Comité des droits de l'homme
Soixante-sixième session
12 - 30 juillet 1999
ANNEXE
Constatations du Comité des droits de l'homme au titre du paragraphe
4
de l'article 5 du Protocole facultatif se rapportant au Pacte
international relatif aux droits civils et politiques*
- Soixante-sixième session -
Communication No 710/1996
Présentée par : Winston Hankle (représenté par le cabinet d'avocats
londonien Herbert Smith)
Au nom de : L'auteur
État partie : Jamaïque
Date de la communication : 11 août 1995
Le Comité des droits de l'homme, institué en vertu de l'article
28 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques,
Réuni le 28 juillet 1999,
Ayant achevé l'examen de la communication No 710/1996, présentée
par M. Winston Hankle en vertu du Protocole facultatif se rapportant au
Pacte international relatif aux droits civils et politiques,
Ayant tenu compte de tous les éléments que lui ont communiqué par
écrit l'auteur de la communication et l'État partie,
Adopte les constatations suivantes
Constatations adoptées aux fins du paragraphe 4 de l'article 5
du Protocole facultatif
1. L'auteur de la communication est Winston Hankle, citoyen jamaïcain actuellement
incarcéré au Gun Court Rehabilitation Centre à la Jamaïque. Il se déclare
victime de violations par la Jamaïque de l'article 7 et des paragraphes
1, 3 b) et 3 d) de l'article 14 du Pacte international relatif aux droits
civils et politiques. Il est représenté par le cabinet d'avocats londonien
Herbert Smith.
Rappel des faits présentés par l'auteur
2.1 L'auteur a été arrêté le 28 mars 1990 pour le meurtre de Clive Wint,
qui aurait eu lieu le 10 juillet 1989. Il a été maintenu en détention pendant
sept semaines avant d'être inculpé. Il a ensuite été jugé et condamné à
mort le 22 novembre 1990. Il a formé un recours qui a été rejeté le 23 mars
1992. L'infraction dont il avait été reconnu coupable ayant peu de temps
après été requalifiée comme n'étant pas passible de la peine de mort, sa
peine a été commuée en réclusion à vie, dont une peine incompressible de
20 ans, conformément aux dispositions de la loi de 1992 portant modification
de la loi relative aux atteintes à la personne. Sa demande d'autorisation
spéciale de recours auprès de la section judiciaire du Conseil privé de
Londres a été rejetée le 4 novembre 1993.
2.2 L'argumentation de l'accusation reposait essentiellement sur les dépositions
de trois témoins du meurtre. Tous les trois ont déclaré que le 10 juillet
1989 à l'aube, un tireur masqué (portant selon leurs dires une résille à
cheveux en nylon sur le visage) était apparu de derrière un réverbère, avait
échangé quelques mots avec Wint puis avait tiré plusieurs fois sur lui.
Les témoins ont tous trois dit que la victime avait été tuée à bout portant
et que le tireur tenait le revolver de la main gauche. Deux d'entre eux
ont rapporté que l'auteur et la victime s'étaient querellés auparavant dans
la soirée, dans une boîte de nuit à l'enseigne "Lovers Hideout",
d'où l'auteur était parti en disant qu'il allait chercher son revolver.
Juste avant de mourir, la victime aurait dit "Blackie m'a tué pour
rien" ("Blackie" est le surnom courant de l'auteur).
2.3 L'unique moyen de défense avancé par l'auteur était une déclaration
faite à l'audience, dans laquelle il disait qu'il se trouvait effectivement
dans la boîte de nuit ce soir-là, mais qu'il était rentré chez lui avec
son amie, Janet Campbell, vers 2 h 30, et qu'il n'était donc pas sur les
lieux du meurtre au moment où celui-ci avait été commis. Il a précisé qu'il
n'était pas gaucher et qu'il n'avait jamais utilisé de "résille".
Aucun témoin à décharge n'a été cité à comparaître, bien que l'auteur ait
apparemment dit à son défenseur que Janet Campbell était prête à confirmer
son alibi.
2.4 L'auteur ajoute qu'il n'y a pas eu de présentation de suspects, alors
que la thèse de l'accusation reposait essentiellement sur l'identification.
Un agent de police, qui déposait à charge, a déclaré qu'il ne pensait pas
qu'il soit nécessaire de présenter des suspects aux témoins puisque ceux-ci
connaissaient tous les trois l'auteur depuis des années et qu'ils l'avaient
reconnu et identifié nommément.
Teneur de la plainte
3.1 L'auteur se déclare victime d'une violation de l'article 7 du Pacte,
faisant valoir que les lenteurs successives de la procédure et la peine
incompressible de 20 ans constituent une violation de cette disposition
/ S'agissant de la longueur des délais, l'auteur n'invoque ni l'article
9, paragraphes 2 et 3, ni l'article 14, paragraphe 3 c), et n'invoque pas
non plus l'article 14 au sujet de la décision imposant la peine incompressible./.
3.2 L'auteur dit qu'il y a eu violation du droit à un procès équitable,
consacré au paragraphe 1 de l'article 14 du Pacte. D'une part, fait-il valoir,
l'acte d'accusation contenait un certain nombre de contradictions. D'autre
part, tant le juge du fond que la Cour d'appel ont à tort considéré qu'il
n'était pas nécessaire de soumettre au jury la question de la provocation
comme moyen de défense. Or, l'auteur affirme qu'il y avait des preuves qu'une
tierce personne avait emprunté un couteau à la victime pour le frapper.
En outre, le juge aurait dû disqualifier les jurés après que le procureur
eut demandé l'ajournement de l'audience au motif que les témoins à charge
avaient reçu des menaces et avaient peur de déposer. Dans son exposé final,
le juge a donné pour instruction aux jurés de ne pas tenir compte du fait
que les témoins avaient peur de se présenter à la barre, et de se garder
de conjecturer sur les raisons de cette crainte.
3.3 Par ailleurs, l'auteur estime que le juge aurait dû déclarer que l'affaire
n'était pas en état d'être jugée, pour les raisons suivantes : 1) le policier
qui a procédé à l'arrestation n'a recueilli les dépositions des témoins
qu'une semaine après les faits; 2) les trois témoins n'ont identifié catégoriquement
l'auteur comme étant le meurtrier qu'après son arrestation, soit près d'un
an après le meurtre; 3) la nuit du meurtre, les conditions étaient telles
que les témoins n'étaient pas en mesure de voir quoi que ce soit du tireur
masqué si ce n'est la couleur très foncée de sa peau.
3.4 L'auteur se déclare aussi victime d'une violation des paragraphes 1,
3 b) et 3 d) de l'article 14 au motif qu'il n'a été valablement représenté
ni à l'audience de jugement ni à l'audience en appel. Son avocat, qu'il
avait engagé lui-même et qui l'a représenté dans les deux cas, ne s'est
entretenu avec lui que brièvement en trois occasions, deux fois avant l'ouverture
du procès et une fois avant l'examen de son pourvoi. L'auteur déclare qu'aucun
témoin n'a été cité pour confirmer son alibi alors qu'il avait dit à son
avocat qu'il souhaitait que Janet Campbell fasse une déposition.
3.5 L'auteur dit aussi que son avocat n'a pas contesté le témoignage d'un
agent de police selon lequel l'auteur avait reconnu qu'il était présent
sur les lieux au moment où les coups de feu avaient été tirés et qu'il était
en train de se battre avec la victime quand celle-ci avait été touchée par
balle au bras. Le juge du fond a relevé que le défenseur de l'auteur n'avait
pas procédé à un contre-interrogatoire sur ce point et a dit qu'il aurait
dû commencer par établir si cette déclaration avait été effectivement faite
avant de décider de ne pas contester le témoignage de l'agent de police.
En outre, l'auteur affirme qu'à aucun moment pendant le procès il n'a eu
la possibilité de communiquer avec son avocat, ni de prendre connaissance
de la teneur des dépositions des témoins à charge. Le défenseur, dit-il,
s'est endormi à l'audience et il a dû le réveiller.
3.6 Il est précisé que l'affaire n'a été soumise à aucune autre instance
internationale d'enquête ou de règlement. Le conseil indique en outre que
tous les recours internes disponibles ont été épuisés comme l'exige le paragraphe
2 b) de l'article 5 du Protocole facultatif. Si en théorie l'auteur avait
la possibilité d'introduire une requête constitutionnelle, en pratique cette
possibilité n'existait pas car l'État partie n'était pas disposé à fournir
une aide judiciaire à cet effet ou ne le pouvait pas, et de plus, il aurait
été extrêmement difficile de trouver un avocat jamaïcain disposé à représenter
pro bono l'auteur d'une requête de cette nature.
Observations de l'État partie et commentaires du conseil
4.1 Dans sa réponse, datée du 30 septembre 1996, l'État partie fait des
observations sur le fond. Il ne conteste pas la recevabilité de la communication.
4.2 L'État partie rejette l'assertion de l'auteur selon laquelle, du fait
de la lenteur de la procédure, il y a eu violation de l'article 7. Il fait
valoir que l'auteur a été condamné à peu près neuf mois après son arrestation,
après quoi le procès en appel et le recours intenté devant le Conseil privé
ont pris deux ans, ce qui n'est pas de nature à constituer une violation
du Pacte.
4.3 L'État partie note comme raisons à l'allégation de violations de l'article
14 le fait que la demande de non-lieu présentée par la défense a été rejetée,
la façon dont l'avocat a conduit l'affaire, celle dont le juge du fond a
traité plusieurs questions et le fait que la Cour d'appel a confirmé la
décision de ce dernier. Selon lui, la jurisprudence du Comité quant aux
conditions d'examen des instructions données par le juge du fond au jury
est claire et aucune de ces conditions ne s'applique en l'espèce. Quant
à la manière dont le défenseur s'est acquitté de sa tâche, l'État partie
fait valoir que celui-ci a été engagé à titre privé et a défendu son client
comme il a jugé bon de le faire; la conduite de l'avocat ne saurait constituer
par imputation une violation du Pacte de la part de l'État lui-même.
5. Dans une lettre datée du 6 novembre 1996, le conseil se réfère aux allégations
contenues dans la communication initiale en indiquant qu'il ne s'oppose
pas à un examen concomitant de la recevabilité et du fond de la plainte.
Considérations concernant la recevabilité et examen au fond
6.1 Avant d'examiner une plainte, le Comité des droits de l'homme doit,
conformément à l'article 87 de son règlement intérieur, déterminer si la
communication présentant cette plainte est recevable au regard du Protocole
facultatif se rapportant au Pacte.
6.2 Le Comité note que l'État partie a traité dans sa réponse du fond de
la communication et que le conseil, au nom de l'auteur, a accepté un examen
concomitant de la recevabilité et du fond. Le Comité est donc fondé à ce
stade, conformément à l'article 94, paragraphe 1, du règlement intérieur,
à examiner à la fois la recevabilité et le fond de l'affaire. Toutefois,
selon l'article 94, paragraphe 2, du règlement intérieur, le Comité ne peut
pas se prononcer sur le fond d'une communication sans avoir examiné d'abord
l'applicabilité des critères de recevabilité prévus par le Protocole facultatif.
6.3 En ce qui concerne la violation présumée de l'article 7 - les lenteurs
successives de la procédure d'inculpation et de jugement et la peine incompressible
de 20 ans - le Comité estime que cette partie de la plainte ne peut pas
être considérée comme suffisamment étayée aux fins de la recevabilité de
la communication. En conséquence, il décide qu'elle est irrecevable au regard
de l'article 2 du Protocole facultatif.
6.4 L'auteur dit qu'il y a eu violation de l'article 14 du Pacte en raison
des contradictions existant dans l'acte d'accusation et du fait que le juge
aurait dû déclarer que l'affaire n'était pas en état d'être jugée pour les
raisons suivantes : 1) le policier qui a procédé à l'arrestation n'a recueilli
les dépositions des témoins qu'une semaine après les faits; 2) les trois
témoins n'ont identifié catégoriquement l'auteur comme étant le meurtrier
que près d'un an après le meurtre; 3) la nuit du meurtre, les conditions
étaient telles qu'il n'était pas possible d'identifier quelqu'un avec précision.
De plus, toujours selon l'auteur, le juge n'aurait pas dû considérer qu'il
n'était pas nécessaire de soumettre au jury la question de la provocation
comme moyen de défense, car il y avait des preuves que la victime avait
emprunté un couteau à une tierce personne afin de blesser l'auteur. Le Comité
note que toutes ces allégations ont trait à l'appréciation des faits et
des éléments de preuve du dossier par la justice; il rappelle que si l'article
14 du Pacte garantit effectivement le droit à un procès équitable, il appartient
de façon générale aux juridictions internes d'apprécier les faits et les
éléments de preuve de l'espèce. Lorsque le Comité examine une violation
présumée de ce droit énoncé à l'article 14 du Pacte, il est uniquement habilité
à vérifier que la condamnation n'a pas été arbitraire et qu'elle n'a pas
constitué un déni de justice. Or en l'espèce, ni les éléments portés à sa
connaissance ni les allégations de l'auteur ne font ressortir de telles
irrégularités. En conséquence, cette partie de la communication est irrecevable,
l'auteur n'ayant pas présenté un grief répondant au sens de l'article 2
du Protocole facultatif.
6.5 S'agissant du fait que le juge n'avait pas disqualifié les jurés après
que ceux-ci eurent entendu l'accusation solliciter un ajournement de l'audience,
en faisant valoir les menaces qu'auraient reçues les témoins à charge, et
des instructions données ensuite sur ce point par le juge - ce que l'auteur
estime être des violations de l'article 14 - le Comité rappelle qu'il appartient
de façon générale aux juridictions d'appel internes d'examiner si les instructions
données au jury par le juge et la conduite du procès sont conformes au droit
interne. Le Comité est seulement en mesure d'examiner si la décision et
les instructions du juge ont été arbitraires ou constituent un déni de justice,
ou si le juge a manifestement manqué à son devoir d'impartialité. Or en
l'espèce, ni les éléments portés à sa connaissance ni les allégations de
l'auteur ne font apparaître que les instructions du juge ou la conduite
du procès aient été entachées de telles irrégularités. En conséquence, cette
partie de la communication est irrecevable, l'auteur n'ayant pas présenté
un grief répondant au sens de l'article 2 du Protocole facultatif.
6.6 Le Comité déclare admissibles les autres chefs de demande au titre
de l'article 14 et procède à leur examen au fond, compte tenu des éléments
qui lui ont été présentés par les parties, conformément aux dispositions
de l'article 5, paragraphe 1, du Protocole facultatif.
7. L'auteur affirme être victime d'une violation de l'article 14, paragraphes
3 b) et 3 d), car il n'a pas disposé de suffisamment de temps et de moyens
pour préparer sa défense et n'a pas été valablement représenté, ni en première
instance ni en appel (cf. par. 3.4 et 3.5). Le Comité rappelle à cet égard
qu'un prévenu et son conseil doivent disposer de suffisamment de temps pour
préparer la défense, mais l'État partie ne saurait être tenu pour responsable
du fait que la défense a été mal préparée ou marquée par des erreurs, à
moins qu'il n'ait refusé d'accorder à l'auteur et à son défenseur suffisamment
de temps pour préparer la défense ou qu'il n'ait dû être évident pour le
tribunal que le comportement de l'avocat était contraire aux intérêts de
la justice. Or le Comité relève que ni l'auteur ni son avocat n'ont sollicité
d'ajournement et que l'avocat, d'après l'auteur lui-même, a expliqué à celui-ci
qu'il "ne serait pas nécessaire" de citer Mme Janet Campbell à
la barre. Il n'appartient pas au Comité de s'interroger sur le jugement
professionnel du défenseur. En l'espèce, il estime que les faits qui lui
ont été présentés ne font apparaître aucune violation de l'article 14 de
la nature de celles qui sont alléguées.
8. Le Comité des droits de l'homme, se prononçant aux fins du paragraphe
4 de l'article 5 du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international
relatif aux droits civils et politiques, estime que les faits qui lui ont
été présentés ne font apparaître aucune violation des dispositions du Pacte.
______________
* Ont participé à l'examen de la communication les membres du Comité dont
le nom suit : M. Abdelfattah Amor, M. Nisuke Ando, Mme Christine Chanet,
Lord Colville, Mme Elizabeth Evatt, M. Eckart Klein, M. David Kretzmer,
M. Rajsoomer Lallah, Mme Cecilia Medina Quiroga, M. Fausto Pocar, M. Martin
Scheinin, M. Hipólito Solari Yrigoyen, M. Roman Wieruszewski et M. Maxwell
Yalden.
** Le texte de l'opinion individuelle de Mme Christine Chanet figure en
appendice./ :
[Adopté en anglais (version originale), en espagnol et en français. Paraîtra
ultérieurement en arabe, en chinois et en russe dans le rapport annuel présenté
par le Comité à l'Assemblée générale.]
Opinion individuelle ééde Christine Chanet
Mes réserves concernent exclusivement le point 6.3 dans lequel le Comité
a exclu la recevabilité de la communication pour insuffisance d'éléments
"prima facie" au regard de la fixation d'une peine incompressible
de 20 ans.
Si l'article 7 n'était pas en cause sur ce point, l'article 10, par. 3,
qui précise "Le régime pénitentiaire comporte un traitement des condamnés
dont le but essentiel est leur amendement et leur reclassement social..."
aurait dû inciter le Comité à recevoir la communication et examiner au fond
la compatibilité d'une peine intangible de 20 ans avec un texte qui fixe
à la peine une mission de réhabilitation du condamné.
La question aurait dû être débattue sur ce terrain : l'impossibilité de
modifier la peine pendant une période aussi longue n'est-elle pas un obstacle
à la resocialisation de la personne incarcérée ?
Enfin, le Comité n'avait pas besoin de beaucoup d'éléments pour étayer
la plainte de l'intéressé dès lors que la durée de sa peine et son caractère
incompressible étaient des faits non contestés par l'État partie.
Christine Chanet
31 août 1999
[Reproduit en anglais, en espagnol et en français (version originale).
Paraîtra ultérieurement en arabe, en chinois et en russe dans le rapport
annuel présenté par le Comité à l'Assemblée générale.]