Comité des droits de l'homme
Soixante-huitième session
13 - 31 mars 2000
Annexe
Décisions du Comité des droits de l'homme déclarant irrecevables
des communications présentées en vertu du Protocole facultatif
se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils
et politiques
- Soixante-huitième session -
Communication No 756/1997
Présentée par : Mme Mathia Doukouré (représentée par MeJean-François
Gondard, avocat à Paris)
Au nom de : L'auteur et 48 autres personnes
État partie : France
Date de la communication : 17 mai 1996 (date de la lettre initiale)
Le Comité des droits de l'homme, institué en vertu de l'article
28 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques,
Réuni le 29 mars 2000,
Adopte la décision ci-après :
Décision concernant la recevabilité
1. Les auteurs de la communication sont Mme Mathia Doukouré et 48 autres
femmes, veuves de militaires de carrière retraités de l'armée française,
ou ayant elles-mêmes cette qualité, ressortissantes du Sénégal et de la
Côte d'Ivoire. Elles déclarent être victimes d'une violation par la France
de l'article 26 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques,
au motif qu'elles feraient l'objet d'une discrimination fondée sur l'origine
nationale dans la détermination de leur droit à une pension ou à une pension
de réversion. Elles sont représentées par un conseil, Jean-François Gondard.
Rappel des faits présentés par les auteurs
2.1 Les auteurs déclarent qu'après l'accession des anciens territoires
coloniaux français à l'indépendance, et le changement de nationalité de
leurs habitants, il a été adopté, le 26 décembre 1959, une loi disposant
dans son article 71-I qu'à dater du 1er janvier 1961 les pensions versées
aux militaires de carrière retraités de l'armée française originaires de
ces territoires seraient converties en indemnités viagères personnelles.
Dans le cas du Sénégal, les droits acquis des militaires retraités ont néanmoins
été respectés après l'accession à l'indépendance en 1960, jusqu'à ce que
la loi de finances de décembre 1974 et la législation ultérieure aient étendu
l'application de la loi du 31 décembre 1959 au Sénégal à partir du 1er janvier
1975.
2.2 Ces dispositions légales ont eu pour conséquences de "geler"
pour l'avenir le montant de ces indemnités et d'empêcher leur conversion
en pensions de réversion pour les veuves des bénéficiaires. Par contre,
les pensions des militaires retraités originaires de France n'ont pas été
converties en indemnités viagères personnelles et continuent donc à faire
l'objet de réévaluations et à être convertibles en pensions de réversion.
2.3 Les auteurs font valoir que les pensions qui sont versées aux anciens
militaires de carrière de l'armée française leur sont accordées essentiellement
en reconnaissance des services qu'ils ont rendus à la nation française et
que, par conséquent, l'origine nationale ou le changement de nationalité
sont dénués de toute pertinence à cet égard.
2.4 En ce qui concerne plus particulièrement la situation de Mme Doukouré,
du Sénégal, il est dit que son mari, étant originaire d'une colonie française,
avait la nationalité française et a été membre de l'armée française jusqu'à
son décès, survenu le 12 octobre 1950, c'est-à-dire avant l'indépendance
du Sénégal. La pension de réversion qu'elle perçoit depuis cette date n'en
a pas moins été gelée à son niveau du 1er janvier 1975, contrairement aux
pensions de réversion versées aux veuves françaises de militaires originaires
de la France métropolitaine.
2.5 Ses demandes d'actualisation de sa pension ont été rejetées par le Ministère
français de la défense les 12 février 1992 et 22 juin 1994, au motif que
les pensions versées aux ressortissants sénégalais avaient été gelées par
la loi du 31 décembre 1959. Mme Doukouré a formé un recours contre la dernière
décision du Ministère de la défense devant le tribunal administratif de
Poitiers. Avant de statuer au fond, le tribunal a demandé l'avis du Conseil
d'État sur la compatibilité entre l'article 71-I de la loi du 26 décembre
1959 et l'article 26 du Pacte international relatif aux droits civils et
politiques.
2.6 Le Conseil d'État a rendu son avis le 15 avril 1996, déclarant que l'article
26 du Pacte n'avait trait qu'aux droits énoncés dans ce pacte et ne garantissait
donc pas l'application du principe de non-discrimination en matière de pensions.
Les personnes visées à l'article 71-I de la loi du 26 décembre 1959 ne pouvaient
donc pas invoquer l'article 26 du Pacte.
2.7 Suivant l'avis rendu par le Conseil d'État, le tribunal administratif
de Poitiers a rejeté le recours de Mme Doukouré le 3 juillet 1996. Le même
jour, il a également rejeté celui de Mme Donzo Bangaly. Le recours de Mme
Yero Diallo avait déjà été rejeté par cette instance le 19 juin 1996. Le
17 juillet 1996, le tribunal administratif de Paris a rejeté le recours
formé par 43 autres auteurs.
Teneur de la plainte
3.1 Les auteurs se réfèrent aux constatations adoptées le 3 avril 1989
par le Comité des droits de l'homme au sujet de la communication No 196/1985,
présentée par M. Ibrahima Gueye et consorts et concernant un problème de
pension comparable. Elles affirment que la décision du Conseil d'État est
en complète contradiction avec les constatations adoptées en l'espèce par
le Comité, ainsi qu'avec la jurisprudence constante de ce dernier, selon
laquelle le droit protégé par l'article 26 du Pacte est un droit autonome,
qui n'a pas trait seulement aux autres droits civils et politiques protégés
par le Pacte. Elles se plaignent de ce que les autorités françaises n'ont
rien fait pour donner suite aux constatations adoptées par le Comité, violant
ainsi le paragraphe 3 de l'article 2 du Pacte.
3.2 Les auteurs affirment en outre que, dans leur cas, la discrimination
n'est pas fondée simplement sur la nationalité, mais sur l'origine nationale.
Elles déclarent que la France a arbitrairement privé ses nationaux originaires
des territoires d'outre-mer de leur nationalité française, afin de ne pas
avoir à leur verser de pension militaire. Elles déclarent en outre que les
personnes originaires de territoires français d'Afrique ont été rayées des
cadres de l'armée française et intégrées sans leur consentement dans les
armées de nouveaux États africains, perdant ainsi involontairement leur
nationalité française. Elles affirment que la modification du statut des
anciens territoires d'outre-mer a été décidée par la loi du 4 juin 1960
en violation du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes garanti par l'article
premier du Pacte. Elles soutiennent en outre que l'objet de la loi française
actuelle sur la nationalité, et de la détermination de la nationalité française
par les autorités, est toujours d'éviter d'avoir à accorder une pension
militaire aux anciens membres de l'armée française originaires des territoires
d'outre-mer, ce qui, d'après elles, a créé de graves problèmes humanitaires.
3.3 Pour ce qui est de la recevabilité de la communication, elles déclarent
que, même si les discriminations dont il est fait état ont débuté avant
le 17 mai 1984, date à laquelle le Protocole facultatif est entré en vigueur
à l'égard de la France, elles se poursuivent depuis cette date, constituant
ainsi une violation continue des droits des auteurs. Il est également fait
référence au paragraphe 2 b) de l'article 5 du Protocole facultatif. Les
auteurs indiquent que 20 ans de procédure et de négociation sur la question
avec le Gouvernement français n'ont donné aucun résultat et qu'épuiser tous
les recours disponibles entraînerait des délais considérables et empêcherait
de trouver une solution au problème. Elles affirment en outre qu'à la suite
de l'avis rendu par le Conseil d'État français le 15 avril 1996, tout nouveau
recours devant les tribunaux français serait voué à l'échec. De surcroît,
leur demande d'aide judiciaire a été rejetée le 21 mai 1996 au motif que
la plainte serait infondée.
3.4 Les auteurs déclarent en outre n'avoir soumis la même question à aucune
autre instance internationale d'enquête ou de règlement.
Observations de l'État partie concernant la recevabilité
4.1 L'État partie fait valoir que la communication est irrecevable pour
non-épuisement des recours internes disponibles. Une requérante, Mme Diallo,
n'a pas interjeté appel du jugement du tribunal administratif de Poitiers
rendu le 19 juin 1996, et deux autres plaignantes, Mme Doumbouya et Mme
Bathily, n'ont pas fait appel de la décision du tribunal administratif de
Paris du 15 avril 1996. Les autres auteurs, bien qu'ayant interjeté appel
du jugement, ont saisi le Comité avant que la cour d'appel se prononce.
4.2 L'État partie soutient également que la communication est irrecevable
ratione materiae parce qu'elle ne relève pas du champ d'application
du Pacte relatif aux droits civils et politiques qui ne protège pas le droit
à pension.
4.3 L'État partie rappelle la déclaration interprétative qu'il a faite lors
de la ratification du Protocole facultatif et fait valoir que la communication
est irrecevable ratione temporis puisqu'elle concerne des actes ou
des événements antérieurs au 17 mai 1984, date à laquelle le Protocole facultatif
est entré en vigueur à l'égard de la France.
4.4 Au sujet du bien-fondé de la plainte des auteurs, l'État partie précise
que, selon les dispositions statutaires en vigueur, le droit à une pension
est suspendu lorsque le bénéficiaire perd la qualité de Français. Autrement
dit, les militaires ayant servi dans l'armée française et ayant perdu la
nationalité française ne peuvent plus prétendre au versement d'une pension.
Toutefois, afin de tenir compte des services rendus par les anciens militaires
d'origine africaine, le législateur prévoit d'octroyer des indemnités annuelles
aux anciens titulaires de pension, redevenus nationaux des pays africains
indépendants.
4.5 Concernant la situation spécifique des veuves de ces militaires qui
sollicitent aujourd'hui le versement d'une pension de réversion, l'État
partie note que le caractère personnel qui s'attache à ces indemnités fait
en principe obstacle à toute possibilité de réversion. Néanmoins, des décrets
de dérogation pris en application du paragraphe III de l'article 71 en date
du 1er janvier 1961 permettent aux femmes dont le mari est décédé avant
le 1er janvier 1991 de bénéficier d'une pension de réversion. L'État partie
rejette la plainte des auteurs selon laquelle les indemnités ont été gelées
à leur niveau du 1er janvier 1975, faisant valoir qu'elles ont été revalorisées
de 4,75 % au 1er septembre 1994. Quant aux pensions militaires d'invalidité
et de retraite, elles sont régulièrement revalorisées depuis 1971. De plus,
en 1993, les pensions militaires des bénéficiaires résidant au Sénégal ont
été revues et majorées. Au 1er janvier 1995, les pensions d'invalidité ont
été revalorisées de 14,55 % et celles représentant la retraite du combattant
de 24,1 %. L'État partie conclut que la plainte des auteurs n'est pas fondée
et devrait donc être rejetée.
Observations du conseil
5.1 S'agissant de l'épuisement des recours internes, le conseil fait valoir
que les procédures de recours excèdent les délais raisonnables. De plus,
le refus de la France de donner suite aux constatations du Comité dans l'affaire
No 196/1985 rend les recours internes inefficaces. Le conseil rappelle en
outre l'avis rendu par le Conseil d'État et le refus de fournir une aide
judiciaire aux auteurs au motif que leur plainte est apparemment infondée,
et fait valoir qu'en l'espèce l'inefficacité des recours internes est manifeste.
En fin de compte, ce serait au Conseil d'État de trancher. Or celui-ci a
déjà donné un avis négatif sur lequel on le voit mal revenir.
5.2 Quant au fait que l'État partie considère la communication comme irrecevable
ratione materiae et ratione temporis, le conseil se réfère
à la décision du Comité dans l'affaire No 196/1985 par laquelle ce dernier
a rejeté les arguments de l'État partie à cet égard.
5.3 Le conseil maintient qu'il y a eu discrimination et ajoute que les revalorisations
annoncées sont dérisoires.
5.4 Dans un nouveau texte présenté le 16 mars 2000, le conseil informe le
Comité qu'en juillet 1999 les tribunaux administratifs de Paris et de Bordeaux
avaient admis les appels qu'il avait interjetés au nom des auteurs. À ce
propos, il indique que les recours en question invoquaient l'article premier
du Protocole No 1 de la Convention européenne. Les Ministres de la défense
et des finances ont fait appel des jugements à la Cour de cassation (Conseil
d'État).
5.5 Le conseil se plaint également que l'État partie demande le versement
d'un droit de 100 francs français, que certains de ses clients n'ont pas
été en mesure de payer, ce qui a conduit leur recours à être déclaré irrecevable.
À ce sujet, il fait valoir que le droit en question ne peut être réglé qu'en
France.
Délibérations du Comité
6.1 Avant d'examiner une plainte soumise dans une communication, le Comité
des droits de l'homme doit, conformément à l'article 87 de son règlement
intérieur, déterminer si cette communication est recevable en vertu du Protocole
facultatif se rapportant au Pacte.
6.2 Le Comité note que l'État partie conteste la recevabilité de la communication
pour non-épuisement des recours internes, étant donné que les auteurs n'ont
pas attendu le résultat de leur appel et que certains d'entre eux n'ont
pas fait appel du rejet de leur plainte. Il note également que le conseil
a commencé par affirmer que les recours internes n'étaient pas efficaces,
étant donné l'avis rendu par le Conseil d'État le 15 avril 1996, mais il
semblerait, d'après une lettre récente de lui, que les appels interjetés
au nom de ses clients aient été admis et que les affaires soient maintenant
en instance devant la Cour de cassation (Conseil d'État). Dans ces conditions,
le Comité estime que la communication est irrecevable en vertu du paragraphe
2 b) de l'article 5 du Protocole facultatif.
7. En conséquence, le Comité des droits de l'homme décide :
a) que la communication est irrecevable en vertu de l'article 5 2) b) du
Protocole facultatif;
b) que la présente décision sera communiquée à l'État partie et au représentant
des auteurs de la communication;
c) qu'il pourra reconsidérer la présente décision, conformément au paragraphe
2 de l'article 92 de son règlement intérieur, s'il est saisi par les auteurs
ou en leur nom d'une demande écrite contenant des renseignements d'où il
ressort que les motifs d'irrecevabilité ont cessé d'exister.
____________
* Les membres du Comité ci-après ont participé à l'examen de la communication
: M. Abdelfattah Amor, M. Nisuke Ando, M. Prafullachandra Natwarlal Bhagwati,
Lord Colville, Mme Elizabeth Evatt, Mme Pilar Gaitán de Pombo, M. Louis
Henkin, M. Eckart Klein, M. David Kretzmer, M. Rasjsoomer Lallah, Mme Cecilia
Medina Quiroga, M. Martin Scheinin, M. Hipólito Solari Yrigoyen, M. Roman
Wieruszewski, M. Maxwell Yalden et M. Abdallah Zakhia.
**Conformément à l'article 85 du règlement intérieur, Mme Chanet n'a pas
pris part à l'examen de la communication.
[Adopté en anglais (version originale), en espagnol et en français. Paraîtra
ultérieurement en arabe, en chinois et en russe dans le rapport annuel du
Comité à l'Assemblée générale.]
1. Le texte de la déclaration est le suivant : "La France interprète
l'article premier du Protocole comme donnant compétence au Comité pour recevoir
et examiner des communications émanant de particuliers relevant de la juridiction
de la République française qui prétendent être victimes d'une violation, par
la République, de l'un quelconque des droits énoncés dans le Pacte, résultant
soit d'actes, d'omissions, faits ou événements postérieurs à la date d'entrée
en vigueur à son égard du présent Protocole, soit d'une décision portant sur
les actes, omissions, faits ou événements postérieurs de cette même date."
2. D'après le conseil, d'autres affaires plaidées par un de ses confrères
en s'appuyant sur l'article 26 du Pacte ont été rejetées par les cours d'appel.