Comité des droits de l'homme
Soixante-huitième session
10 - 31 mars 2000
Annexe*
Constatations du Comité des droits de l'homme au titre du paragraphe
4
de l'article 5 du Protocole facultatif se rapportant au Pacte
international relatif aux droits civils et politiques
- Soixante-huitième session -
Communication No 780/1997
Présentée par : Vladimir Petrovich Laptsevich
Au nom de : L'auteur
État partie : Bélarus
Date de la communication : 18 août 1997 (date de la lettre initiale)
Le Comité des droits de l'homme, institué en vertu de l'article 28
du Pacte international relatif aux droits civils et politiques,
Réuni le 20 mars 2000,
Ayant achevé l'examen de la communication No 780/1997 présentée
par M. Vladimir P. Laptsevich en vertu du Protocole facultatif se rapportant
au Pacte international relatif aux droits civils et politiques,
Ayant tenu compte de toutes les informations écrites qui lui ont
été communiquées par l'auteur de la communication et l'État partie,
Adopte ce qui suit :
Constatations au titre du paragraphe 4 de l'article 5 du Protocole facultatif
1. L'auteur de la communication, Vladimir Petrovich Laptsevich, de nationalité
bélarussienne, réside à Moguilev (Bélarus). Il se déclare victime d'une violation
par la République du Bélarus du paragraphe 2 de l'article 19 du Pacte international
relatif aux droits civils et politiques.
Rappel des faits présentés par l'auteur
2. Le 23 mars 1997, dans le centre de la ville de Moguilev (Bélarus), l'auteur
distribuait des tracts relatifs à l'anniversaire de la proclamation de l'indépendance
de la République du Bélarus. Des agents du Département des affaires intérieures
du District central de Moguilev l'ont accosté, lui ont confisqué les 37
exemplaires qui lui restaient et l'ont ensuite inculpé, en vertu de l'article
172 3) du Code des délits administratifs, d'avoir diffusé des tracts ne
portant pas les indications de publication requises. La Commission administrative
l'a condamné à une amende de 390 000 roubles. L'auteur a fait appel devant
le Tribunal du District central, qui l'a débouté le 13 juin 1997. De nouveaux
appels interjetés auprès du Tribunal régional et de la Cour suprême ont
été rejetés le 18 juin et le 22 juillet 1997, respectivement. Il est déclaré
que tous les recours internes ont ainsi été épuisés.
Législation nationale applicable
3.1 L'auteur a été condamné pour avoir omis de se conformer aux dispositions
de l'article 26 de la loi sur la presse et les autres organes d'information
("loi sur la presse"), aux termes duquel :
"Toute édition d'un périodique doit contenir les indications ci-après
: 1) nom de la publication; 2) fondateur (cofondateurs); 3) nom complet
du rédacteur (rédacteur en chef) ou de son adjoint; 4) numéro de série de
l'édition et date de publication, et, pour les journaux, date d'envoi aux
presses; prix unitaire ou indication 'prix non stipulé' ou 'gratuit'; 6)
tirage; 7) numéro d'index (pour les éditions distribuées par la poste);
8) adresse complète de l'éditeur et de l'imprimeur; 9) numéro d'immatriculation."
3.2 L'article premier de la même loi établit la portée de ces dispositions,
en ce qu'elle stipule notamment ce qui suit :
"On entend par 'périodiques' les journaux, revues, brochures, almanachs,
bulletins et autres publications portant un titre invariable et un numéro
de série, paraissant au moins une fois par an. [...]
Les règles que la présente loi établit pour les périodiques s'appliquent
à la distribution périodique de tirages de 300 exemplaires et davantage
de textes établis à l'aide d'ordinateurs et de l'information contenue dans
leurs banques et bases de données, ainsi qu'aux autres organes d'information
dont le produit est distribué sous la forme de communications, affiches,
prospectus et autres documents imprimés."
3.3 L'article 172 3) du Code des délits administratifs stipule que la diffusion
d'imprimés qui ne sont pas produits conformément aux procédures établies
ou ne portent pas les indications de publication requises, ou dont le contenu
porte préjudice à l'État, à l'ordre public ou aux droits et intérêts légitimes
des particuliers constitue un délit administratif. Le Code punit les délits
de cet ordre d'amendes et/ou de confiscation.
Teneur de la plainte
4. L'auteur déclare être victime d'une violation de sa liberté d'expression
et d'opinion, telle que la protège le paragraphe 2 de l'article 19. Il soutient
que les sanctions prises contre lui sont arbitraires du fait que l'article
172 3) du Code des délits administratifs n'est pas applicable dans son cas.
Il fait valoir à cet égard que le tract portait des indications de tirage
ainsi que le nom de l'organisation dont il émanait. Il fait savoir qu'un
tirage de 200 exemplaires était indiqué sur le tract, afin précisément d'établir
que la loi sur la presse ne s'appliquait pas à sa publication. Il soutient
en outre que les tracts n'étaient ni des périodiques ni des publications
destinées à la vente et qu'il ne pouvait donc pas leur être attribué de
numéro de série, d'index ou d'immatriculation. L'auteur déclare que les
numéros d'index et d'immatriculation ne peuvent être obtenus qu'auprès du
Ministère de la presse. Il fait également référence aux articles 33 et 34
de la Constitution de la République du Bélarus, qui garantit la liberté
d'expression et d'opinion ainsi que le droit à la diffusion de l'information.
Observations de l'État partie et commentaires de l'auteur
5.1 Dans ses observations du 16 juillet 1998, l'État partie présente ses
observations sur le fond de la communication. Il indique tout d'abord que
l'auteur ne dément pas avoir distribué le 23 mars 1997 des tracts ne portant
pas les indications de publication requises par la loi sur la presse. Ce
faisant, l'intéressé a commis un délit au sens de l'article 172 3) du Code
des délits administratifs. L'État partie indique qu'il n'est pas dérogé
à la règle relative aux indications de publication pour les tirages de moins
de 300 exemplaires dans le cas des tracts.
5.2 L'État partie déclare également que "les tracts distribués par
l'auteur contiennent des indications fallacieuses concernant l'histoire
de l'État du Bélarus, la description d'une prétendue occupation par les
bolcheviks et de la lutte armée menée par les Biélorussiens contre les 'occupants',
de même qu'un appel à prendre modèle sur 'cette lutte' pour assurer l'indépendance
du Bélarus aujourd'hui".
5.3 L'État partie affirme pour conclure que la législation biélorussienne
en question et son application sont pleinement conformes à l'obligation
contractée en vertu de l'article 19 du Pacte.
6.1 Dans ses observations du 15 octobre 1998, l'auteur conteste que les
tracts "contenaient des indications fallacieuses concernant l'histoire
de l'État du Bélarus". Il affirme avoir fait les études historiques
les plus poussées qu'offre le Bélarus, et soutient que tous les faits et
dates mentionnés dans le tract étaient historiquement corrects. Il reconnaît
avoir qualifié les bolcheviks d'"occupants", mais indique que
la République du Bélarus est un État "non idéologisé", et en conclut
que toute sanction frappant l'emploi de cette expression doit être contraire
à l'article 19 du Pacte.
6.2 L'auteur conteste que le tract contenait quoi que ce fût d'interprétable
comme un appel à prendre modèle sur la lutte contre les bolcheviks en vue
d'assurer l'indépendance du Bélarus aujourd'hui. Il soutient que les sanctions
prises contre lui étaient préconçues et équivalaient à de la persécution
fondée sur des motifs politiques vu qu'il est président de la section de
Moguilev d'un parti d'opposition, à savoir le Parti social démocrate biélorussien,
Narodnaya Gramada.
Délibérations du Comité
7.1 Avant d'examiner une plainte soumise dans une communication, le Comité
des droits de l'homme doit, conformément à l'article 87 de son règlement
intérieur, déterminer si cette communication est recevable en vertu du Protocole
facultatif se rapportant au Pacte.
7.2 Le Comité note que l'auteur affirme avoir épuisé tous les recours internes
et que l'État partie n'a pas contesté cette affirmation. Le Comité considère
donc qu'à sa connaissance, rien ne s'oppose à la recevabilité de la communication
et il procède par conséquent à l'examen de la communication quant au fond,
en tenant compte des informations communiquées par les parties, comme le
prévoit le paragraphe 1 de l'article 5 du Protocole facultatif.
8.1 En premier lieu, le Comité doit décider si le fait d'appliquer à l'auteur
l'article 26 de la loi sur la presse, ce qui a entraîné la confiscation
des tracts et l'imposition d'une amende, constituait une restriction de
la liberté d'expression de l'auteur, au sens du paragraphe 3 de l'article
19. Le Comité note qu'en vertu de cette loi, les éditeurs de publications
périodiques, telles que définies à l'article premier de la loi, sont tenus
d'inclure certaines indications, dont le numéro d'index et le numéro d'immatriculation,
qui, selon l'auteur, ne peuvent être obtenus que des autorités bélarussiennes.
De l'avis du Comité, en imposant ces conditions à un tract tiré à 200 exemplaires
seulement, l'État partie cherchait à restreindre la liberté de répandre
des informations, qui est protégée par le paragraphe 2 de l'article 19.
8.2 Le Comité note que l'article 19 n'autorise de telles restrictions que
si elles sont expressément fixées par la loi et si elles sont nécessaires
a) au respect des droits ou de la réputation d'autrui; et b) à la sauvegarde
de la sécurité nationale, de l'ordre public, de la santé ou de la moralité
publiques. La liberté d'expression revêt une importance primordiale dans toute
société démocratique et toute restriction imposée à l'exercice de cette liberté
doit être justifiée en fonction de critères très stricts Voir, notamment,
la communication No 574/1994, Kim c. République de Corée, constatations
datées du 3 novembre 1998, et la communication No 628/1995, Park c.
République de Corée, constatations datées du 20 octobre 1998..
8.3 Le Comité note que l'auteur a fait valoir que le paragraphe 3 de l'article
172 du Code des délits administratifs ne s'appliquait pas à lui et que sa
condamnation était donc illégale et constituait une violation de l'article
19 du Pacte. Toutefois, le Comité n'est pas en mesure de déterminer la validité
des conclusions des tribunaux bélarussiens en ce qui concerne l'applicabilité
de cette disposition, qui semble laisser de la marge pour être interprétée
(voir plus haut par. 3.2). Néanmoins, même si les sanctions imposées à l'auteur
étaient valides en droit interne, l'État partie doit prouver qu'elles étaient
nécessaires à l'une des fins légitimes énoncées au paragraphe 3 de l'article
19.
8.4 Dans les très brèves observations qu'il a soumises (voir par. 5.2),
l'État partie sous-entend que les sanctions étaient nécessaires à la sauvegarde
de la sécurité nationale, dans la mesure où il se réfère à la teneur des
écrits de l'auteur. Toutefois, il n'y a dans le dossier aucun élément permettant
de penser que les réactions de la police ou les constatations des tribunaux
étaient fondées sur autre chose que l'absence des indications requises concernant
la publication. Par conséquent le seul élément à déterminer est de savoir
si les sanctions imposées à l'auteur pour ne pas avoir inclus les détails
requis par la loi sur la presse peuvent être considérées comme nécessaires
à la sauvegarde de l'ordre public ou au respect des droits ou de la réputation
d'autrui.
8.5 À cet égard, le Comité note que l'État partie a fait valoir que les
conditions énoncées à l'article 26 de la loi sur la presse sont d'une façon
générale parfaitement conformes au Pacte. Par contre, il n'a pas cherché
à commenter l'affaire à l'étude ni à expliquer les raisons de l'obligation
selon laquelle, avant de publier et de diffuser un tract tiré à 200 exemplaires,
l'auteur devait enregistrer sa publication auprès des autorités bélarussiennes
pour obtenir un numéro d'index et un numéro d'immatriculation. L'État partie
n'a pas expliqué en quoi cette obligation était nécessaire pour l'une quelconque
des fins légitimes prévues au paragraphe 3 de l'article 19. Il n'a pas non
plus expliqué pourquoi le non-respect de ces conditions entraînait non seulement
des sanctions pécuniaires mais aussi la confiscation des tracts que l'auteur
avait encore en sa possession. En l'absence de toute explication justifiant
les mesures prises, le Comité est d'avis que, en l'occurrence, la confiscation
et l'amende allaient au-delà de ce qui pouvait être jugé nécessaire à la
sauvegarde de l'ordre public ou au respect des droits ou de la réputation
d'autrui. Le Comité considère donc qu'il y a eu en l'occurrence violation
du paragraphe 2 de l'article 19.
9. Le Comité des droits de l'homme, agissant en vertu du paragraphe 4 de
l'article 5 du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international
relatif aux droits civils et politiques, estime que les faits dont il est
saisi font apparaître une violation du paragraphe 2 de l'article 19 du Pacte.
10. En vertu du paragraphe 3 a) de l'article 2 du Pacte, l'État partie
a l'obligation d'offrir à M. Laptsevich une réparation utile, sous la forme
d'une indemnisation d'un montant au moins égal à celui de l'amende et des
frais de justice encourus par l'auteur. L'État partie est aussi tenu de
prendre des mesures pour éviter que des violations analogues ne se reproduisent
à l'avenir.
11. Étant donné qu'en adhérant au Protocole facultatif, l'État partie a
reconnu que le Comité avait compétence pour déterminer s'il y avait eu ou
non violation du Pacte et que, conformément à l'article 2 du Pacte, il s'est
engagé à garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire et
relevant de sa juridiction les droits reconnus dans le Pacte et à assurer
un recours utile et exécutoire lorsqu'une violation a été établie, le Comité
souhaite recevoir de l'État partie, dans un délai de 90 jours, des renseignements
sur les mesures prises pour donner effet à ses constatations. L'État partie
est prié aussi de publier les constatations du Comité.
_____________
* Les membres du Comité ci-après ont participé à l'examen de la communication
: M. Abdelfattah Amor, M. Nisuke Ando, M. Prafullachandra Natwarlal Bhagwati,
Mme Christine Chanet, Lord Colville, Mme Elizabeth Evatt, M. Eckart Klein,
M. David Kretzmer, M. Rajsoomer Lallah, M. Martin Scheinin, M. Hipólito
Solari Yrigoyen, M. Roman Wieruszewski et M. Maxwell Yalden.
[Adopté en anglais (version originale), espagnol et français. Paraîtra
ultérieurement en arabe, en chinois et en russe dans le rapport annuel présenté
par le Comité à l'Assemblée générale.]