Comité des droits de l'homme
Soixante-treizième session
15 octobre - 2 novembre 2001
Annexe
Constatations du Comité des droits de l'homme au titre du paragraphe
4
de l'article 5 du Protocole facultatif se rapportant au Pacte
international relatif aux droits civils et politiques
- Soixante-treizième session
-
Communication no 774/1997
Présentée par: M. Robert Brok (décédé) et sa veuve, Dagmar Brokova
Au nom de: L'auteur et sa veuve, Dagmar Brokova
État partie: République tchèque
Date de la communication: 23 décembre 1996 (lettre initiale)
Le Comité des droits de l'homme, institué en application de l'article
28 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques,
Réuni le 31 octobre 2001,
Ayant achevé l'examen de la communication no 774/1997 présentée
par M. Robert Brok (décédé) et par sa veuve, Dagmar Brokova, en vertu du
Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits
civils et politiques,
Ayant tenu compte de toutes les informations écrites qui lui ont
été communiquées par les auteurs de la communication et par l'État partie,
Adopte les constatations suivantes:
Constatations au titre du paragraphe 4 de l'article 5 du Protocole
facultatif
1. L'auteur de la communication, en date du 23 décembre 1996, était à l'origine
Robert Brok, citoyen tchèque, né en septembre 1916. Il est décédé le 17 septembre
1997 mais sa femme, Dagmar Brokova, a maintenu la communication. L'auteur
affirmait être victime d'une violation par la République tchèque des articles
6, 9, 26 et 27 et du paragraphe 1 de l'article 14 du Pacte. Le Protocole facultatif
est entré en vigueur pour la République tchèque le 12 juin 1991(1).
L'auteur n'est pas représenté par un conseil.
Rappel des faits présentés par l'auteur
2.1 Les parents de Robert Brok possédaient dans le centre de Prague une
maison qu'ils avaient acquise en 1927 (ci-après dénommée le bien). En 1940
et 1941, les autorités allemandes ont confisqué ce bien avec effet rétroactif
au 16 mars 1939 parce que les propriétaires étaient Juifs. Le bien a ensuite
été vendu à la société Matador, le 7 janvier 1942. L'auteur lui-même a été
déporté par les nazis, et après sa libération du camp de concentration il
est retourné à Prague le 16 mai 1945. Il est par la suite resté hospitalisé
jusqu'en octobre 1945.
2.2 Après la fin de la guerre, le Président Benes a pris le 19 mai 1945
le décret no 5/1945, suivi de la loi no 128/1946 annulant toutes les transactions
immobilières effectuées sous la pression du régime d'occupation pour des
raisons tenant à la persécution raciale ou politique. Tous les biens ennemis
ont été nationalisés – et la maison des parents de l'auteur entrait
dans cette catégorie – conformément à une décision prise par le Ministère
de l'industrie le 2 août 1945. Toutefois, en février 1946, le Ministère
de l'industrie a annulé cette décision. Il a annulé également la confiscation
et les transferts de biens antérieurs et les parents de l'auteur ont été
déclarés propriétaires légaux de la maison, en application du décret Benes
no 5/1945.
2.3 Toutefois la société Matador, qui avait été nationalisée le 27 octobre
1945, a fait appel de cette décision. Le 7 août 1946, le tribunal foncier
de Prague a annulé la restitution du bien et a déclaré que le propriétaire
légal était la société Matador et non les parents de l'auteur. Le 31 janvier
1947, la Cour suprême a confirmé cette décision. Elle a conclu que vu que
la société, avec tous ses biens, avait été nationalisée en application du
décret Benes no 100/1945, du 24 octobre 1945, et considérant que les biens
nationalisés étaient exclus de l'application du décret Benes no 5/1945,
le Ministère avait eu tort de restituer la maison aux parents de l'auteur.
Le bien est donc resté en possession de Matador et a été par la suite cédé,
en 1954, à la société publique Technomat.
2.4 À la suite du passage à un gouvernement démocratique au moment de l'adoption
de la législation concernant la restitution, l'auteur a demandé la restitution
de son bien en se prévalant des dispositions de la loi no 87/1991, telle
que modifiée par la loi no 116/1994, qui prévoie la restitution de leurs
biens aux victimes d'une confiscation illégale effectuée pour des motifs
politiques sous le régime communiste (25 février 1948-1er janvier 1990).
Les dispositions de la loi prévoient également la restitution ou l'indemnisation
pour les victimes de persécution raciale pendant la Seconde Guerre mondiale
qui étaient titulaires d'un droit en vertu du décret no 5/1945. Toutefois,
les tribunaux (décision 26 C 49/95 du tribunal de district en date du 20
novembre 1995 et décision 13 Co 34/94-29 en date du 28 février 1996 du tribunal
de la ville de Prague) ont rejeté la demande de l'auteur. Le tribunal de
district indique dans sa décision que l'amendement à la loi étend le droit
à restitution aux personnes qui ont perdu leurs biens sous l'occupation
allemande et qui n'ont pu en obtenir la restitution en raison de persécution
politique, ou qui ont fait l'objet de procédures judiciaires dans le cadre
desquelles leurs droits ont été violés après le 25 février 1948, à condition
qu'ils répondent aux conditions énoncées dans la loi no 87/1991. Toutefois,
le tribunal a estimé que l'auteur n'avait pas droit à la restitution de
son bien parce que celui-ci avait été nationalisé avant le 25 février 1948,
la date butoir rétroactive pour les demandes soumises en vertu de la loi
no 87/1991 (art. 1er, par. 1, et art. 6). Cette décision a été confirmée
par le tribunal municipal de Prague.
2.5 En application de l'article 72 de la loi no 182/1993, l'auteur s'est
pourvu devant la Cour constitutionnelle pour faire valoir son droit à la
propriété qui aurait été violé. Cet article dispose qu'un particulier peut
engager une action devant la Cour constitutionnelle si l'État a violé les
droits fondamentaux garantis par une loi constitutionnelle ou par un instrument
international, en particulier le droit à la propriété.
2.6 La Cour constitutionnelle a estimé que, puisque les juridictions de
première et de deuxième instance avaient décidé que l'auteur n'était pas
le propriétaire du bien, il ne pouvait y avoir eu violation d'un droit à
la propriété. Dans sa décision, la Cour constitutionnelle a relevé d'elle-même
la question du procès équitable et a conclu que «les procédures légales
avaient été menées régulièrement et que toutes les prescriptions légales
avaient été respectées». En conséquence, le 12 septembre 1996, la Cour constitutionnelle
a rejeté le pourvoi de l'auteur.
Teneur de la plainte
3.1 L'auteur fait valoir que les décisions des tribunaux dans cette affaire
sont entachées de discrimination et que l'interprétation négative des faits
qu'ils ont donnée est manifestement arbitraire et contraire à la loi.
3.2 La veuve de l'auteur fait valoir que la loi no 87/1991, modifiée par
la loi no 116/1994, n'est pas appliquée de la même manière à tous les nationaux
tchèques. Il lui semble évident que Robert Brok réunissait toutes les conditions
pour bénéficier de la restitution qui étaient énoncées dans cette loi mais
que les tribunaux tchèques n'ont pas voulu les appliquer dans son cas, en
violation du paragraphe 1 de l'article 14 et de l'article 26 du Pacte.
3.3 La veuve de l'auteur fait valoir que la décision prise en 1947 par la
Cour suprême était contraire à la loi, en particulier au décret Benes no
5/1945 et à la loi no 128/1946 annulant tous les transferts de propriété
effectués après le 29 septembre 1938 pour des motifs fondés sur la persécution
nationale, raciale ou politique. Elle souligne qu'au moment où le décret
no 5/1945 a été pris (10 mai 1945) la société Matador n'avait pas encore
été nationalisée et que la clause d'exclusion ne s'appliquait donc pas.
3.4 La veuve de l'auteur indique que la loi no 87/1991, modifiée par la
loi no 116/1994 (art. 3, par. 2), prévoit une exception à la date limite
butoir et lui permet de se prévaloir du décret Benes no 5/1945 pour demander
la restitution de son bien. D'après l'auteur, cette exception visait à permettre
la restitution des biens confisqués avant le 25 février 1948 en raison des
persécutions raciales et tout particulièrement de permettre la restitution
des biens juifs.
3.5 La veuve de l'auteur affirme en outre que, comme les expropriations
initiales ont eu lieu dans le cadre d'un génocide, les biens devraient être
restitués indépendamment du droit positif de la République tchèque. Elle
fait remarquer que d'autres pays d'Europe ont restitué les biens juifs confisqués
à leurs propriétaires légaux, ou à des organisations juives quand les propriétaires
ne pouvaient pas être identifiés. L'article 6 du Pacte évoque les obligations
qui résultent d'un génocide. De l'avis de l'auteur, cette disposition ne
devrait pas être limitée aux obligations constituées à l'égard de personnes
tuées lors d'un génocide mais devrait s'appliquer également aux personnes
qui, comme Robert Brok, ont survécu au génocide. Le refus de restituer les
biens constitue donc une violation du paragraphe 3 de l'article 6 du Pacte.
3.6 D'après la veuve de l'auteur, la République tchèque a toujours refusé
de restituer les biens juifs. Dès lors que l'expropriation par les nazis
visait la communauté juive dans son ensemble, la politique de non-restitution
de la République tchèque toucherait aussi le groupe dans son ensemble. Pour
cette raison et parce qu'elle manque d'assises économiques, la communauté
juive n'a pas eu, comme les autres communautés, la possibilité de préserver
sa vie culturelle et la République tchèque a donc violé le droit consacré
à l'article 27 du Pacte à l'égard de cette communauté.
Observations de l'État partie
4.1 Par une note verbale datée du 16 octobre 2000, l'État partie conteste
la recevabilité de la communication. Ses arguments peuvent être résumés
comme suit:
1) L'État partie fait valoir que l'auteur n'a invoqué que le droit à la
propriété dans le cadre de la procédure interne et non les droits reconnus
par le Pacte. Il ne s'est donc pas prévalu des recours internes pour défendre
des droits énoncés dans le Pacte;
2) L'État partie fait observer que les faits dont se plaint l'auteur
se sont déroulés avant l'entrée en vigueur du Protocole facultatif pour
la République tchèque, dans les années 40, lorsque le bien en question
a été confisqué, et la communication est par conséquent irrecevable
ratione temporis; et
3) L'État partie note que la communication concerne le droit à la propriété
qui n'est pas visé par le Pacte, et que la communication est donc irrecevable
ratione materiae.
4.2 L'État partie fait valoir que le 19 février 1946 l'auteur a obtenu la
restitution de son bien à la suite d'une décision du Ministère de l'industrie
(no II/2-7540/46) et non en application d'une décision de la commission nationale
habilitée à autoriser les restitutions par le décret no 5/1945. Il ajoute
que la procédure choisie par l'auteur n'était pas conforme à la législation
spéciale régissant les exemptions de la nationalisation. De surcroît, le père
de l'auteur ne s'est pas prévalu du décret no 108/1945 régissant la confiscation
des biens de l'ennemi et portant création du fonds national de restitution.
Il a donc renoncé à de meilleures possibilités de recours contre le rejet
des demandes d'exemption de nationalisation qui lui étaient ouvertes auprès
du Ministère de l'intérieur.
4.3 L'État partie fait valoir de plus que, quand il s'est pourvu devant
les tribunaux, en 1995 et 1996, l'auteur ne s'est pas plaint d'une discrimination
et n'a pas contesté non plus la façon dont les tribunaux ont traité l'affaire
entre 1946 et 1947.
4.4 L'État partie fait remarquer que, dans la communication no 670/1995
(Schlosser c. République tchèque) et dans la communication
no 669/1995 (Malik c. République tchèque), le Comité a conclu
que cette même législation, appliquée dans les affaires en question, n'était
pas à première vue discriminatoire au sens de l'article 26 du Pacte du simple
fait qu'elle ne prévoyait pas d'indemnisation pour les victimes d'injustices
commises avant la période communiste.
4.5 L'État partie fait valoir que toutes les restitutions de titres de propriété
en application du décret no 5/1945 ont été achevées avant le 25 février
1948, alors que la loi no 87/1991, telle qu'elle a été modifiée, ne couvre
que les biens confisqués entre le 25 février 1948 et le 1er janvier 1990.
Commentaires de l'auteur sur les observations de l'État partie
5.1 Par une lettre datée du 29 janvier 2001, la veuve de l'auteur fait valoir
que l'État partie n'a pas répondu à ses arguments relatifs à la modification
de la loi no 87/1991 par la loi no 116/1994, qu'elle qualifie d'essentiels
pour l'appréciation des faits.
5.2 La veuve de l'auteur ajoute que la maison n'aurait jamais été nationalisée
s'il n'y avait pas eu préalablement un transfert de biens au Reich allemand,
transfert fondé sur des motifs raciaux; par conséquent, les décisions autorisant
la nationalisation étaient discriminatoires. Elle admet que la communication
concerne le droit à la propriété mais explique que ce qui est essentiel
dans cette affaire c'est l'élément de discrimination et le déni d'égalité,
en violation des articles 6, 14, 26 et 27 du Pacte.
5.3 La veuve de l'auteur affirme en outre que la plainte remplit la condition
ratione temporis étant donné qu'elle porte sur des décisions prises
par les tribunaux tchèques en 1995 et 1996.
5.4 En ce qui concerne l'argument de l'État partie qui affirme que le père
de l'auteur aurait pu réclamer la restitution du bien en application de
la loi no 128/1946 avant le 31 décembre 1949, la veuve de l'auteur répond
que le père de l'auteur avait de bonnes raisons de craindre la persécution
politique de la part du régime communiste à partir du 25 février 1948. De
plus, ce ne sont pas les violations commises par le régime communiste qui
sont dénoncées au Comité, mais il s'agit de la confirmation et de la poursuite
de ces violations dues au refus arbitraire de les réparer suite à l'adoption
de la loi sur la restitution dans les années 90. Les commentaires de l'auteur
ont été transmis à l'État partie le 7 février 2001, mais ce dernier n'a
pas répondu.
Examen de la question de la recevabilité
6.1 Avant d'examiner une plainte soumise dans une communication, le Comité
des droits de l'homme doit, conformément à l'article 87 de son règlement
intérieur, déterminer si cette communication est recevable en vertu du Protocole
facultatif se rapportant au Pacte.
6.2 Le Comité s'est assuré, comme il est tenu de le faire en vertu du paragraphe
2 a de l'article 5 du Protocole facultatif, que la même question
n'est pas en cours d'examen devant une autre instance internationale d'enquête
ou de règlement.
6.3 Le Comité a pris note des objections de l'État partie à la recevabilité
et des commentaires de l'auteur à ce sujet. Il estime que les affirmations
de l'État partie, selon lesquelles les allégations de l'auteur ne remplissent
pas les conditions ratione temporis de recevabilité, ne sont pas
pertinentes en l'espèce puisque l'auteur a clairement indiqué que sa demande
concernait les décisions prises par les tribunaux tchèques en 1995 et 1996.
6.4 En ce qui concerne les objections de l'État partie ratione materiae,
le Comité note que la communication ne porte pas sur une violation du droit
à la propriété en tant que tel mais sur le fait que l'auteur s'est vu refuser
une réparation, d'une façon discriminatoire.
6.5 De plus, à l'objection d'irrecevabilité soulevée par l'État partie pour
non-épuisement des recours internes, le Comité répond que les faits indiqués
dans la communication ont été portés devant les juridictions de l'État partie
dans plusieurs actions engagées par l'auteur et ont été examinés par l'autorité
judiciaire suprême. Toutefois, les questions relatives aux articles 6, 9
et 27 du Pacte ne semblent pas avoir été soulevées devant les tribunaux
internes. Le Comité estime qu'il n'est pas empêché par les dispositions
du paragraphe 2 b de l'article 5 du Protocole facultatif d'examiner
les autres plaintes formulées dans la communication.
6.6 Le Comité a déclaré irrecevables les communications nos 669/1995 (Malik
c. République tchèque) et 670/1995 (Schlosser c. République
tchèque), parce qu'il a estimé dans l'un et l'autre cas que l'auteur
n'avait pas étayé, aux fins de la recevabilité, l'allégation selon laquelle
la loi no 87/1991 était à première vue discriminatoire au sens de l'article
26. Le Comité remarque que dans l'affaire Brok l'auteur et sa veuve ont
apporté des observations et des arguments élaborés, qui sont davantage étayés,
suffisamment en tout cas pour que la communication puisse être recevable
de façon que les questions soulevées doivent être examinées au fond. La
présente affaire se distingue aussi des autres en ce que l'amendement no
116/1994 à la loi no 87/1991 prévoit une prolongation du délai de dépôt
d'une demande de restitution pour ceux qui avaient droit à la restitution
de leurs biens en vertu du décret Benes no 5/1945. La non-application à
l'auteur de cette dérogation soulève des questions au titre de l'article
26 du Pacte, qui doivent être examinées au fond.
6.7 Le Comité estime que l'auteur n'a pas étayé, aux fins de la recevabilité,
ses allégations de violation de l'article 14, paragraphe 1, du Pacte. En
conséquence, cette partie de la communication est irrecevable en vertu de
l'article 2 du Protocole facultatif.
Examen quant au fond
7.1 Le Comité des droits de l'homme a examiné la communication à la lumière
de tous les renseignements communiqués par les parties, conformément au
paragraphe 1 de l'article 5 du Protocole facultatif.
7.2 Le Comité doit déterminer si l'application faite à l'auteur de la loi
n° 87/1991, modifiée par la loi n° 116/1994, constitue une violation de
son droit à l'égalité devant la loi et à l'égale protection de la loi.
7.3 Ces lois prévoient la restitution de leurs biens aux victimes d'une
confiscation illégale effectuée pour des raisons politiques sous le régime
communiste ou une indemnisation. Elles prévoient aussi la restitution des
biens ou une indemnisation pour les victimes de persécution raciale pendant
la Seconde Guerre mondiale, qui pouvaient bénéficier des dispositions du
décret Benes no 5/1945. Le Comité note que la législation ne doit pas faire
une discrimination entre les victimes de la confiscation à laquelle elle
s'applique, étant donné que toutes les victimes ont droit à réparation,
sans qu'il puise y avoir de distinction arbitraire.
7.4 Le Comité note que la loi n° 87/1991, telle qu'elle a été modifiée par
la loi n° 116/1994, a donné lieu à une demande de restitution de bien de
l'auteur, qui a été rejetée au motif que la nationalisation qui a eu lieu
en 1946/47 sur la base du décret Benes no 100/1945 n'entre pas dans le champ
d'application des lois de 1991 et 1994. L'auteur a donc été exclu au bénéfice
de la loi sur la restitution alors que la nationalisation tchèque de 1946/47
n'avait pu être effectuée que parce que le bien de l'auteur avait été confisqué
par les autorités nazies à l'époque de l'occupation allemande. De l'avis
du Comité, cela dénote un traitement discriminatoire de l'auteur, par rapport
à celui qui a été réservé aux particuliers dont les biens ont été confisqués
par les autorités nazies mais n'ont pas été nationalisés immédiatement après
la guerre et qui ont pu par conséquent bénéficier des lois de 1991 et 1994.
Que le fait arbitraire ait été inhérent à la loi elle-même ou qu'il ait
résulté de l'application de la loi par les tribunaux de l'État partie pour
le Comité, l'auteur a été de toute façon privé de son droit à l'égale protection
de la loi, en violation de l'article 26 du Pacte.
8. Le Comité des droits de l'homme, agissant en vertu du paragraphe 4 de
l'article 5 du Protocole facultatif, est d'avis que les faits dont il est
saisi font apparaître une violation de l'article 26 du Pacte, lu conjointement
avec l'article 2.
9. Conformément au paragraphe 3 a de l'article 2 du Pacte, l'État
partie est tenu d'assurer à l'auteur un recours utile. Ce recours devrait
consister en la restitution du bien réclamé ou en une indemnisation et un
dédommagement approprié pour la période au cours de laquelle l'auteur et
sa veuve ont été privés de leur bien, allant de la date de l'adoption de
la décision du tribunal (20 novembre 1995) jusqu'à la date de la restitution
du bien. L'État partie devrait réviser la législation et la pratique administrative
en vigueur dans ce domaine de façon à garantir que ni les textes ni la manière
dont ils sont appliqués n'aient un caractère discriminatoire qui contreviendrait
à l'article 26 du Pacte.
10. Étant donné qu'en adhérant au Protocole facultatif, l'État partie a
reconnu que le Comité avait compétence pour déterminer s'il y avait ou non
violation du Pacte et que, conformément à l'article 2 du Pacte, il s'est
engagé à garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire et
relevant de sa juridiction les droits reconnus dans le Pacte et à assurer
un recours utile et exécutoire lorsqu'une violation a été établie, le Comité
souhaite recevoir de l'État partie, dans un délai de 90 jours, des renseignements
sur les mesures prises pour donner effet à ses constatations.
______________
* Les membres du Comité dont le nom suit ont participé à l'examen de la
communication: M. Abdelfattah Amor, M. Nisuke Ando, M. Prafullachandra Natwarlal
Bhagwati, Mme Christine Chanet, M. Maurice Glélé Ahanhanzo, M. Luis Henkin,
M. Ahmed Tawfik Khalil, M. Eckart Klein, M. David Kretzmer, M. Rajsoomer
Lallah, Mme Cecilia Medina Quiroga, M. Rafael Rivas Posada, Sir Nigel Rodley,
M. Martin Scheinin, M. Ivan Shearer, M. Hipólito Solari Yrigoyen et M. Maxwell
Yalden.
** Le texte d'une opinion en partie concordante, en partie dissidente,
signé de M. Martin Scheinin et ceux de deux opinions dissidentes signés
de M. Nisuke Ando et de Mme Christine Chanet sont joints au présent document.
[Adopté en anglais (version originale), en espagnol et en français. Paraîtra
ultérieurement aussi en arabe, en chinois et en russe dans le rapport annuel
présenté par le Comité à l'Assemblée générale.]
Appendices
Opinion individuelle de M. Martin Scheinin, membre du Comité
(en partie concordante, en partie dissidente)
Bien que je souscrive pour l'essentiel aux constatations du Comité, je ne
suis pas d'accord sur la réparation proposée. Comme le Comité l'a établi,
l'auteur a été victime d'une violation de l'article 26 dans la mesure où sa
demande de restitution d'un bien a été arbitrairement rejetée. Telle est la
violation des droits de l'homme subie par l'auteur après l'entrée en vigueur
du Pacte et du Protocole facultatif s'y rapportant.
La question de savoir si l'auteur a droit à la restitution du bien appartenant
à ses parents relève du droit interne. Ce qu'exige le Pacte, c'est que le
droit interne et son application soient exempts de discrimination et qu'il
soit statué sur toute demande de restitution sans discrimination et conformément
aux règles d'un procès équitable. En conséquence, la réparation adéquate
de la violation constatée par le Comité consiste en ce que l'État partie
donne à la veuve de l'auteur une nouvelle possibilité de faire examiner
sa plainte, de façon non discriminatoire ni arbitraire et dans le respect
de toutes les garanties d'un procès équitable si la question ne peut pas
être tranchée sans être portée devant les tribunaux. Si l'État partie n'offre
pas ce recours, par exemple si le Parlement n'est pas disposé à modifier
les lois discriminatoires, il peut aussi indemniser l'auteur pour la discrimination
dont il a été victime, en tenant dûment compte de la perte matérielle et
du dommage moral occasionnés par la discrimination constatée par le Comité.
Il convient de faire une distinction entre la présente affaire et l'affaire
Des Fours Walderode sur laquelle le Comité s'est prononcé, dans la
mesure où en l'occurrence le titre de propriété avait déjà été reconnu avant
que l'État partie, par le biais d'une législation rétroactive et discriminatoire,
ne fasse obstacle à cette reconnaissance. En conséquence la restitution
du bien considéré était la réparation adéquate en l'espèce.
[Original: anglais]
Opinion individuelle de M. Nisuke Ando, membre du Comité
(dissidente)
Bien que je compatisse sincèrement à la situation dans laquelle l'auteur s'est
trouvé et sa veuve se trouve toujours en ce qui concerne le bien en question,
je ne puis souscrire aux constatations du Comité qui a conclu à une violation
de l'article 26 du Pacte dans le cas d'espèce. Les faits considérés tels que
je les comprends sont les suivants:
Dans le courant de 1940 et 1941, une maison de Prague appartenant aux parents
de M. Brok a été confisquée par les autorités allemandes qui occupaient
alors la Tchécoslovaquie parce que les propriétaires étaient juifs. En janvier
1942, cette maison a été vendue à la société Matador. En mai 1945, à la
fin de la guerre, le Président Benes a pris le décret no 5/1945 qui a annulé
toutes les transactions immobilières effectuées sous la pression du régime
d'occupation pour des raisons tenant à la persécution raciale et politique,
et tous les biens ennemis ont été nationalisés. Le 2 août 1945, la maison
en question a été placée dans la catégorie des biens ennemis en vertu d'une
décision du Ministère de l'industrie, mais le 19 février 1946, le Ministère
a annulé cette décision et les parents de l'auteur ont été déclarés à nouveau
propriétaires légaux de la maison. Toutefois, la société Matador, qui avait
été nationalisée avec tous ses biens en application du décret Benes no 100/1945,
a fait appel de la décision du Ministère, et le 7 août 1946 le tribunal
foncier de Prague a annulé la restitution du bien aux parents de l'auteur
et a déclaré que le propriétaire légal était la société Matador, considérant
que les biens nationalisés étaient exclus de l'application du décret Benes
no 5/1945. Le 31 janvier 1947, la Cour suprême a confirmé cette décision
(voir par. 2.1 et 2.3). L'État partie fait valoir que le père de l'auteur
ne s'est pas prévalu du décret no 108/1945 (no 126/1946) qui régissait la
confiscation des biens de l'ennemi et portait création du Fonds national
de restitution, renonçant ainsi à toute possibilité de recours contre le
rejet des demandes d'exemption de nationalisation auprès du Ministère de
l'intérieur (par. 5.1). Il fait valoir également que toutes les restitutions
de titres de propriété en application du décret Benes no 5/1945 ont été
achevées avant le 25 janvier 1948 (par. 5.4). En réponse à ces arguments,
la veuve de l'auteur affirme que le père de l'auteur avait de bonnes raisons
de craindre la persécution politique de la part du régime communiste après
le 25 février 1948 (par. 6.4).
Après la chute des régimes communistes en Tchécoslovaquie, la loi no 87/1991,
modifiée par la loi no 116/1994 a été adoptée; elle prévoit la restitution
de leurs biens aux victimes d'une confiscation illégale effectuée pour des
raisons politiques sous le régime communiste ou une indemnisation. L'amendement
vise les victimes de confiscations pouvant se prévaloir du décret Benes
no 5/1945, mais la loi elle-même ne s'applique qu'à «certaines pertes de
biens et aux autres injustices causées par des dispositions du droit civil
et du droit du travail ainsi que par certains textes administratifs pendant
la période comprise entre le 25 février 1948 et le 1er janvier 1990»
(première partie, art. 1er). L'auteur a demandé la restitution des biens
en question en vertu de cette loi mais bien que la veuve de l'auteur ait
affirmé que la référence aux victimes qui pouvaient se prévaloir du décret
Benes no 5/1945 visait à permettre la restitution des biens qui avaient
été confisqués avant le 25 février 1948 en raison de persécutions raciales
(par. 3.3), les tribunaux tchèques (tribunal de district et tribunal municipal
de Prague, voir par. 2.4) ainsi que la Cour constitutionnelle (par. 2.6)
ont rejeté la demande des auteurs parce que la maison avait été confisquée
avant le 25 février 1948, qui était la date butoir rétroactive pour les
demandes soumises en vertu de la loi.
Au vu de ces faits, il me paraît difficile de conclure à une intention délibérée
d'exercer une discrimination à l'égard d'une certaine catégorie de personnes.
La loi no 87/1991, telle que modifiée par la loi no 116/1994, vise généralement
à atténuer les conséquences de la confiscation de biens privés sous le régime
communiste. En tant que telle, elle porte sur la période comprise entre
le 25 février 1948 et le 1er janvier 1990. La veuve de l'auteur affirme
que l'amendement vise à permettre la restitution des biens confisqués avant
le 25 février 1948, mais l'État partie fait valoir que toutes les restitutions
de titres de propriété en application du décret Benes no 5/1945 ont été
achevées avant le 25 janvier 1948. En outre, les «bonnes raisons de craindre
la persécution politique de la part du régime communiste à partir du 25
février 1948» qui, selon la veuve de l'auteur, auraient empêché le père
de ce dernier de se prévaloir des recours possibles ne sont pas suffisamment
explicites pour permettre de conclure qu'il n'était pas en mesure d'exercer
ces recours avant le 25 janvier 1948. Il est regrettable que la loi en question
ne permette pas à l'auteur et à d'autres personnes dans la même situation
de recouvrer leur bien. Néanmoins, étant donné que cette loi ne vise pas
à restituer tous les biens confisqués dans le passé pour des raisons politiques
ou raciales, il me paraît difficile de conclure à une violation de l'article
26 du Pacte dans le cas d'espèce.
[Original: anglais]
Opinion individuelle de Mme Christine Chanet, membre du Comité
(dissidente)
Cette décision du Comité constitue une rupture avec la position adoptée par
toute juridiction internationale et observée jusqu'ici par le Comité, à savoir
le principe de subsidiarité au regard de la règle du non-épuisement des voies
de recours internes.
En effet au cas d'espèce, seule la question du droit de propriété avait
été invoquée devant les juridictions nationales: à aucun moment l'auteur
de la communication ne s'est prévalu devant ces tribunaux d'un quelconque
grief fondé sur une discrimination.
Les décisions de ces juridictions communiquées au Comité montrent à l'évidence
que le Comité est la première instance devant laquelle la discrimination
est alléguée.
En outre, par cette décision, le Comité instaure un fâcheux précédent consistant
à faire grief aux juridictions nationales de ne pas soulever d'office un
moyen d'action ou défense issu de la violation d'un droit garanti par le
Pacte.
Le Comité a également franchi un troisième pas dans la négation de sa jurisprudence
en s'immisçant dans l'appréciation des preuves par les juridictions internes
(par. 3.1).
Enfin, le Comité substitue sa propre interprétation de la loi interne d'un
État à celle qui est reconnue par les juridictions de cet État; agissant
ainsi, le Comité outrepasse les limites de sa compétence qui est définie
par le Pacte et le Protocole facultatif.
Aussi on ne peut que souhaiter que cette décision de circonstance prise
par le Comité demeure une décision isolée.
[Original: français]
1. La République fédérative tchèque et slovaque a ratifié le Protocole facultatif
en mars 1991, mais elle a cessé d'exister le 31 décembre 1992. Le 22 février
1993, la République tchèque a notifié sa succession au Pacte et au Protocole
facultatif.