre de réadaptation de Kingston (Jamaïque). Il déclare être victime de violations par la Jamaïque du paragraphe 1 de l'article 2 et des paragraphes 3 d), 3 e) et 5 de l'article 14 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques. Il n'est pas représenté par un conseil.
Rappel des faits présentés par l'auteur
2.1 Le 16 septembre 1987, la Cour de circuit de Kingston a reconnu l'auteur coupable de vol qualifié et d'agression et l'a condamné à 15 ans de prison pour le premier délit et neuf ans pour le second, avec confusion des peines. Le 28 novembre 1988, la cour d'appel de la Jamaïque a refusé une demande d'autorisation d'interjeter appel qui avait été déposée en son nom. L'auteur n'a pas demandé l'autorisation de former recours devant la section judiciaire du Conseil privé.
2.2 L'auteur donne quelques indications au sujet de son procès. Il s'agit de détails qu'il fournit de mémoire car, bien qu'il ait essayé à maintes reprises de se procurer le compte rendu d'audience, il ne l'a toujours pas obtenu. Il déclare qu'il a été arrêté le 11 juillet 1986 et détenu durant plusieurs nuits sans avoir été informé des accusations portées contre lui. Il a été présenté à deux témoins lors d'une séance d'identification et reconnu par l'un d'entre eux. Durant l'audience préliminaire qui a été tenue en octobre 1986 au tribunal de première instance de Half-Way Tree, le témoin en question et la prétendue victime de l'agression ont fourni des éléments de preuve qu'ils ont modifiés par la suite lors du procès. Aux dires de l'auteur, il a été déclaré durant l'audience préliminaire qu'il était entré dans une maison fermée. Il y aurait trouvé une femme, l'aurait ceinturée et l'aurait maintenue dans cette position deux ou trois minutes, alors qu'elle tentait de venir en aide à une amie qui gisait, inconsciente, sur le sol. Lors du procès, il aurait été affirmé que la porte de la maison était ouverte et que l'amie de la victime n'était pas allongée sur le sol mais se trouvait à l'extérieur de la maison et aurait été appelée. La victime aurait certifié qu'elle avait reçu plusieurs coups de couteau.
2.3 L'auteur a été représenté à l'audience préliminaire par un avocat qui avait été rémunéré et, durant le procès, par la "compagne" de l'avocat en question. Il déclare qu'il a été accusé de coups et blessures avec préméditation, vol qualifié et agression. Il affirme qu'il est innocent et qu'il ne sait rien de l'incident.
2.4 Le 28 novembre 1988, l'auteur a été informé qu'un appel interjeté en son nom avait été rejeté le jour même. Selon ses dires, il ne savait pas qu'il l'avait représenté en appel; il avait écrit à l'avocat qui l'avait représenté lors du procès - mais n'avait reçu aucune réponse - et au Conseil jamaïcain des droits de l'homme. Il a également écrit au Bureau de l'Ombudsman parlementaire le 10 décembre 1988. Dans sa réponse datée du 26 janvier 1989, ce dernier l'a informé de la procédure à suivre pour demander l'autorisation de former recours devant le Conseil privé.
2.5 Du 30 avril 1988 au 29 juin 1992, l'auteur a entretenu une correspondance avec le Conseil jamaïcain des droits de l'homme. Le Conseil a introduit, au nom de l'auteur, une requête auprès de la Cour de circuit, la priant de lui fournir le compte rendu d'audience afin qu'il puisse répondre le mieux possible à la demande de l'auteur. L'auteur affirme qu'il a lui-même introduit plusieurs requêtes à ce sujet. Le Conseil lui aurait écrit pour la dernière fois le 29 juin 1992, l'informant que, selon la Cour, le compte rendu était disponible. Depuis lors, l'auteur n'aurait reçu aucune nouvelle de la Cour ni du Conseil / Le 31 juillet 1995, le Conseil jamaïcain des droits de l'homme a informé le Secrétariat qu'il était en possession du compte rendu d'audience mais qu'il ne serait pas en mesure de représenter M. Lumley en appel car il ne devait s'occuper que des personnes à l'encontre desquelles la peine capitale avait été prononcée./.
Teneur de la plainte
3.1 L'auteur déclare être victime d'une violation des paragraphes 3 d), 3 e) et 5 de l'article 14 car, ignorant que la cour d'appel allait examiner sa demande et n'ayant pas été informé de l'identité de l'avocat qui le représentait en appel, il s'est trouvé dans l'impossibilité de préparer sa défense. Il ajoute qu'il n'a pas été autorisé à interroger ni faire interroger les témoins à charge.
3.2 L'auteur déclare également être victime d'une violation du paragraphe 1 de l'article 2 du Pacte ainsi que de l'article 2 du Protocole facultatif en raison du fait que les autorités jamaïcaines ont contrecarré les efforts qu'il avait faits en vue d'obtenir l'assistance judiciaire nécessaire pour demander une autorisation spéciale de former recours devant la section judiciaire du Conseil privé. Les autorités ont en effet tardé excessivement à lui fournir une copie du compte rendu d'audience, en dépit des nombreuses requêtes qu'il avait introduites à cette fin. Il soutient que les autorités jamaïcaines l'ont ainsi empêché de soumettre une communication au Comité des droits de l'homme en vertu de l'article 2 du Protocole facultatif car, sans le document en question, les avocats qui l'ont représenté étaient dans l'impossibilité de vérifier si la procédure pénale qui avait été engagée à son encontre était conforme aux dispositions de l'article 14 et des autres articles du Pacte.
3.3 L'auteur déclare qu'il a épuisé tous les recours internes. Il estime qu'en refusant de lui fournir une copie du compte rendu d'audience et l'assistance judiciaire nécessaire pour demander une autorisation spéciale de former recours, les autorités jamaïcaines ont "dépassé les délais raisonnables" au sens du paragraphe 2 b) de l'article 5 du Protocole facultatif.
3.4 L'affaire n'aurait pas été portée devant une autre instance internationale d'enquête ou de règlement.
Observations de l'État partie et commentaires de l'auteur
4.1 Dans sa réponse datée du 9 janvier 1996, l'État partie conteste la recevabilité de la communication en faisant valoir que l'auteur n'a pas épuisé tous les recours internes car il n'a pas demandé l'autorisation de former recours devant la section judiciaire du Conseil privé. Néanmoins, souhaitant accélérer l'examen de la communication, il fait également des observations sur le fond.
4.2 L'État partie déclare que les allégations de l'auteur manquent de précision et que, de ce fait, il lui est difficile d'y répondre. Il suppose que les plaintes invoquant les paragraphes 3 d), 3 e) et 5 de l'article 14 portent sur les circonstances dans lesquelles un appel a été interjeté au nom de l'auteur et nie toute violation. Il affirme que la cour d'appel notifie toute personne souhaitant faire appel d'une décision de la date fixée pour l'audience et de l'identité de l'avocat chargé de la représenter. Il promet de transmettre au Comité les dates des notifications concernées. Cependant, le Comité n'a reçu aucun renseignement supplémentaire.
5.1 Dans ses commentaires, l'auteur réaffirme qu'il n'a jamais obtenu copie du compte rendu d'audience alors que le Conseil jamaïcain des droits de l'homme en a reçu une quelques années auparavant.
5.2 L'auteur conteste l'argument de l'État partie selon lequel il n'aurait pas épuisé tous les recours internes disponibles, faisant valoir qu'il n'est pas en mesure de demander l'autorisation de former recours devant la section judiciaire du Conseil privé.
5.3 En ce qui concerne ses propres allégations, il affirme que rien ne prouve qu'il ait été représenté en appel et que, puisqu'il était lui-même absent, aucun témoin à charge n'a pu être interrogé. Il joint une copie de toute la correspondance qu'il a reçue de la cour d'appel. Il ressort des documents en question que l'autorisation d'interjeter appel et d'être présent lors de l'audience a été demandée par l'auteur le 23 novembre 1987 pour trois motifs, à savoir procès non équitable, défaut de preuve et instructions inadéquates. Aucune requête n'a été introduite en vue de citer des témoins lors de l'audience en appel, ce que l'auteur estime injuste. La demande a été rejetée par un juge unique de la cour d'appel le 14 novembre 1988, aux motifs que le juge de fond avait équitablement et correctement apprécié les éléments de preuve fournis aux fins de l'identification et que les éléments portés à la connaissance du jury pouvaient, s'ils étaient acceptés, aboutir à une déclaration de culpabilité. Il ressort également de la correspondance en question que, le 28 novembre 1988, la cour d'appel a confirmé en réunion plénière la décision que le juge unique avait prise.
Délibérations du Comité
6.1 Avant d'examiner toute plainte figurant dans une communication, le Comité des droits de l'homme doit, conformément à l'article 87 de son règlement intérieur, déterminer si elle est recevable en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte.
6.2 Le Comité prend note de l'argument de l'État partie selon lequel la communication est irrecevable au motif du non épuisement des recours internes. Néanmoins, il fait observer que l'auteur n'a pu bénéficier de l'assistance judiciaire nécessaire pour demander l'autorisation de former recours devant la section judiciaire du Conseil privé et que, de ce fait, aucun autre recours ne lui était accessible. En conséquence, il considère qu'aucun élément ne fait obstacle à la recevabilité de la communication et, en vue d'accélérer la procédure, procède sans plus tarder à l'examen de la communication quant au fond.
7.1 Le Comité a examiné la communication en tenant compte de toutes les informations qui lui avaient été soumises par les parties, conformément au paragraphe 1 de l'article 5 du Protocole facultatif.
7.2 En ce qui concerne la plainte de l'auteur selon laquelle la possibilité ne lui aurait pas été donnée de faire interroger des témoins en appel, le Comité, s'appuyant sur les documents émanant de la cour d'appel, note que, lorsqu'il a demandé l'autorisation d'interjeter appel, l'auteur a expressément répondu par la négative à la question "Souhaitez-vous citer des témoins à l'audience ?" Le Comité estime donc que les faits de la cause ne font pas apparaître une violation du paragraphe 3 e) de l'article 14.
7.3 Il ressort également des documents en question que l'autorisation d'interjeter appel a été refusée par un juge unique dont la décision a été confirmée par la Cour réunie en plénière. Or, le juge n'a rejeté la demande qu'après avoir examiné les éléments de preuve fournis lors du procès et apprécié les instructions que le juge de fond avait données au jury. Le paragraphe 5 de l'article 14 du Pacte dispose effectivement que toute personne déclarée coupable d'une infraction a le droit de faire examiner par une juridiction supérieure la déclaration de culpabilité et la condamnation, conformément à la loi, mais un système n'octroyant pas automatiquement le droit d'interjeter appel peut rester conforme à ladite disposition pour autant que, lorsqu'une demande d'autorisation d'interjeter appel est déposée, la déclaration de culpabilité et la condamnation soient examinéeés de manière aprofondie, c'est-à-dire à la lumière des faits de la cause et des dispositions législatives applicables, et pour autant que la procédure permette un examen approprié de la nature de l'affaire. En conséquence, le Comité conclut qu'il n'y a pas eu violation du paragraphe 5 de l'article 14 du Pacte à cet égard.
7.4 En ce qui concerne la plainte de l'auteur selon laquelle il n'aurait pas été présent à l'audience en appel et n'aurait pas été informé de l'identité de l'avocat qui l'aurait représenté, le Comité note que l'État partie a affirmé qu'en général, la cour d'appel notifie toute personne qui souhaite faire appel d'une décision de la date fixée pour l'audience et de l'identité de l'avocat chargé de la représenter. Toutefois, dans le cas d'espèce, l'État partie n'a fourni aucun renseignement précis quant à la question de savoir si - et, éventuellement, quand - l'auteur aurait reçu cette information. En l'occurrence, on ne saurait dire avec certitude si l'auteur a été même représenté en appel, aussi le Comité est-il d'avis que les faits de la cause font apparaître une violation du paragraphe 3 d) de l'article 14 lu conjointement avec le paragraphe 5 du même article.
7.5 En ce qui concerne la mise à disposition du compte rendu d'audience, le Comité rappelle que, conformément au paragraphe 5 de l'article 14 du Pacte, lu conjointement avec le paragraphe 3 c) dudit article, l'État partie devrait fournir à tout accusé le texte des jugements et les pièces nécessaires pour qu'il puisse exercer son droit d'interjeter appel / Voir, par exemple, les constatations du Comité relatives aux communications No 230/1987 (Henry c. Jamaïque) et 283/1988 (Aston Little c. Jamaïque) adoptées le 1er novembre 1991. /. Dans la présente espèce, étant donné qu'une copie du compte rendu d'audience n'a pas été mise à la disposition de l'auteur, le Comité conclut que les faits de la cause font apparaître une violation du paragraphe 5 de l'article 14.
8. Le Comité des droits de l'homme, agissant en vertu du paragraphe 4 de l'article 5 du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques, estime que les faits dont il est saisi font apparaître des violations des paragraphes 3 d) et 5 de l'article 14 du Pacte.
9. Aux termes du paragraphe 3 a) de l'article 2 du Pacte, l'État partie est dans l'obligaton d'offrir à M. Lumley un recours utile incluant sa libération. L'État partie a l'obligation de veiller à ce que des violations analogues ne se produisent plus à l'avenir.
10. En devenant partie au Protocole facultatif, la Jamaïque a reconnu la compétence du Comité pour déterminer s'il y a eu ou non violation du Pacte. La présente affaire a été soumise avant que la dénonciation du Protocole facultatif par la Jamaïque ne prenne effet le 23 janvier 1998; en vertu du paragraphe 2 de son article 12, elle reste donc soumise à l'application de ses dispositions. Aux termes de l'article 2 du Pacte, l'État partie s'est engagé à assurer à toutes les personnes se trouvant sur son territoire ou relevant de sa juridiction les droits reconnus dans le Pacte et à assurer un recours utile et exécutoire lorsqu'une violation a été établie. Le Comité souhaite recevoir de l'État partie, dans un délai de 90 jours, des renseignements sur les mesures prises pour donner effet à ses constatations. L'État partie est aussi invité à publier les constatations du Comité.
________________
* Les membres du Comité dont le nom suit ont participé à l'examen de la communication : M. Abdelfattah Amor, M. Nisuke Ando, M. Prafullachandra N. Bhagwati, M. Thomas Buergenthal, Mme Christine Chanet, Lord Colville, Mme Elizabeth Evatt, Mme Pilar Gaitan de Pombo, M. Eckart Klein, Mme Cecilia Medina Quiroga, M. Fausto Pocar, M. Martin Scheinin, M. Hipólito Solari Yrigoyen, M. Roman Wieruszewski, M. Maxwell Yalden et M. Abdallah Zakhia.
** Le texte d'une opinion individuelle formulée par deux membres du Comité est joint en annexe au présent document./
[Adopté en anglais (version originale), en espagnol et en français. À paraître aussi en arabe, en chinois et en russe dans le rapport annuel du Comité à l'Assemblée générale.]
Opinion individuelle formulée par deux membres du Comité,
Nisuke Ando et Maxwell Yalden (en partie dissidente)
Nous acceptons toutes les conclusions du Comité en cette affaire, sauf une : celle qui a trait à la mise à disposition de l'auteur du compte rendu d'audience.
L'auteur a appris qu'un appel formé en son nom avait été rejeté le 28 novembre 1988, alors qu'il n'était pas au courant de l'identité du conseil qui l'avait représenté en appel (voir 2.4). Toutefois, le Comité note que dans sa demande d'autorisation d'interjeter appel, l'auteur a expressément répondu par la négative à la question "Souhaitez-vous citer des témoins à l'audience ?" (7.2). En outre, le Comité a examiné la procédure d'appel et constate qu'il n'y a pas eu violation du paragraphe 5 de l'article 14 (7.3). Toutefois, étant donné que la copie du compte rendu d'audience, qui était nécessaire pour que l'auteur puisse exercer son droit de former recours devant le Conseil privé, n'avait pas été fournie à l'auteur lui-même, le Comité constate une violation du paragraphe 5 de l'article 14 (7.5).
Nonobstant cette constatation du Comité, notre conclusion est que le conseil qui représentait l'auteur en appel était très probablement en possession de la copie du compte rendu d'audience, sans laquelle il n'aurait pas pu mener à bien la procédure d'appel. Qui plus est, entre le 30 avril 1988 et le 29 juin 1992, l'auteur a échangé plusieurs communications avec le Conseil jamaïcain des droits de l'homme, qui était en possession de la copie du compte rendu d'audience (2.5, note 1), mais le Conseil ne lui a apparemment rien dit sur le sujet.
Il y a lieu de regretter que l'État partie n'ait fourni au Comité aucun renseignement précis sur la question de savoir si - et, éventuellement, quand - l'auteur a été informé par la cour d'appel de la date fixée pour l'audience et de l'identité de son représentant (conseil) (7.4). Cela dit, il est évident que la copie du compte rendu d'audience a été fournie au conseil de l'auteur en appel ainsi qu'au Conseil jamaïcain des droits de l'homme et que l'un ou l'autre, voire les deux, pouvaient la mettre à la disposition de l'auteur. Notre opinion est que le Comité devrait tenir compte de cette éventualité avant d'affirmer catégoriquement que l'État partie est responsable de n'avoir pas mis à la disposition de l'auteur une copie du compte rendu d'audience.