Comité des droits de l'homme
Soixante-septième session
18 octobre - 5 novembre 1999
ANNEXE*
Décisions du Comité des droits de l'homme déclarant irrecevables
des communications présentées en vertu du Protocole facultatif
se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils
et politiques
- Soixante-septième session -
Communication No. 777/1997
Présentée par : Antonio Sánchez López (représenté par José Luis
Mazón Costa)
Au nom de : L'auteur
État partie : Espagne
Date de la communication : 22 octobre 1996
Le Comité des droits de l'homme, institué en vertu de l'article
28 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques,
Réuni le 18 octobre 1999,
Adopte la décision ci-après :
Décision concernant la recevabilité
1. L'auteur de la communication est Antonio Sánchez López, professeur
d'enseignement général de base résidant à Molina de Segura (Murcie) en
Espagne. Il se dit victime d'une violation par l'Espagne des paragraphes
2 et 3 g) de l'article 14 du Pacte international relatif aux droits civils
et politiques. Il est représenté par un conseil, M. José Luis Mazón Costa.
Rappel des faits présentés par l'auteur
2.1 Le 5 mai 1990, l'auteur roulait à 80 km/h au volant de son véhicule
dans une zone où la vitesse était limitée à 60 km/h. La voiture a été
photographiée après avoir été détectée par le radar de la police. La Direction
générale de la circulation du Ministère de l'intérieur lui a demandé,
en tant que propriétaire du véhicule avec lequel l'infraction avait été
commise, d'indiquer l'identité de l'auteur de ladite infraction, ou conducteur
du véhicule, autrement dit de se faire connaître. La demande a été formulée
en application de l'article 72.3 du décret-loi royal No 339/1990 - loi
relative à la sécurité routière, qui stipule : "Le propriétaire du
véhicule a le devoir, si demande lui en est faite, d'indiquer l'identité
du conducteur auteur de l'infraction et s'il ne satisfait pas à cette
obligation suivant la procédure requise en l'espèce sans motif valable
il encourt une amende en tant qu'auteur d'une faute grave".
2.2 Pour répondre à cette demande, et dans l'exercice du droit fondamental
de ne pas s'avouer coupable, M. Sánchez López a adressé aux autorités
chargées de la circulation une lettre dans laquelle il indiquait qu'il
n'était pas le conducteur du véhicule et qu'il ne savait pas de qui il
s'agissait car il avait prêté son véhicule à diverses personnes à cette
époque-là. Il s'est vu infliger une amende de 50 000 pesetas en tant qu'auteur
d'une faute grave (l'amende pour excès de vitesse étant de 25 000 pesetas).
2.3 L'auteur a saisi la justice (Chambre du contentieux administratif
de Murcie) en faisant valoir que cette sanction portait atteinte à ses
droits fondamentaux, en particulier au droit à la présomption d'innocence,
au droit de ne pas s'avouer coupable et au droit de ne pas témoigner contre
soi-même, qui sont reconnus à l'article 24.2 de la Constitution de l'Espagne.
Il a demandé par ailleurs à former un recours en inconstitutionnalité
devant la Cour constitutionnelle. La Chambre a rejeté la demande et déclaré
la sanction conforme au droit.
2.4 L'auteur a formé un recours en amparo devant la Cour constitutionnelle
qui, dans un arrêt motivé du 2 février 1996, l'a rejeté en s'appuyant
sur la jurisprudence établie dans un autre arrêt rendu par elle en formation
plénière le 21 décembre 1995, portant sur diverses questions d'inconstitutionnalité
soulevées par l'article 72.3 de la loi relative à la sécurité routière
qui lui avaient été renvoyées par les tribunaux.
2.5 Le conseil fait valoir que l'arrêt est contradictoire puisqu'il reconnaît
le droit fondamental de ne pas s'avouer coupable comme faisant partie
intégrante de la Constitution, ce qui vaut aussi pour les procédures sanctionnant
le non-respect des règles administratives. Mais il contient une contradiction
grave puisqu'il indique que l'obligation imposée au détenteur de l'automobile,
qui est contraint de révéler le nom du conducteur quand c'est de lui-même
qu'il s'agit, ne constitue pas une violation du droit fondamental de ne
pas s'avouer coupable. Est jointe à l'arrêt l'opinion dissidente émise
par deux magistrats selon laquelle l'article 72.3 de la loi relative à
la sécurité routière viole indubitablement le droit fondamental de ne
pas s'avouer coupable.
Teneur de la plainte
3.1 Le conseil fait valoir que l'auteur a été victime d'une violation
de l'alinéa g) du paragraphe 3 de l'article 14 du Pacte puisqu'il a été
contraint de s'avouer coupable dans la mesure où la demande relative à
l'indication de l'identité était adressée au détenteur de l'automobile,
qui était aussi le conducteur auteur de l'infraction. Le conducteur est
contraint en pareil cas de s'avouer coupable, ce qui est contraire au
droit protégé par le Pacte.
3.2 Le conseil fait valoir en outre qu'il a été porté atteinte à l'un
des éléments fondamentaux de la présomption d'innocence (art. 14, par.
2), qui est que c'est à l'accusation et non à l'accusé qu'incombe la charge
de la preuve et que ce que l'administration exige de l'auteur de la communication
équivaut à faire la preuve de son innocence, alors que c'est à elle qu'il
appartiendrait d'établir l'identité du conducteur auteur présumé du délit
Il cite à cet égard la décision de la Cour européenne des
droits de l'homme dans l'affaire Öztürk c. Allemagne, adoptée
le 21 février 1984, série A numéro 73, en vertu de laquelle les garanties
offertes aux accusés par l'article 6 de la Convention européenne sont
pleinement applicables aux procédures administratives répressives lorsque
l'État a reconnu que cet ensemble de règles s'appliquait à toute procédure
répressive, même si ladite procédure ne prévoit pas la peine de privation
de liberté..
3.3 La plainte n'est pas en cours d'examen devant une autre instance
internationale de règlement.
Renseignements et observations communiqués par l'État partie et
réponses du conseil
4.1 Dans ses observations en date du 19 janvier 1998 concernant la recevabilité,
l'État partie demande que la communication soit déclarée irrecevable en
vertu de l'alinéa a) du paragraphe 2 de l'article 5 du Protocole facultatif
du fait que, selon lui, la communication est absolument identique à une
autre communication présentée par le même conseil devant la Cour européenne
des droits de l'homme. Toutefois, l'État partie indique au Comité qu'il
donnera une réponse sur le fond de la question dans les délais requis.
4.2 Dans ses observations en date du 20 mai 1998 sur le fond de la question,
l'État partie demande à nouveau que la communication soit déclarée irrecevable.
Il ne conteste pas les faits de la cause, mais il estime qu'il n'y a eu
violation d'aucun des droits protégés par le Pacte puisque le danger potentiel
que présente un véhicule à moteur exige une protection stricte de la circulation
routière.
4.3 Il rappelle par ailleurs l'obligation contenue dans la législation
espagnole relative à l'établissement de l'identité de l'auteur de la contravention,
qui fait qu'une contravention ne peut être imputée purement et simplement
au détenteur du véhicule et que l'identité de son auteur doit être établie,
l'auteur et le détenteur pouvant être une seule et même personne ou non,
comme dans le cas où le propriétaire de l'automobile est une personne
morale. C'est pour cela, selon le conseil de l'État partie, que l'article
72.3 de la loi sur la circulation routière prévoit que l'autorité compétente
transmet le procès-verbal (pour excès de vitesse) au propriétaire du véhicule
et lui demande de fournir à la Direction de la circulation le nom et l'adresse
du conducteur, en l'informant que s'il s'abstenait de le faire il serait,
en tant que propriétaire, considéré comme ayant manqué à son devoir de
collaboration. Le détenteur du véhicule, après avoir répondu qu'il ne
savait pas qui conduisait l'automobile ce jour-là, a donné la liste de
17 conducteurs possibles. L'autorité administrative a considéré que cette
réponse n'était pas conforme au devoir de coopération avec l'administration
et à l'issue de la procédure administrative pertinente a infligé à M.
Sánchez, en tant qu'auteur d'une faute grave, une amende de 50 000 pesetas.
L'État partie soutient que la sanction infligée à l'auteur était la conséquence
du manquement au devoir imposé par la loi (loi sur la sécurité routière)
au propriétaire d'un véhicule d'indiquer l'identité du conducteur auteur
de l'infraction, et non de l'excès de vitesse, question qui a été classée.
De plus, l'État partie estime que la sanction infligée à l'auteur l'a
été à l'issue d'une procédure dans laquelle l'intéressé a pu présenter
sa défense dans le respect de la légalité, qui a fait l'objet d'une révision
judiciaire et qui a été confirmée par la Cour constitutionnelle.
4.4 En ce qui concerne la violation éventuelle du paragraphe 2 de l'article
14 du Pacte concernant la présomption d'innocence, le conseil de l'État
partie estime que le fait que la Cour constitutionnelle ait rejeté les
allégations de l'auteur de la plainte comme étant dénuées de fondement
ne signifie pas que tous les recours internes aient été épuisés et cette
allégation doit être déclarée irrecevable. Il souligne à cet égard que
l'auteur semble faire une confusion entre la présomption d'innocence en
ce qui concerne la procédure punitive concernant la contravention aux
règles de la circulation (à laquelle il n'a pas été donné suite) et la
sanction pour défaut de collaboration avec l'administration.
4.5 En ce qui concerne l'allégation relative à la violation de l'alinéa
g) du paragraphe 3 de l'article 14 du Pacte, selon laquelle l'auteur considère
que la règle contestée l'oblige à s'avouer coupable contrairement aux
dispositions du Pacte, le conseil de l'État fait valoir que, dans sa décision
du 21 décembre 1995, la Cour constitutionnelle a considéré que "les
principes sur lesquels repose l'ordre pénal s'appliquent, avec certaines
nuances, au droit administratif répressif". La Cour a souligné par
ailleurs "la prudence dont il convient de faire preuve lorsqu'il
s'agit de transposer dans le domaine administratif les garanties essentielles
de procédure qui touchent directement à la procédure pénale, car cela
ne peut se faire de manière automatique étant donné les différences entre
ces deux formes de procédure".
4.6 Dans l'affaire considérée, la sanction infligée à l'auteur n'est
pas la conséquence d'une infraction aux règles de la circulation, mais
du manquement au devoir de collaboration imposé par la loi à tout détenteur
d'un véhicule. Cette obligation découle du risque potentiel pour la vie,
la santé et l'intégrité des personnes que représente l'utilisation d'une
automobile. À cela s'ajoute, selon le conseil de l'État partie, le principe
de la personnalisation des peines, qui fait que l'administration est tenue
d'attribuer la responsabilité de la contravention à une règle de la circulation
à l'auteur de la contravention, c'est-à-dire le conducteur du véhicule
à un moment donné, et non au détenteur du véhicule.
4.7 Selon le conseil de l'État partie, le devoir de coopération consacré
au paragraphe 3 de l'article 72 de la loi sur la circulation routière
n'oblige nullement le propriétaire du véhicule à faire une déclaration
au sujet de la contravention prétendue aux règles de la circulation, et
de reconnaître sa culpabilité ou sa responsabilité. Le conseil ajoute
que la Cour constitutionnelle a indiqué que si la disposition contient
l'expression "indiquer l'identité du conducteur auteur de l'infraction",
la formule est "techniquement maladroite" puisque le devoir
de collaboration consiste à indiquer l'identité non de l'auteur mais seulement
de la personne qui conduisait le véhicule. C'est donc à elle que doit
s'adresser l'administration en enclenchant la procédure répressive visée
à l'article 73. Il appartient à l'administration, à l'issue d'une procédure
accompagnée de toutes les garanties constitutionnelles et légales, d'établir
si la personne dont l'identité a été fournie est ou non l'auteur de la
contravention.
5.1 Le conseil de l'auteur rejette l'allégation d'irrecevabilité présentée
par l'État partie puisqu'en ce qui concerne la plainte dont la Commission
européenne des droits de l'homme a été saisie, même s'il s'agissait de
la même question, ni l'infraction, ni la victime, ni, partant, les décisions
des tribunaux espagnols, y compris le recours en amparo correspondant,
ne sont les mêmes.
5.2 En ce qui concerne les objections quant au fond soulevées par l'État
partie, le conseil de l'auteur rappelle ses allégations relatives à la
violation du paragraphe 2 et de l'alinéa g) du paragraphe 3 de l'article
14 du Pacte. Il réaffirme que l'article 73.2 de la loi sur la sécurité
routière ne pose aucun problème lorsque le conducteur du véhicule n'est
pas le propriétaire, mais qu'il n'en va pas de même dans le cas inverse
étant donné que le propriétaire du véhicule est contraint, en sa qualité
de propriétaire, de témoigner contre lui-même puisqu'il doit indiquer
l'identité du conducteur, qui n'est autre que lui. La défense de l'État
est fondée sur le refus de prendre la règle contraire au Pacte dans son
sens littéral, en prétendant lui faire dire quelque chose qu'elle ne dit
pas.
5.3 Quant à l'argument relatif à la nécessité de protéger la société
du danger que représente un véhicule automobile, le conseil de l'auteur
fait valoir que l'État aurait pu respecter l'obligation relative à l'identification
de l'auteur de l'infraction en établissant l'identité du conducteur du
véhicule au moment de l'infraction, en faisant intervenir deux véhicules
de police, l'un équipé du radar, l'autre chargé d'immobiliser le véhicule,
pratique utilisée aujourd'hui par la police espagnole. Cette pratique
qui, selon le conseil, est courante à l'heure actuelle, donne encore plus
de poids aux arguments avancés quant à l'incompatibilité entre la règle
contenue à l'article 72.3 de la loi sur la sécurité routière et le droit
de ne pas avouer sa culpabilité protégé par le Pacte.
5.4 À propos de la violation du principe de la présomption d'innocence
consacré au paragraphe 2 de l'article 14 du Pacte, le conseil considère
qu'il y a eu violation de ce droit par l'État partie puisque ce dernier
a renversé la charge de la preuve, qui incombe à l'accusation (autorités
chargées de la circulation en l'espèce), du fait que l'administration
impose au détenteur du véhicule de révéler l'identité de la personne qui
le conduisait. Quant à l'argument de l'État partie selon lequel l'auteur
ne peut pas se prévaloir de ce droit parce qu'il ne l'a pas fait devant
les tribunaux nationaux, le conseil le réfute en disant que la question
a été soumise à la Cour constitutionnelle qui l'a, selon lui, rejetée
par excès de formalisme et a refusé de l'examiner quant au fond.
Considérations relatives à la recevabilité et examen quant au fond
6.1 Avant d'examiner toute plainte contenue dans une communication, le
Comité des droits de l'homme, conformément à l'article 87 de son règlement
intérieur, décide si la communication est ou n'est pas recevable en vertu
du Protocole facultatif se rapportant au Pacte.
6.2 En ce qui concerne l'alinéa a) du paragraphe 2 de l'article 5 du
Protocole facultatif, le Comité ne peut accepter l'affirmation de l'État
partie selon laquelle "la même question" a déjà été portée devant
la Cour européenne des droits de l'homme puisqu'une autre personne a saisi
cette instance de sa propre affaire à propos d'une plainte qui semble
identique. Au sens de l'alinéa a) du paragraphe 2 de l'article 5 du Protocole
facultatif, l'expression "la même question" signifie qu'il s'agit
de la même plainte concernant le même individu, dont lui-même ou toute
personne habilitée à le représenter saisit l'autre instance internationale.
L'État partie ayant reconnu que l'auteur de la présente communication
n'a pas saisi la Cour européenne des droits de l'homme de cette affaire,
le Comité des droits de l'homme considère qu'il n'est pas empêché d'examiner
la communication en vertu de l'alinéa a) du paragraphe 2 de l'article
5 du Protocole facultatif Voir communication No R.18/75 (Faneli
c. Italie)..
6.3 Le Comité note qu'avec le rejet par la Cour constitutionnelle du
recours en amparo, tous les recours internes ont été épuisés aux
fins du Protocole facultatif. À cet égard, il a pris note de ce que l'État
partie conteste l'allégation de violation du principe de la présomption
d'innocence (art. 14, par. 2) du fait que tous les recours internes n'ont
pas été épuisés. Il prend note également des renseignements écrits portés
à sa connaissance selon lesquels l'allégation de violation du principe
de la présomption d'innocence a été formulée devant la Cour constitutionnelle,
qui l'a rejetée. Le Comité considère que, conformément à l'alinéa b) du
paragraphe 2 de l'article 5 du Protocole facultatif, rien dans les faits
de la cause ne l'empêche de procéder à l'examen de l'affaire.
6.4 En ce qui concerne le droit à la présomption d'innocence et le droit
de ne pas témoigner contre soi-même, garantis par le paragraphe 2 et le
paragraphe 3 g) de l'article 14 du Pacte, qui auraient été violés par
l'État partie parce que l'auteur a dû indiquer l'identité du propriétaire
du véhicule pour cause d'infraction aux règles de la circulation, le Comité
estime que les informations en sa possession donnent à penser que l'auteur
a été sanctionné pour n'avoir pas coopéré avec l'administration et non
pas pour infraction aux règles de la circulation. Le Comité des droits
de l'homme considère qu'une sanction pour ce défaut de coopération avec
l'administration n'entre pas dans le champ d'application des paragraphes
susmentionnés. En conséquence, cette partie de la communication est irrecevable
au regard de l'article premier du Protocole facultatif.
7. En conséquence, le Comité des droits de l'homme décide :
a) Que la communication est irrecevable en vertu de l'article premier
du Protocole facultatif;
b) Que la présente décision sera communiquée à l'État partie et au conseil
de l'auteur.
_____________
* Les membres du Comité dont le nom suit ont participé à
l'examen de la communication : M. Abdelfattah Amor, M. Prafullachandra
N. Bhagwati, Mme Christine Chanet, Lord Colville, Mme Elizabeth Evatt,
M. Louis Henkin, M. Eckart Klein, M. David Kretzmer, Mme Cecilia Medina
Quiroga, M. Fausto Pocar, M. Martin Scheinin, M. Hipólito Solari Yrigoyen,
M. Roman Wieruszewski et M. Maxwell Yalden.
[Adopté en anglais (version originale), en espagnol et en français. Paraîtra
ultérieurement en arabe, en chinois et en russe dans le rapport annuel
présenté par le Comité à l'Assemblée générale.]