Comité des droits de l'homme
Soixante-cinquième session
22 mars - 9 avril 1999
ANNEXE
Constatations du Comité des droits de l'homme au titre du paragraphe
4
de l'article 5 du Protocole facultatif se rapportant au Pacte
international relatif aux droits civils et politiques*
- Soixante-cinquième session -
Communication No 722/1996
Présentée par : Anthony Fraser et Nyron Fisher (représenté par M.
David Stewart du cabinet d'avocats londonien S. J. Berwin & Co.)
Au nom des : Auteurs
État partie : Jamaïque
Date de la communication : 7 août 1996
Le Comité des droits de l'homme, institué en vertu de l'article
28 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques,
Réuni le 31 mars 1999,
Ayant achevé l'examen de la communication No 722/1996 présentée
par MM. Anthony Fraser et Nyron Fisher en vertu du Protocole facultatif
se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques,
Ayant tenu compte de toutes les informations écrites qui lui ont
été communiquées par les auteurs de la communication, et l'État partie,
Adopte ce qui suit :
Constatations au titre du paragraphe 4 de
l'article 5 du Protocole facultatif
1. Les auteurs de la communication sont MM. Anthony Fraser et Nyron Fisher,
citoyens jamaïcains nés respectivement en 1957 et 1968. Tous deux sont actuellement
incarcérés au pénitencier général de la Jamaïque. Ils se déclarent victimes
de violations par la Jamaïque des articles 7 et 10 et des paragraphes 1,
3 b) et 3 d) de l'article 14 du Pacte international relatif aux droits civils
et politiques. Ils sont représentés par David Stewart, du cabinet d'avocats
londonien S. J. Berwin & Co. En 1995, le crime dont les auteurs avaient
été reconnus coupables a été requalifié de meurtre n'emportant pas la peine
capitale, en vertu des dispositions de la loi de 1992 portant modification
de la loi relative aux atteintes aux personnes et leur condamnation à la
peine capitale a été commuée en emprisonnement à vie assorti d'une peine
de sûreté de sept ans.
Rappel des faits présentés par les auteurs
2.1 Les auteurs ont été reconnus coupables du meurtre d'un certain Rahalia
Buchanan et condamnés à mort le 19 décembre 1989 par la Cour de circuit
de Saint-Thomas, à la Jamaïque. La cour d'appel les a déboutés le 18 mai
1992. Le 31 octobre 1994, l'autorisation spéciale de former un recours auprès
du Conseil privé leur a été refusée. Le conseil fait valoir que, dans la
pratique, le recours constitutionnel ne leur est pas accessible. Il déclare
que tous les recours internes ont aussi été épuisés aux fins du paragraphe
2 b) de l'article 5 du Protocole facultatif se rapportant au Pacte.
2.2 M. Buchanan, résident de New York qui avait autrefois habité la Jamaïque,
a été assassiné dans le petit village d'Airy Castle (Jamaïque) la nuit du
4 octobre 1998. L'accusation a affirmé que M. Buchanan avait été victime
d'un lynchage et qu'il avait été battu à mort, notamment à coups de machette.
Elle s'est fondée pour cela sur les allégations de trois témoins oculaires,
à savoir Mme Thermutis McPherson, M. Harold Deans et Mme Loretta Reid. Cette
dernière n'a pas témoigné lors du procès, mais la déposition qu'elle avait
faite lors de l'audience préliminaire a été acceptée comme moyen de preuve
et lue en audience publique. Les trois témoins ont affirmé que M. Fisher
se trouvait sur les lieux du crime, et deux d'entre eux ont déclaré qu'ils
l'avaient vu frapper la victime à coups de machette. Un seul témoin, M.
Deans, a certifié avoir vu M. Fraser et a déclaré que ce dernier avait lui
aussi frappé la victime à coups de machette. Les auteurs ont été traduits
en justice en même temps que cinq autres personnes, dont quatre ont été
acquittées.
Teneur de la plainte
3.1 Les auteurs déclarent être victimes d'une violation du paragraphe 1
de l'article 14 du Pacte international, du fait que les éléments de preuve
produits par l'accusation comportaient des incohérences et n'avaient pas
la valeur probante nécessaire pour motiver une condamnation. Selon leurs
dires, les lieux du crime étaient faiblement éclairés; il n'y avait plus
d'électricité depuis le passage de l'ouragan Gilbert, peu de temps auparavant.
Seules deux torches de fortune donnaient de la lumière. En outre, une grande
confusion régnait sur les lieux. Quant au conseil, il affirme que selon
un autre témoin, Annette Small, Mme McPherson était complice; elle aurait
couru chercher du sel pour le mettre sur les blessures du défunt et refusé
d'aller lui chercher à boire. Il fait valoir que le témoignage de Mme Annette
Small contredit celui de Mme McPherson, qui attribue les actes en question
à l'un des auteurs, à savoir M. Fisher. Il affirme également que le témoignage
de M. Deans est partial car ce dernier avait des motifs personnels d'en
vouloir à M. Fraser et cherchait à impliquer d'autres personnes, ayant lui-même
été arrêté et détenu durant 10 jours dans le cadre de la même affaire. Il
signale en outre que, lorsqu'il a témoigné devant la Cour de circuit, M.
Deans a déclaré avoir vu les auteurs attaquer la victime avant d'entrer
dans une boutique voisine, et non après comme il l'avait déclaré durant
l'audience préliminaire. Enfin, il souligne que les témoignages de Mme McPherson
et de M. Deans présentent un défaut de concordance inacceptable, car seul
M. Deans a certifié avoir vu M. Fraser sur les lieux du crime.
3.2 Les auteurs affirment que leur droit à un procès équitable, tel que
garanti par l'article 14 du Pacte international, a été violé car les instructions
que le juge de première instance a données au jury étaient inadéquates.
En particulier, le juge n'aurait pas prévenu le jury qu'il fallait prendre
les témoignages de Mme McPherson et de M. Deans avec circonspection, étant
donné que les deux personnes en question étaient peut-être des complices
et que la déposition de M. Deans, elle aussi, n'avait pas été corroborée.
3.3 Les auteurs dénoncent une autre violation de l'article 14 au motif
que leur défenseur n'a pas été autorisé à prendre connaissance de la déclaration
que M. Deans avait faite devant la police, malgré les requêtes qu'il avait
présentée en ce sens à l'accusation et au juge de première instance. La
déclaration en question était indispensable à la préparation de la défense
de M. Fisher et, surtout, de M. Fraser, car elle aurait démontré la partialité
du témoignage de M. Deans en faisant apparaître, d'une part, que ce dernier
souhaitait satisfaire une rancune à l'égard de M. Fraser et, d'autre part,
qu'il avait lui-même été arrêté dans le cadre de la même affaire.
3.4 M. Fraser déclare être victime d'une violation des paragraphes 3 b)
et 3 d) de l'article 14 du Pacte international, arguant qu'il a été mal
défendu en justice car il n'a eu qu'une heure au plus pour consulter son
défenseur avant le procès.
3.5 M. Fisher affirme qu'il a été battu par des policiers lors de son arrestation,
le 7 octobre 1988, et qu'il a craché du sang après avoir reçu des coups
de pince-monseigneur. Il soutient qu'il en a notifié son défenseur et le
juge de première instance mais qu'il n'a encore bénéficié d'aucun traitement
médical en dépit des nombreuses plaintes qu'il a déposées auprès des autorités.
Il fait valoir qu'il y a eu par là violation de l'article 7 et du paragraphe
1 de l'article 10 du Pacte international.
Observations de l'État partie et commentaires du conseil
4.1 Dans sa réponse datée du 4 février 1997, l'État partie, souhaitant
accélérer l'examen de la communication, fait des observations sur le fond.
4.2 L'État partie fait remarquer que toutes les questions soulevées par
les auteurs et le conseil concernent la manière dont le juge de première
instance a apprécié les faits et les éléments de preuve. Il renvoie à la
jurisprudence du Comité selon laquelle c'est aux juridictions d'appel des
États parties - et donc, en l'espèce, à la cour d'appel, qui a bien rendu
son arrêt -qu'il appartient de procéder à cette appréciation. En conséquence,
l'État partie estime que la communication n'est pas du ressort du Comité.
5.1 Dans sa note du 18 mars 1997, le conseil approuve la décision du Comité
d'examiner en même temps la recevabilité et le fond de la communication.
À propos de ces deux derniers points, il réfute catégoriquement l'allégation
de l'État partie selon laquelle la communication n'est pas du ressort du
Comité.
Délibérations du Comité
6.1 Avant d'examiner une plainte soumise dans une communication, le Comité
des droits de l'homme doit, conformément à l'article 87 de son règlement
intérieur, déterminer si cette communication est recevable en vertu du Protocole
facultatif se rapportant au Pacte.
6.2 Le Comité note que, dans sa déclaration, l'État partie traite du fond
de la communication afin que la procédure puisse suivre rapidement son cours.
À ce stade, il est donc en mesure d'examiner en même temps la recevabilité
et le fond de la communication, en vertu du paragraphe 1 de l'article 94
de son règlement intérieur. Néanmoins, conformément au paragraphe 2 dudit
article, il ne se prononce pas sur une communication sans avoir examiné
l'applicabilité de chacun des motifs de recevabilité visés dans le Protocole
facultatif.
6.3 En ce qui concerne l'allégation de violation de l'article 14 au motif
que les éléments de preuve produits aux fins de l'identification comportaient
de graves incohérences et ne suffisaient pas à motiver la condamnation,
le Comité réaffirme que, si l'article 14 du Pacte garantit effectivement
le droit à un procès équitable, c'est, en principe, aux juridictions des
États parties qu'il appartient d'apprécier les faits et les éléments de
preuve dans un cas d'espèce. Lorsque le Comité examine ce type d'allégation
invoquant l'article 14 du Pacte, il est uniquement habilité à vérifier que
la condamnation n'a pas été arbitraire et qu'elle n'a pas constitué un déni
de justice. Or, ni les éléments portés à sa connaissance ni les allégations
des auteurs ne permettent d'établir que la conduite du procès ait été entachée
de telles irrégularités. En conséquence, cette partie de la communication
est irrecevable car les auteurs ne sont pas fondés à invoquer l'article
2 du Protocole facultatif.
6.4 De même, c'est aux juridictions d'appel des États parties qu'il appartient
d'examiner si les instructions données au jury par le juge de première instance
et la conduite du procès sont conformes au droit international. En ce qui
concerne les allégations selon lesquelles il y aurait eu violation de l'article
14 parce que les instructions données au jury par le juge étaient inappropriées,
le Comité est seulement en mesure d'examiner si ces instructions étaient
arbitraires ou constituaient un déni de justice, ou encore si le juge avait
manifestement manqué à son devoir d'impartialité. Or, ni les éléments portés
à la connaissance du Comité ni les allégations de l'auteur ne permettent
d'établir que les instructions données au jury par le juge ou la conduite
du procès aient été entachées de telles irrégularités. En conséquence, cette
partie de la communication est elle aussi irrecevable car les auteurs ne
sont pas fondés à invoquer l'article 2 du Protocole facultatif.
6.5 M. Fraser déclare qu'il a été mal défendu en justice car on ne lui
a pas accordé suffisamment de temps pour consulter son défenseur avant le
procès. À cet égard, le Comité renvoie à sa jurisprudence et réaffirme que
dans les cas où la peine capitale peut être prononcée à l'encontre de l'accusé,
il va de soi qu'il faut lui accorder ainsi qu'à son conseil suffisamment
de temps pour préparer sa défense, mais que l'État partie ne saurait être
tenu pour responsable du fait que la défense a été mal préparée ni des erreurs
commises par les avocats de la défense, à moins que lui-même n'ait refusé
d'accorder à l'auteur et à son conseil suffisamment de temps pour préparer
la défense ou qu'il aurait dû être évident pour le juge que le comportement
de l'avocat était contraire aux intérêts de la justice. Or, les éléments
portés à la connaissance du Comité ne permettent pas d'établir que tel ait
été le cas. En conséquence, cette partie de la communication est irrecevable
car l'auteur n'est pas fondé à invoquer l'article 2 du Protocole facultatif.
6.6 En ce qui concerne l'allégation de M. Fisher, dans laquelle il se déclare
victime d'une violation de l'article 7 et du paragraphe 1 de l'article 10
du Pacte parce qu'il a été battu le jour de son arrestation, le Comité fait
remarquer que, bien que l'auteur affirme en avoir avisé son défenseur et
le juge de première instance le compte rendu d'audience n'en fait pas mention.
Le Comité fait également observer qu'aucune procédure n'a été engagée, ni
lors du procès ni à aucun autre moment, en vue de prouver que les sévices
en question avaient bien été infligés, et constate que cette partie de la
communication est irrecevable en vertu de l'article 2 du Protocole facultatif
car l'allégation qu'elle contient n'est pas suffisamment étayée.
6.7 Le Comité déclare recevable l'allégation de violation de l'article
14 au motif que les auteurs et leur conseil n'ont pas été autorisés lors
du procès à prendre connaissance de la déclaration faite devant la police
par le témoin, M. Harold Deans, et poursuit l'examen quant au fond en tenant
compte de toutes les informations qui lui ont été soumises par les parties,
conformément aux dispositions du paragraphe 1 de l'article 5 du Protocole
facultatif.
7. Alléguant qu'ils n'auraient pas été autorisés à prendre connaissance
de la déclaration faite devant la police par un des témoins à charge, les
auteurs invoquent une violation des dispositions générales du paragraphe
1 de l'article 14 du Pacte; or, compte tenu de la tournure prise par le
procès (durant lequel cette déclaration n'a pas été invoquée par l'accusation)
et de la façon dont le conseil a défendu les auteurs dans cette affaire
pendant toute la procédure judiciaire, le Comité estime que ceux-ci n'ont
pas apporté la preuve que leur procès n'a pas été équitable en ce qui concerne
la détermination des charges pesant sur eux.
8. Le Comité des droits de l'homme, agissant en vertu du paragraphe 4 de
l'article 5 du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international
relatif aux droits civils et politiques, estime que les faits dont il est
saisi ne font apparaître aucune violation des dispositions du Pacte international
relatif aux droits civils et politiques.
__________________
* Les membres du Comité dont les noms suivent ont participé à l'examen
de la communication : M. Abdelfattah Amor, M. Nisuke Ando, M. Prafullachandra
N. Bhagwati, M. Thomas Buergenthal, Mme Christine Chanet, Lord Colville,
Mme Elizabeth Evatt, Mme Pilar Gaitán de Pombo, M. Eckart Klein, Mme Cecilia
Medina Quiroga, M. Fausto Pocar, M. Martin Scheinin, M. Hipólito Solari
Yrigoyen, M. Roman Wieruszewski et M. Abdallah Zakhia.
[Adopté en anglais (version originale), en espagnol et en français. Paraîtra
ultérieurement en arabe, en chinois et en russe dans le rapport annuel présenté
par le Comité à l'Assemblée générale.]