Comité des droits de l'homme
Soixante-troisième session
13 - 31 juillet 1998
ANNEXE*
Constatations du Comité des droits de l'homme au titre du paragraphe
4 de
l'article 5 du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international
relatif aux droits civils et politiques
- Soixante-troisième session -
Communication No 672/1995
Présentée par : Clive Smart (représenté par M. Clive Woolf, du
cabinet d'avocats londonien S. Rutter and Co.)
Au nom de : L'auteur
État partie : Trinité-et-Tobago
Date de la communication : 11 décembre 1995 (date de la lettre
initiale)
Le Comité des droits de l'homme, institué en vertu de l'article
28 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques,
Réuni le 29 juillet 1998,
Ayant achevé l'examen de la communication No 672/1995 présentée
au Comité par Clive Smart, en vertu du Protocole facultatif se rapportant
au Pacte international relatif aux droits civils et politiques,
Ayant tenu compte de toutes les informations écrites qui lui
ont été communiquées par l'auteur de la communication, son conseil et
l'État partie,
Adopte ce qui suit :
Constatations au titre du paragraphe 4 de l'article 5
du Protocole facultatif
1. L'auteur de la communication est Clive Smart, citoyen trinidadien,
charpentier de son état, en attente d'exécution à la prison d'État de
Port of Spain (Trinité-et-Tobago). Il affirme être victime d'une violation
par la Trinité-et-Tobago de l'article 7, du paragraphe 3 de l'article
9, du paragraphe 1 de l'article 10 et des paragraphes 1 et 3 de l'article
14 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques. Il
est représenté par M. Clive Woolf, du cabinet d'avocats londonien S. Rutter
and Co.
Rappel des faits présentés par l'auteur
2.1 Le 22 juin 1988, l'auteur a été arrêté pour le meurtre d'une certaine
Josephine Henry. Il a été reconnu coupable du chef d'accusation par la
cour d'assises de Scarborough le 14 février 1992, et condamné à mort.
Son recours a été rejeté par la cour d'appel de la Trinité-et-Tobago le
26 octobre 1994. Le 11 décembre 1995, la section judiciaire du Conseil
privé a rejeté sa demande d'autorisation spéciale de former recours.
2.2 Au procès, l'accusation reposait sur les dépositions de l'auteur,
qui n'a pas contesté l'agression, et de plusieurs témoins. L'auteur, apparemment
pris d'un accès de jalousie, s'était jeté sur Josephine Henry et lui avait
donné 19 coups de couteau.
2.3 La soeur de la victime, Charmaine Henry, a témoigné que le 22 juin
1988 à 10 heures elle avait mis l'auteur à la porte de chez elle en lui
interdisant de revenir. Quelques instants plus tard, elle avait entendu
sa soeur appeler au secours. Allant jusqu'à l'endroit d'où venaient les
cris, elle avait vu sa soeur lutter avec l'auteur, qui lui donnait des
coups de couteau. Elle a affirmé que sa soeur n'était pas armée. Après
avoir supplié l'auteur d'arrêter, elle s'était précipitée dans la rue
pour chercher de l'aide puis était revenue sur les lieux.
2.4 Un autre témoin à charge, Hayden Griffith, a déclaré avoir vu l'auteur,
qu'il ne connaissait pas, passer devant chez lui en gesticulant; il n'avait
pas pu voir qui était avec lui. Il avait ensuite vu la victime passer
devant sa fenêtre. Un troisième témoin, Michelle Quashie, chez qui se
trouvait la victime, a indiqué dans sa déposition que Mme Henry était
sortie de chez elle pour parler à l'auteur.
2.5 Un autre témoin, Elizabeth Baird, voisine de Charmaine Henry, a déclaré
avoir surpris la conversation entre l'auteur et Josephine Henry, puis
entendu cette dernière appeler sa soeur à l'aide. Elle avait vu l'auteur
poignarder la victime sur la route; elle lui avait alors crié d'arrêter.
Josephine Henry était tombée dans le fossé, et l'auteur avait continué
à la poignarder, malgré ses supplications. Le témoin a affirmé que la
victime ne portait aucune arme.
2.6 Dans sa déposition, le policier qui a procédé à l'arrestation a déclaré
qu'en l'apercevant, l'auteur lui avait dit "M. Joefield, je viens
avec vous, je ne m'enfuis pas." L'auteur a été informé de ses droits
et emmené au poste de police. Plus tard, M. Smart a accompagné plusieurs
policiers qui étaient allés récupérer le couteau taché de sang, qui était
planté dans un manguier, là où, selon ses dires, l'auteur avait tenté
de se suicider. Les taches de sang étaient du même groupe sanguin que
celui de Josephine Henry.
2.7 L'auteur a invoqué la légitime défense et, subsidiairement, la provocation.
Il a fait depuis la barre des témoins une déposition dans laquelle il
a déclaré qu'il entretenait une liaison avec la victime, qu'il lui donnait
de l'argent chaque semaine et qu'ils devaient se marier. Le 21 juin 1988,
il lui avait donné 5 000 dollars qu'il avait gagnés au jeu, et elle avait
promis de lui préparer à dîner chez lui le soir même. Lorsqu'il était
rentré à la maison, elle ne s'y trouvait pas. L'auteur a déclaré que Josephine
ne s'était pas non plus présentée au tribunal le lendemain matin avec
l'argent, comme il était convenu parce qu'il s'attendait à se voir infliger
une amende pour avoir joué de l'argent. Il était parti la chercher, d'abord
chez son père, où sa soeur Charmaine lui avait dit qu'elle était absente,
puis chez Michelle Quashie, où il l'avait trouvée. Il a affirmé que Josephine
était sortie de la maison tenant à la main un coutelas, avec lequel elle
pelait un ananas. Elle lui aurait dit qu'elle avait utilisé l'argent pour
acheter des billets afin de partir en vacances avec trois amis. L'auteur
lui avait dit de cesser de plaisanter et de lui rendre l'argent, afin
qu'il puisse régler son amende et rembourser une somme qu'il devait à
son contremaître. Il a indiqué qu'elle l'avait provoqué en lui disant
: "c'est stupide de se mettre dans cet état pour 5 000 dollars, mon
corps vaut plus que ça". Elle lui avait alors entaillé la main et
une lutte s'était ensuivie, au cours de laquelle il s'était emparé de
l'arme et s'était mis à "balancer des coups de couteau", jusqu'à
ce qu'il s'aperçoive que la victime était dans le canal, couverte de sang.
Il s'était enfui, avait enlevé son pull et ses chaussures et avait grimpé
dans un manguier, auquel il avait tenté de se pendre. Il s'était ensuite
rendu chez sa grand-mère, où l'avait trouvé le policier qui l'avait arrêté.
L'auteur affirme avoir déclaré à la police qu'il avait reçu un coup de
couteau. Au cours de l'interrogatoire contradictoire, il a admis qu'il
ne l'avait pas dit au policier venu l'arrêter.
Teneur de la plainte
3.1 D'après le conseil, l'auteur est victime d'une violation de l'article
7 et du paragraphe 1 de l'article 10 du Pacte car il se trouve dans le
quartier des condamnés à mort depuis plus de quatre ans et demi. Il fait
valoir que la durée excessive de la détention est contraire à la Constitution.
Il mentionne à l'appui de son argument la décision de la section judiciaire
du Conseil privé dans l'affaire Pratt et Morgan / Pratt et Morgan
c. Attorney General of Jamaica et al. (1993), (Conseil privé) Recours
No 10 de 1993, décision rendue le 2 novembre 1993./, ainsi qu'un arrêt
de la Cour européenne des droits de l'homme / Soering c. Royaume-Uni
(1989), 11 EHRR 439./. Le conseil affirme en outre que l'angoisse vécue
par l'auteur au cours de sa détention avant jugement, à la perspective
d'être exécuté s'il était reconnu coupable, devrait être prise en considération
pour déterminer si l'auteur a été victime d'un traitement inhumain et
dégradant, en violation du Pacte.
3.2 L'auteur affirme que sa détention prolongée avant jugement constitue
une violation du paragraphe 3 de l'article 9 et de l'alinéa c) du paragraphe
3 de l'article 14 du Pacte. À cet égard, il fait observer qu'il a été
arrêté le 22 juin 1988, mais que son procès ne s'est ouvert que le 7 février
1992. Ce retard est, selon lui, tout à fait injustifiable dans une affaire
où il n'était guère difficile de s'assurer la présence des témoins et
de recueillir des dépositions ou de rassembler des preuves. Le conseil
fait valoir qu'une détention avant jugement de 44 mois est incompatible
avec le Pacte; il renvoie, à cet égard, à la jurisprudence du Comité /
Communication No 6/1977 (Sequeira c. Uruguay), constatations
adoptées le 29 juillet 1980, et communication No 203/1986 (Muñoz Hermoza
c. Pérou), constatations adoptées le 4 novembre 1988./. Il affirme
en outre que le délai intervenu après le procès est également imputable
à l'État partie; il se réfère à ce propos à la décision du Conseil privé
dans l'affaire Pratt et Morgan.
3.3 L'auteur affirme que son procès n'a pas été équitable. Le conseil
fait valoir que le juge du fond a manqué à son devoir d'impartialité dans
la manière dont il a abordé les questions de la légitime défense et de
la provocation dans son exposé final. Il affirme en outre que le juge
a donné au jury des informations inexactes et l'a induit en erreur quant
à l'effet des éléments de preuve présentés par l'accusation à propos de
la légitime défense. Il fait valoir que le juge a induit les jurés en
erreur en imposant un critère objectif, au lieu d'un critère subjectif,
sur le point de savoir s'il y a eu ou non légitime défense. Il affirme
enfin que le juge n'a pas donné les explications voulues au sujet du critère
de la personne raisonnable en cas de provocation, privant ainsi l'auteur
de la possibilité d'être acquitté ou condamné seulement pour homicide
involontaire. En outre, l'auteur n'aurait pas bénéficié d'un procès équitable,
dans la mesure où le juge aurait dû récuser l'un des jurés, qui aurait
eu des liens avec la victime / Il ressort des minutes du procès que deux
des jurés retenus se sont récusés, parce qu'ils connaissaient l'accusé,
et que cinq des personnes appelées à siéger connaissaient l'accusé et
la famille de la victime./. Il apparaît toutefois que cette question n'a
été évoquée ni au procès, ni en appel.
3.4 En ce qui concerne l'appel, l'auteur affirme que l'avocate qui l'a
représenté devant la cour d'appel ne l'a pas dûment consulté, dès lors
qu'elle n'a pas développé deux des moyens préparés par un autre conseil,
sans donner à l'auteur d'explication et sans lui offrir la possibilité
de tirer la question au clair.
3.5 Enfin, l'auteur invoque une violation du paragraphe 2 de l'article
6 du Pacte, car il a été condamné à mort sans que les normes d'un procès
équitable aient été respectées.
Observations de l'État partie et commentaires du conseil
4.1 Dans une lettre datée du 5 mars 1996, l'État partie a informé le
Comité qu'il lui communiquerait ses observations concernant la recevabilité
de l'affaire pour le 18 mars 1996. Dans une nouvelle lettre, datée du
19 mars 1996, il n'aborde pas la question de la recevabilité de la communication,
mais informe le Comité que, pour ne pas prolonger encore la procédure
dans l'affaire Smart, il surseoira à l'exécution de l'auteur pendant deux
mois seulement.
4.2 Les arguments de l'État partie sont les suivants :
"... 1. Le Gouvernement de la Trinité-et-Tobago est résolu à faire
respecter la primauté du droit et n'empêchera donc pas M. Smart de soumettre
son cas au Comité des droits de l'homme, à condition que cette procédure
ne soit pas utilisée abusivement par le condamné.
2. Cela étant, le Gouvernement a la responsabilité de s'assurer que
les requêtes adressées au Comité sont examinées rapidement, afin que l'application
de la loi ne soit pas entravée. Tout retard ou lenteur excessive de la
part du Comité des droits de l'homme peut avoir pour effet de faire obstacle
à l'exécution de la sentence des tribunaux et à l'application de la Constitution
de la Trinité-et-Tobago.
3. Le Gouvernement de la Trinité-et-Tobago demande donc que la requête
de M. Smart soit examinée et qu'une décision soit prise dans les deux
mois suivant la date à laquelle il aura communiqué ses observations concernant
la communication adressée au Comité.
4. Au cours de cette période de deux mois, le Gouvernement ne procédera
pas à l'exécution du condamné. ..."
4.3 Le 2 avril 1996, le Comité, par l'intermédiaire de son Président,
a répondu à l'État partie par une lettre où il rappelait que le retard
dans l'examen de l'affaire était dû au fait que l'État partie lui-même
n'avait pas communiqué ses observations concernant la recevabilité dans
le délai imparti. Le Comité a souligné que la note verbale de l'État partie
datée du 19 mars 1996 ne contenait aucune information concernant la recevabilité.
Il a également précisé qu'il avait l'intention d'examiner la communication
à sa cinquante-septième session.
4.4 Dans une nouvelle lettre, datée du 20 mai 1996, l'État partie fait
valoir que la communication est irrecevable en raison du non-épuisement
des recours internes. Il affirme que les droits invoqués par l'auteur
dans sa communication correspondent à des droits garantis par la Constitution
trinidadienne, renvoie à cet égard aux articles 4, 5 et 14 de la Constitution,
et fait observer qu'il appartient à l'auteur de demander réparation à
la Haute Cour. L'État partie note en outre que le Bureau de consultation
et d'aide judiciaire n'a pas reçu de M. Smart de demande d'assistance
pour la présentation d'une requête constitutionnelle.
5.1 Dans ses commentaires datés des 14 et 19 juin 1996, le conseil réfute
l'affirmation de l'État partie selon laquelle l'auteur peut encore déposer
une requête constitutionnelle, faisant valoir que les tribunaux trinidadiens
et le Conseil privé ont statué qu'"[i]l n'y a pas de violation des
droits constitutionnels d'une personne qui comparaît devant un tribunal
si le juge du fond détient en vertu de la common law le pouvoir
d'éviter que la procédure soit entachée d'irrégularités". Les tribunaux
ont également estimé que lorsqu'une affaire a été jugée par un juge et
un jury, la personne condamnée ne peut, lorsqu'elle fait appel de sa condamnation
au pénal, soulever que des points d'ordre constitutionnel touchant à l'équité
et à la conduite du procès / Voir Chokolingo c. Attorney General
de la Trinité-et-Tobago, 1981, 1 WLR 106./. En vertu de cette jurisprudence,
l'auteur n'a plus le droit de faire recours contre sa condamnation.
5.2 En ce qui concerne l'affirmation de l'État partie selon laquelle
l'aide judiciaire est disponible et que l'auteur a simplement choisi de
ne pas demander à en bénéficier, le conseil reconnaît que l'auteur n'a
pas demandé l'aide judiciaire mais fait observer qu'il était vain de demander
un service qui, à sa connaissance, n'a jamais été accordé à un prisonnier
ayant des griefs similaires. Le conseil fait valoir que l'État partie
ne dit pas qu'une demande d'aide judiciaire pour la présentation d'une
requête constitutionnelle aboutirait, mais simplement que cette possibilité
existe. Il explique que la procédure d'accès à une telle aide est longue
et lourde. Il rappelle que la section judiciaire a décidé que l'ordre
d'exécution devait être notifié quatre jours au moins avant la date fixée
pour celle-ci / Voir Guerra c. Baptiste [1995]
3 WLR 891./. Ce délai court à partir de la date de la notification, dans
le cas où un intervalle excessivement long s'est écoulé entre le moment
où la peine a été prononcée et celui où l'ordre d'exécution a été notifié.
Le conseil fait valoir que le système d'aide judiciaire en vigueur à la
Trinité-et-Tobago ne permet pas de présenter une demande dans les délais,
une fois l'ordre d'exécution notifié. D'après lui, dans la pratique, il
n'existe pas à la Trinité-et-Tobago d'aide judiciaire dans le cas d'un
condamné à mort, tel l'auteur; de ce fait, le recours constitutionnel
n'existe qu'en théorie.
Décision du Comité concernant la recevabilité
6.1 A sa cinquante-septième session, le Comité a examiné la question
de la recevabilité de la communication. Pour ce qui est de l'obligation
d'épuiser les recours internes, le Comité a pris note des arguments de
l'État partie, qui a fait valoir que l'auteur avait encore la possibilité
de se prévaloir d'un recours constitutionnel. Mais le Comité a aussi noté
le contre-argument du conseil selon lequel une aide judiciaire n'a jamais
été accordée à cet effet; le Comité a rappelé, à cet égard, sa jurisprudence
constante, soulignant qu'aux fins du Protocole facultatif les recours
internes doivent être utiles et disponibles. Il ne suffit pas que l'État
partie affirme qu'une voie de droit existe pour que le Comité considère
qu'il s'agit d'un recours effectif devant être épuisé aux fins du Protocole
facultatif. Le Comité conclut donc que rien dans le paragraphe 2 b) de
l'article 5 ne s'oppose à ce qu'il examine la communication.
6.2 S'agissant de l'affirmation de l'auteur selon laquelle sa détention
dans le quartier des condamnés à mort équivaut à une violation des articles
7 et 10 du Pacte, le Comité a renvoyé à sa jurisprudence, selon laquelle,
la détention dans le quartier des condamnés à mort ne constitue pas en
soi, en l'absence d'autres circonstances impérieuses, un traitement cruel,
inhumain ou dégradant, violant l'article 7 du Pacte / Voir les constatations
du Comité concernant les communications Nos 270/1988 et 271/1988 (Randolph
Barrett et Clyde Sutcliffe c. Jamaïque), adoptées le 30 mars
1992, et la communication No 541/1993 (Errol Simms c. Jamaïque)
déclarée irrecevable le 3 avril 1995./. Le Comité a noté que l'auteur
n'a pas montré en quoi concrètement le traitement qu'il avait subi soulevait
une question au titre des articles 7 et 10 du Pacte. Cette partie de la
communication était donc irrecevable en vertu de l'article 2 du Protocole
facultatif.
6.3 En ce qui concerne l'affirmation selon laquelle la longueur excessive
de la procédure judiciaire constitue une violation du paragraphe 5 de
l'article 14 du Pacte, le Comité a estimé qu'au vu de l'ensemble des informations
dont il dispose, il était clair que les retards dans la procédure d'appel
étaient pour l'essentiel imputables à l'auteur. À cet égard, il a noté
qu'on pouvait lire ce qui suit dans un additif à l'arrêt de la cour d'appel
: "L'audience en appel avait été fixée au 1er février de l'année
en cours. Elle a été ensuite repoussée à cinq reprises, jusqu'au mois
de juillet. Chacun de ces reports est imputable à l'appelant, qui a notifié
le greffier à chaque nouvelle convocation que sa famille n'était toujours
pas parvenue à engager un avocat privé. Ce n'est que lorsque la cour a
décidé de réagir en désignant un avocat au titre de l'aide judiciaire
que l'appelant a finalement engagé un avocat privé. Il ne l'a fait qu'au
mois d'octobre de cette année. De toute évidence, il cherchait par cette
manoeuvre à faire en sorte que s'écoule le nombre d'années fixé dans la
décision relative à l'affaire Pratt et Morgan." Le Comité
a conclu que sur ce point, l'auteur n'était pas fondé à invoquer une violation
des droits que lui reconnaît le Pacte, au sens de l'article 2 du Protocole
facultatif.
6.4 Le Comité a estimé que l'auteur et son conseil avaient suffisamment
étayé, aux fins de la recevabilité de la communication, l'affirmation
selon laquelle les 44 mois qui s'étaient écoulés avant que l'auteur soit
jugé et sa détention ininterrompue pendant cette période pouvaient soulever
des questions au titre du paragraphe 3 de l'article 9 et du paragraphe
3 c) de l'article 14 du Pacte, qu'il fallait examiner quant au fond.
6.5 Quant à l'allégation de l'auteur selon laquelle il n'aurait pas été
convenablement représenté à l'audience en appel, le Comité a jugé qu'elle
pouvait soulever des questions au titre du paragraphe 3 b) de l'article
14 du Pacte.
6.6 En ce qui concerne les autres griefs de l'auteur, le Comité a noté
qu'ils portaient principalement sur la conduite du procès par le juge
et son exposé final au jury. Il a rappelé que c'était généralement aux
tribunaux des États parties au Pacte qu'il appartenait d'apprécier les
faits et les éléments de preuve dans une affaire. De même, c'était aux
juridictions d'appel des États parties et non au Comité qu'il appartenait
d'examiner les instructions données au jury par le juge du fond ou la
conduite du procès, sauf s'il était clair qu'elles étaient arbitraires
ou constituaient un déni de justice ou que le juge avait manifestement
manqué à son devoir d'impartialité. Les allégations de l'auteur et les
minutes du procès ne montrent pas que la conduite du procès ait été entachée
de telles irrégularités. En particulier, il n'apparaît pas que le juge
aurait dû récuser un juré, qui aurait été de la famille de la victime,
et qu'en ne l'ayant pas fait il a manqué à son devoir d'impartialité.
Les plaintes de l'auteur à ce sujet ne relèvent pas de la compétence du
Comité. En conséquence, étant incompatible avec les dispositions du Pacte,
cette partie de la communication a été déclarée irrecevable en vertu de
l'article 3 du Protocole facultatif.
6.7 Le 5 juillet 1996, le Comité a déclaré la communication recevable
au regard du paragraphe 3 de l'article 9, et du paragraphe 3 c) de l'article
14 (pour ce qui est de l'allégation selon laquelle la durée de la détention
avant jugement a été excessivement longue), ainsi qu'au regard du paragraphe
3 b) de l'article 14 et, partant, de l'article 6 du Pacte en ce qui concerne
l'allégation selon laquelle l'auteur n'aurait pas été convenablement représenté
en appel.
Observations de l'État partie quant au fond et commentaires du
conseil
7.1 Dans une lettre datée du 13 janvier 1997, l'État partie nie qu'il
y ait eu une quelconque violation du Pacte dans le cas de l'auteur.
7.2 En ce qui concerne la durée pendant laquelle l'auteur affirme avoir
dû attendre que sa cause soit entendue, l'État partie soutient qu'un délai
de 18 mois entre l'inculpation et le procès - dont trois mois consacrés
à l'enquête préliminaire - ne saurait être considéré comme excessif. Pour
ce qui est de ce premier délai, il fait valoir qu'il n'est pas abusif,
car le parquet souffrait d'une grave pénurie de personnel spécialisé alors
que le volume de travail ne cessait d'augmenter. S'agissant du temps qui
s'est écoulé entre l'inculpation et la comparution devant le tribunal,
l'État partie signale que le procès s'est ouvert le 9 avril 1990 mais
a été ajourné à neuf reprises. Dans huit de ces cas, l'accusation était
prête à entamer la procédure. Les huit demandes d'ajournement ont été
présentées par la défense et le tribunal les a acceptées. Le procès a
commencé le 2 février 1992 et s'est achevé le 14 février, en l'espace
de 12 jours. L'État partie soutient que les retards sont imputables à
l'auteur lui-même puisqu'un seul ajournement a été demandé par l'accusation
à cause d'une grève qui avait eu lieu au Département des affaires judiciaires
alors que se déroulait le procès.
7.3 Quant à l'allégation selon laquelle l'auteur n'a pas été convenablement
représenté en appel, en violation du paragraphe 3 b) de l'article 14,
son conseil à la Trinité-et-Tobago n'ayant pas fait valoir au cours de
la procédure d'appel deux des moyens d'appel mis en avant par son conseil
de Londres, l'État partie la considère comme infondée. L'État partie a
produit une déclaration sous serment du conseil de l'auteur à la Trinité-et-Tobago,
Me Paula Mae Weeks / Mme Weeks siège actuellement à la Haute
Cour de la Trinité-et-Tobago./, dans laquelle celle-ci affirme ce qui
suit : "Dès le début, M. Smart m'a demandé de communiquer les documents
relatifs à son appel aux avocats de Londres, Ingledew, Brown, Bennission
... Je me suis exécutée et j'ai reçu d'eux ultérieurement un projet de
moyens d'appel. En outre, lorsque j'ai pris en main l'affaire, l'avocate
Me Alice Yorke-Soohon avait déjà déposé à deux reprises des moyens d'appel.
Après avoir examiné chacun de ces moyens, j'ai retenu ceux qui étaient
en accord avec la loi et auxquels je souscrivais. Je n'ai pas expliqué
mon choix à M. Smart car il s'agissait de questions qui étaient du ressort
exclusif de l'avocat. M. Smart ne pouvait apporter aucune contribution
utile en la matière." Me Weeks a ajouté : "J'ai la ferme conviction
que tous les moyens d'appels valables pouvant être invoqués en faveur
de M. Smart ont été dûment portés à la connaissance de la cour d'appel."
8.1 Dans ses commentaires datés du 17 mars et du 4 juin 1997, le conseil
déclare inadmissible que l'État essaie de justifier son manquement aux
obligations qui lui incombent en vertu du Pacte en arguant de problèmes
administratifs; si de tels problèmes existent, il faut veiller à ce que
les effets des retards qui en résultent soient limités aux affaires qui
ne comportent pas de détention avant jugement. S'agissant des ajournements
demandés par la défense, l'auteur fait observer que la Cour suprême (Haute
Cour) siégeant, à Tobago, un mois par an seulement, il y a des retards
considérables. Les demandes d'ajournement en question ont été formulées
au cours de deux sessions mensuelles de la Cour suprême, mais en raison
de la manière dont l'État partie a fixé la fréquence de ces sessions,
les ajournements se sont traduits par deux années de retard. Il apparaît
que lesdits ajournements ont été demandés pour permettre à l'auteur d'être
représenté à son procès par Me Yorke. Le conseil soutient que l'auteur
ne saurait être tenu responsable de la manière dont l'État partie fixe
la fréquence des sessions de la Cour suprême.
8.2 Pour ce qui est des allégations formulées au titre du paragraphe
3 b) de l'article 14, le conseil réaffirme que l'avocate qui a représenté
l'auteur à la Trinité-et-Tobago a agi contre la volonté de celui-ci en
ne suivant pas les instructions données par le conseil de Londres et qu'elle
n'était pas habilitée à renoncer à faire valoir des moyens d'appel sans
avoir consulté au préalable M. Clive Smart. L'auteur affirme que, lors
de sa rencontre avec Me Weeks, il n'a pas du tout été question de l'affaire
mais seulement du paiement des honoraires.
9.1 Dans une autre lettre datée du 26 août 1997, l'État partie déclare,
par l'intermédiaire de ses avocats de Londres, que le fait d'avoir reconnu
que des retards étaient intervenus n'était qu'une reconnaissance de fait
et ne constituait pas une concession au sens juridique du terme. Il réaffirme
que les retards en question n'étaient pas excessifs et que la plupart
des ajournements avaient été demandés par l'auteur, soit parce que sa
défense n'était pas prête, soit parce qu'il ne disposait pas d'un conseil.
9.2 L'État partie affirme en outre n'être pas en mesure de répondre aux
arguments superficiels de l'auteur selon lesquels le conseil n'aurait
pas suivi ses instructions; il était facile à l'auteur de se rendre compte
si ses instructions étaient suivies ou non. Il note également que les
avocats de Londres parlent de choses qui se passaient à Port of Spain,
à la Trinité, sur lesquelles ils ne disposent pas de connaissances, d'informations
ou d'instructions directes.
Examen quant au fond
10.1 Le Comité des droits de l'homme a examiné la présente communication
en tenant compte de toutes les informations que les parties lui avaient
communiquées, conformément au paragraphe 1 de l'article 5 du Protocole
facultatif.
10.2 L'État partie a reconnu que plus de deux années s'étaient écoulées
entre l'arrestation de l'auteur le 22 juin 1988 et la date fixée pour
le début du procès en septembre 1990. Ce retard constitue en soi une violation
à la fois du paragraphe 3 de l'article 9 et du paragraphe 3 c) de l'article
14 du Pacte. Dans ces circonstances, il n'y a pas lieu pour le Comité
de déterminer si les autres retards intervenus dans la conduite du procès
sont imputables ou non à l'État partie.
10.3 L'auteur invoque une violation du paragraphe 3 b) de l'article 14
due au fait que le conseil n'a pas suivi ses instructions en ce qui concerne
les moyens d'appel à soumettre à la cour. Il affirme que, de ce fait,
il n'a pas été représenté convenablement en appel comme le requiert le
Pacte. Le Comité note que rien dans les éléments d'information dont il
dispose n'indique qu'en décidant de renoncer à faire valoir deux moyens
d'appel, le conseil n'a pas fait qu'obéir à son jugement professionnel.
Il n'a pas été établi que le comportement du conseil était arbitraire
ou incompatible avec l'intérêt de la justice. Dans ces circonstances,
il n'y a pas eu violation du paragraphe 3 b) de l'article 14 du Pacte.
11. Le Comité des droits de l'homme, agissant en vertu du paragraphe
4 de l'article 5 du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international
relatif aux droits civils et politiques, estime que les faits dont il
est saisi font apparaître une violation du paragraphe 3 de l'article 9
et du paragraphe 3 c) de l'article 14 du Pacte.
12. Selon le paragraphe 3 a) de l'article 2 du Pacte, l'État partie a
l'obligation d'assurer à l'auteur un recours utile, se traduisant par
une commutation de sa peine et une indemnisation. L'État partie est tenu
de veiller à ce que des violations analogues ne se reproduisent pas à
l'avenir.
13. Étant donné qu'en adhérant au Protocole facultatif l'État partie
a reconnu que le Comité avait compétence pour déterminer s'il y a ou non
violation du Pacte et que, conformément à l'article 2 du Pacte, il s'est
engagé à garantir à toutes les personnes se trouvant sur son territoire
et relevant de sa juridiction les droits reconnus dans le Pacte et à assurer
un recours utile et exécutoire lorsqu'une violation a été établie, le
Comité souhaite recevoir de l'État partie, dans un délai de 90 jours,
des renseignements sur les mesures prises pour donner effet à ses constatations.
_______________
* Les membres du Comité dont le nom suit ont participé à l'examen de
la communication : M. Nisuke Ando, M. Prafullachandra N. Bhagwati, M.
Thomas Buergenthal, Lord Colville, M. Omran El Shafei, Mme Elizabeth Evatt,
M. Eckart Klein, M. David Kretzmer, M. Rajsoomer Lallah, Mme Cecilia Medina
Quiroga, M. Julio Prado Vallejo, M. Martin Scheinin, M. Maxwell Yalden
et M. Abdallah Zakhia.
[Adopté en anglais (version originale) et traduit en espagnol et en français.
À paraître aussi en arabe, en chinois et en russe dans le rapport annuel
du Comité à l'Assemblée générale.]