Le Comité des droits de l'homme, institué en vertu de l'article 28
du Pacte international relatif aux droits civils et politiques,
Réuni le 15 mars 2004,
Ayant achevé l'examen de la communication no 793/1998 présentée
par M. Errol Pryce en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte
international relatif aux droits civils et politiques,
Ayant tenu compte de toutes les informations écrites qui lui ont
été communiquées par l'auteur de la communication et l'État partie,
Adopte ce qui suit:
Constatations au titre du paragraphe 4 de l'article 5 du Protocole facultatif
1.1 L'auteur de la communication, qui est datée du 30 mai 1997, est Errol
Pryce, de nationalité jamaïcaine, né le 28 septembre 1971. Il se déclare victime
de violations par la Jamaïque de l'article 7 et du paragraphe 1 de l'article
10 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques. Il est
représenté par un conseil.
1.2 Le Pacte et le Protocole facultatif sont tous deux entrés en vigueur
pour l'État partie le 23 mars 1976. L'État partie a dénoncé le Protocole
facultatif le 23 octobre 1997, avec effet à compter du 23 janvier 1998.
Rappel des faits présentés par l'auteur
2.1 Selon l'accusation, l'auteur vivait avec sa compagne. La nuit du 24
juin 1992, au cours d'une querelle avec sa compagne, il s'est approché d'elle
armé d'un pic à glace. La jeune fille a appelé sa mère; celle-ci est arrivée
sur les lieux et lui a proposé d'aller chez elle. C'est alors que l'auteur
s'est attaqué à la mère, lui causant des blessures qui l'ont rendue infirme.
2.2 Le 8 août 1994, l'auteur a été jugé et reconnu coupable par la Home
Circuit Court de Kingston de coups et blessures avec préméditation. Il a
été condamné à quatre ans de travaux forcés et à recevoir six coups de verge
de tamarin. L'auteur a demandé l'autorisation spéciale de faire recours
devant la Cour d'appel, affirmant que la peine à laquelle il avait été condamné
était manifestement excessive au vu des circonstances de la cause. La Cour,
tenant compte de l'ampleur de la criminalité violente dans la société, en
particulier à l'encontre des femmes, a rejeté cette demande. L'auteur signale
qu'il est sans ressources et qu'il n'a pas droit à l'aide juridictionnelle
pour présenter une requête constitutionnelle.
2.3 Comme il est indiqué dans la déclaration sous serment qu'il a soumise,
l'auteur a été libéré le 1er mars 1997, après une remise de peine pour bonne
conduite.
2.4 Les coups de verge de tamarin ont été administrés à l'auteur le 28
février 1997, la veille de sa libération. Selon le récit fait par l'auteur
dans sa déclaration sous serment, on lui a bandé les yeux et on lui a ordonné
de baisser son pantalon et son caleçon. On lui a soulevé les pieds et on
les a placés dans des encoches faites dans le sol devant un tonneau renversé.
Ses bras ont été tirés vers l'avant de façon qu'il soit couché en travers
du tonneau. Un gardien lui a inséré le pénis dans une fente percée sur le
côté du tonneau. Les poignets et les chevilles ont été attachés à la plate-forme.
Selon l'auteur un médecin et environ 25 gardiens de prison ont assisté à
l'exécution de la peine. Le médecin ne l'aurait même pas examiné après la
flagellation.
Teneur de la plainte
3.1 L'auteur affirme être victime d'une violation de l'article 7 et du
paragraphe 1 de l'article 10 du Pacte international relatif aux droits civils
et politiques. Il fait valoir que l'administration de coups de verge de
tamarin constitue un châtiment cruel, inhumain et dégradant contraire à
l'article 7 et au paragraphe 1 de l'article 10 du Pacte. En l'absence de
règles plus détaillées que celles énoncées dans le texte d'homologation
et des directives (prévus à l'article 4 de la loi sur la lutte contre la
criminalité), la procédure appliquée serait largement laissée à la discrétion
des autorités pénitentiaires chargées d'appliquer la peine.
3.2 De plus, l'auteur affirme que l'administration de coups de verge de
tamarin sur les fesses est une forme de châtiment intrinsèquement cruelle,
inhumaine et dégradante. À cet égard, il se réfère à la décision de la Cour
suprême zimbabwéenne dans l'affaire S v. Ncube and Others
(1) dans laquelle la Cour a statué ce qui suit: «La raison d'être
[de l'interdiction des châtiments inhumains et dégradants] n'est rien de
moins que la protection de la dignité de l'homme…».
3.3 L'auteur note que le juge qui a prononcé la condamnation a souligné
que la flagellation visait à «prévenir la criminalité», ce qui a été aussi
confirmé par la Cour d'appel. À cet égard, l'auteur affirme qu'il n'y a
aucune preuve attestant que l'administration de coups de verge puisse avoir
un effet dissuasif sur les crimes graves, tant en général que dans le cas
particulier de la Jamaïque. Il cite le jugement de la Cour européenne des
droits de l'homme dans l'affaire Tyrer c. Royaume-Uni, (2)
dans laquelle la Cour a noté ce qui suit «l'article 3 [de la Convention
européenne des droits de l'homme] énonce une prohibition absolue [des peines
et traitements inhumains et dégradants] et d'après le paragraphe 2 de l'article
15, les États contractants ne peuvent y déroger, fût-ce en cas de guerre
ou d'autres dangers publics menaçant la vie de la nation. Nulle nécessité
locale touchant au maintien de l'ordre public ne saurait non plus, aux yeux
de la Cour, donner à l'un de ces États le droit d'user d'une peine contraire
à l'article 3».
3.4 En outre, il est stipulé à l'article 9 de la loi de 1903 portant réglementation
de la flagellation qu'«une femme ne peut en aucun cas être condamnée à la
flagellation…». À ce sujet, l'auteur affirme que si la dissuasion
des crimes graves était l'objectif premier de la disposition, «une telle
exception n'aurait pas de mise». Cette exception tend au contraire à mettre
en évidence le caractère intrinsèquement inhumain et/ou dégradant de ce
châtiment.
3.5 L'auteur fait valoir que même à supposer que la flagellation ne soit
pas une peine ou un traitement intrinsèquement cruel, inhumain ou dégradant,
les circonstances particulières dans lesquelles elle est infligée à la Jamaïque
sont contraires à l'article 7 et au paragraphe 1 de l'article 10 du Pacte.
Il note que la législation jamaïcaine ne fixe pas la date à laquelle la
peine doit être exécutée. À cet égard, il se réfère à la décision prise
par la section judiciaire du Conseil privé dans l'affaire Pratt &
Morgan v. Attorney General of Jamaica, dans laquelle
la section avait estimé que la durée passée en détention dans l'attente
de l'exécution de la peine de mort constituait une peine ou un traitement
inhumain et dégradant. Le même principe doit être appliqué à la flagellation.
Il est affirmé que dans le cas de l'auteur, le fait qu'elle n'a été infligée
que la veille de sa libération a constitué une peine ou traitement inhumain
et dégradant. L'auteur fait valoir en outre que la non-communication au
prisonnier des modalités et de la date de l'exécution de la sentence a aggravé
les effets de l'attente.
3.6 L'auteur affirme en outre que la façon dont les coups de verge ont
été donnés ainsi que l'identité des témoins de l'exécution de la peine et
leur nombre, largement supérieur à ce qui était nécessaire pour assurer
la sécurité, étaient humiliants en eux-mêmes.
3.7 Enfin, l'auteur affirme qu'en pratique cette peine est infligée, en
plus de longues peines d'emprisonnement ou de travaux forcés, pour des crimes
violents graves; dans ces circonstances, elle ne peut en aucun cas être
dissuasive pour le détenu concerné. De plus, tout laisse à penser qu'elle
n'a aucun effet dissuasif en général.
3.8 L'auteur affirme que sa plainte telle qu'elle vient d'être formulée
n'a été soumise à aucune autre procédure internationale d'enquête ou de
règlement.
Observations de l'État partie concernant la recevabilité et le
fond de la communication
4. En dépit des rappels qui lui ont été adressés le 5 octobre 2000 et le
11 octobre 2001, l'État partie n'a fait aucune observation sur la recevabilité
ou le fond de la communication.
Délibérations du Comité
Examen de la recevabilité
5.1 Avant d'examiner une plainte soumise dans une communication, le Comité
des droits de l'homme doit, conformément à l'article 87 de son règlement
intérieur, déterminer si cette plainte est recevable en vertu du Protocole
facultatif se rapportant au Pacte.
5.2 Le Comité s'est assuré, comme il est tenu de le faire en vertu du paragraphe
2 a) de l'article 5 du Protocole facultatif, que la même question n'est
pas en cours d'examen devant une autre procédure internationale d'enquête
ou de règlement.
5.3 Le Comité note que la communication a été soumise avant la date à laquelle
la Jamaïque a dénoncé le Protocole facultatif le 23 octobre 1997, et qu'aucun
obstacle ne s'oppose à la recevabilité à cet égard.
5.4 En ce qui concerne l'allégation de l'auteur qui fait valoir que la
flagellation au moyen d'une verge de tamarin constitue une peine cruelle,
inhumaine et dégradante, le Comité relève que l'auteur affirme que, en pratique,
il ne dispose d'aucun recours efficace et que même s'il disposait d'un tel
recours en théorie il ne pourrait s'en prévaloir faute de ressources et
parce que l'aide juridictionnelle n'est pas accordée pour les requêtes constitutionnelles.
Le Comité constate que l'État partie n'a pas contesté la recevabilité de
la communication. Il conclut donc qu'il n'y a aucun obstacle à ce qu'elle
soit considérée comme recevable et procède à son examen quant au fond, en
tenant compte des renseignements qui lui ont été fournis par les parties,
conformément au paragraphe 1 de l'article 5 du Protocole facultatif.
Examen au fond
6.1 Le Comité des droits de l'homme a examiné la présente communication
en se fondant sur tous les renseignements qui lui ont été fournis par les
parties conformément au paragraphe 1 de l'article 5 du Protocole facultatif.
Il note avec préoccupation que l'État partie n'a communiqué aucune information
pour clarifier les questions soulevées dans la communication. Il rappelle
qu'il ressort implicitement du paragraphe 2 de l'article 4 du Protocole
facultatif qu'un État partie doit examiner de bonne foi toutes les allégations
portées contre lui et communiquer au Comité tous les renseignements dont
il dispose. En l'absence de toute coopération de la part de l'État partie
avec le Comité au sujet des questions soulevées, il convient d'accorder
le crédit voulu aux allégations de l'auteur, dans la mesure où elles sont
étayées.
6.2 Le Comité relève que l'auteur a formulé des allégations précises et
détaillées au sujet du châtiment qui lui a été infligé. L'État partie n'y
a pas répondu. Notant que l'auteur a été condamné à six coups de verge de
tamarin, le Comité rappelle sa jurisprudence (3) selon laquelle quel
que soit le crime devant être puni et aussi violent qu'il puisse être, les
châtiments corporels constituent un traitement ou une peine cruels, inhumains
et dégradants contraires à l'article 7 du Pacte. Le Comité conclut que le
fait d'avoir prononcé une condamnation à la flagellation au moyen d'une
verge de tamarin sur la personne de l'auteur a constitué une violation de
ses droits garantis par l'article 7 du Pacte, de même que la façon dont
la peine a été exécutée.
6.3 L'auteur a invoqué le paragraphe 1 de l'article 10 du Pacte relativement
au traitement qu'il a subi mais le Comité, ayant établi une violation de
l'article 7 du Pacte (par. 6.2), n'a pas à examiner ce grief.
7. Le Comité des droits de l'homme, agissant en vertu du paragraphe 4 de
l'article 5 du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international
relatif aux droits civils et politiques, est d'avis que les faits dont il
est saisi font apparaître une violation de l'article 7 du Pacte.
8. Conformément au paragraphe 3 a) de l'article 2 du Pacte, le Comité estime
que l'auteur a droit à un recours approprié sous la forme d'une indemnisation.
L'État partie est tenu de veiller à ce que des violations analogues ne se
produisent plus et d'abroger les dispositions de la législation interne
autorisant les châtiments corporels.
9. En adhérant au Protocole facultatif, l'État partie a reconnu que le
Comité avait compétence pour déterminer s'il y avait eu ou non violation
du Pacte. La communication ayant été adressée au Comité avant que la dénonciation
par la Jamaïque du Protocole facultatif ne prenne effet - 23 janvier
1998 -, conformément au paragraphe 2 de l'article 12 du Protocole
facultatif, les dispositions de cet instrument continuent d'être applicables
à l'état partie pour ce qui est de la présente affaire. En application de
l'article 2 du Pacte, celui-ci s'est engagé à garantir à tous les individus
se trouvant sur son territoire et relevant de sa juridiction les droits
reconnus dans le Pacte et à assurer un recours utile et exécutoire lorsqu'une
violation a été établie. Le Comité souhaite recevoir de l'état partie, dans
un délai de 90 jours, des renseignements sur les mesures prises pour donner
effet à ses constatations. L'état partie est également invité à rendre publiques
les présentes constatations.
____________________________
[Adopté en anglais (version originale), en espagnol et en français. Paraîtra
ultérieurement en arabe, en chinois et en russe dans le rapport annuel du
Comité à l'Assemblée générale.]
* Les membres du Comité dont le nom suit ont participé à l'examen de la
communication: M. Abdelfattah Amor, M. Nisuke Ando, M. Prafullachandra Natwarlal
Bhagwati, Mme Christine Chanet, M. Franco Depasquale, M. Maurice Glèglè
Ahanhanzo, M. Walter Kälin, M. Ahmed Tawfik Khalil, M. Rafael Rivas Posada,
Sir Nigel Rodley, M. Martin Scheinin, M. Ivan Shearer, M. Hipólito Solari
Yrigoyen, Mme Ruth Wedgwood, M. Roman Wieruszewski et M. Maxwell Yalden.
1. S v. Ncube; S v. Tshuma; S v. Ndhlovu,
1978 (2) ZLR 246 (SC); 1988 (2) SA 702.
2. Tyrer c. Royaume-Uni, requête no 5856/72.
3. Voir l'affaire Malcolm Higginson c. Jamaïque, communication
no 792/1998, dans laquelle l'auteur avait reçu six coups de verge de tamarin;
voir également l'affaire George Osbourne c. Jamaïque, communication
no 759/1997, dans laquelle l'auteur avait été condamné à 15 ans de travaux
forcés et à 10 coups de verge de tamarin.