Présentée par: M. Joseph Kavanagh (représenté par M. Michael Farrell)
Au nom de: L'auteur
État partie: Irlande
Date de la communication: 27 août 1998 (présentation initiale)
Le Comité des droits de l'homme, institué en vertu de l'article
28 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques,
Réuni le 4 avril 2001,
Ayant achevé l'examen de la communication n 819/1998 présentée par
M. Joseph Kavanagh en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte
international relatif aux droits civils et politiques,
Ayant tenu compte de toutes les informations écrites qui lui ont
été communiquées par l'auteur de la communication et l'État partie,
Adopte ce qui suit:
Constatations au titre du paragraphe 4 de l'article 5 du Protocole facultatif
1. L'auteur de la communication - qui est datée du 27 août 1998 - est M. Joseph
Kavanagh, citoyen irlandais, né le 27 novembre 1957. Il affirme être victime
de violations par la République d'Irlande des paragraphes 1 et 3 a
de l'article 2, des paragraphes 1 et 3 de l'article 4, des paragraphes 1,
2 et 3 de l'article 14 et de l'article 26 du Pacte. Le Pacte et le Protocole
facultatif sont entrés en vigueur pour l'Irlande le 8 mars 1990. L'auteur
est représenté par un conseil.
Exposé des faits
2.1 La Constitution irlandaise prévoit, au paragraphe 3 de l'article 38,
la création par voie législative de tribunaux spéciaux pour connaître d'infractions
dans les cas où il peut être établi, conformément à la loi, que les tribunaux
ordinaires «ne sont pas dotés des moyens requis pour assurer l'administration
efficace de la justice et le maintien de la paix et de l'ordre public».
Le 26 mai 1972, le Gouvernement a exercé son pouvoir de faire une proclamation
en application du paragraphe 2 de l'article 35 de la loi sur les atteintes
à la sûreté de l'État de 1939 (ci-après dénommée la loi), ce qui a conduit
à la mise en place d'un tribunal pénal spécial chargé de connaître de certains
délits. Les paragraphes 4 et 5 de l'article 35 de la loi prévoient que si,
à un moment quelconque, le Gouvernement ou le Parlement ont la certitude
que les tribunaux ordinaires sont de nouveau en mesure d'assurer l'administration
effective de la justice et le maintien de la paix et de l'ordre public,
le Gouvernement peut faire une proclamation ou le Parlement peut adopter
une résolution en vue de dissoudre le tribunal pénal spécial. À ce jour,
aucune proclamation ou résolution de ce type n'est intervenue.
2.2 En vertu du paragraphe 1 de l'article 47 de la loi, le tribunal pénal
spécial est compétent pour connaître de certaines infractions énumérées
dans une liste lorsque l'Attorney-General «estime approprié» qu'une personne
accusée d'une des infractions en question comparaisse devant un tribunal
pénal spécial plutôt que devant un tribunal ordinaire. Les infractions énumérées
dans la liste sont définies dans l'ordonnance de 1972 sur les atteintes
à la sûreté de l'État (infractions énumérées) comme étant les infractions
visées par la loi de 1861 sur l'atteinte à l'intégrité physique, la loi
de 1883 sur les substances explosives, la loi de 1925-1971 sur les armes
à feu et la loi de 1939 sur les atteintes à la sûreté de l'État. Une autre
catégorie d'infractions a été ajoutée par ordonnance plus tard dans l'année,
à savoir les infractions visées par l'article 7 de la loi de 1875 sur l'entente
délictueuse et la protection des biens. Le tribunal pénal spécial est également
compétent pour connaître d'infractions ne figurant pas dans la liste lorsque
l'Attorney-General déclare, conformément au paragraphe 2 de l'article 47
de la loi, qu'il considère que les tribunaux ordinaires «ne sont pas dotés
des moyens requis pour assurer l'administration efficace de la justice pour
ce qui est de juger la personne en cause pour l'infraction en question».
Le Procureur général (Director of Public Prosecutions) exerce les pouvoirs
susmentionnés de l'Attorney-General par délégation d'autorité.
2.3 À la différence des tribunaux pénaux ordinaires, qui ont recours à
des jurés, les tribunaux pénaux spéciaux sont composés de trois juges qui
rendent leur décision à la majorité des voix. Les tribunaux pénaux spéciaux
appliquent également une procédure différente de celle qui est suivie par
les tribunaux pénaux ordinaires qui se caractérise notamment par le fait
que l'accusé ne peut pas avoir recours aux procédures d'interrogatoire préliminaire
de certains témoins.
Rappel des faits présentés par l'auteur
3.1 Le 2 novembre 1993, lors d'un incident grave et apparemment largement
prémédité, le Directeur général d'une société bancaire irlandaise, son épouse,
ses trois enfants et la personne chargée de garder ces derniers ont été
séquestrés et agressés au domicile de la famille par une bande de sept malfaiteurs.
Le Directeur général de la société bancaire a été ensuite contraint, sous
la menace de la violence, de voler une somme d'argent très importante à
la banque concernée. L'auteur reconnaît avoir été impliqué dans cette affaire,
mais affirme qu'il avait été lui-même enlevé par les malfaiteurs avant l'incident
et qu'il avait agi sous la contrainte et les menaces de violence brandies
contre lui et sa famille.
3.2 Le 19 juillet 1994, l'auteur a été arrêté et sept chefs d'accusation
liés à l'incident (séquestration, vol, demande d'argent sous la menace,
entente délictueuse visant à extorquer de l'argent sous la menace et détention
d'une arme à feu dans l'intention de commettre le délit de séquestration)
lui ont été signifiés. Sur ces sept chefs d'accusation, un (détention d'une
arme à feu dans l'intention de commettre le délit de séquestration) correspondait
à une infraction figurant dans la liste.
3.3 Le 20 juillet 1994, l'auteur a été directement accusé des sept infractions
devant le tribunal pénal spécial en vertu d'une ordonnance du Procureur
général datée du 15 juillet 1994, conformément aux paragraphes 1 et 2 de
l'article 47 de la loi, visant, respectivement, les délits inscrits et non
inscrits sur la liste.
3.4 Le 14 novembre 1994, l'auteur s'est adressé à la Haute Cour pour obtenir
l'autorisation de demander le contrôle judiciaire de l'ordonnance du Procureur
général. La Haute Cour a donné son autorisation le même jour et la requête
de l'auteur a été examinée en juin 1995. L'auteur a affirmé que les infractions
dont il était accusé n'avaient aucun lien avec des activités subversives
ou paramilitaires et qu'il pouvait être jugé par les tribunaux ordinaires.
Il a contesté la proclamation de 1972 au motif que les raisons pour lesquelles
elle avait été faite ne reposaient plus sur aucune base factuelle plausible
et a demandé qu'une déclaration soit faite à cet effet. Il a également réclamé
l'annulation de l'ordonnance du Procureur général concernant les infractions
ne figurant pas dans la liste en arguant que ce dernier n'était pas en droit
d'autoriser l'examen de telles infractions par le tribunal pénal spécial
si elles n'avaient pas un caractère subversif. À cet égard, il a fait valoir
que les arguments présentés par l'Attorney-General au Comité des droits
de l'homme à sa quarante-huitième session, selon lesquels l'existence du
tribunal pénal spécial était rendue nécessaire par la campagne en cours
concernant l'Irlande du Nord, faisaient qu'il était légitime de s'attendre
à ce que ce tribunal ne soit saisi que des infractions ayant un lien avec
l'Irlande du Nord. Il a ajouté que la décision de le faire comparaître devant
le tribunal pénal spécial constituait une discrimination injuste à son égard.
3.5 Le 6 octobre 1995, la Haute Cour a rejeté tous les arguments de l'auteur.
Elle a estimé, en s'appuyant sur des précédents, que les décisions du Procureur
général ne pouvaient être réexaminées en l'absence de preuve de mauvaise
foi ou de preuve que le Procureur général avait été influencé par des motivations
ou des orientations indues. De l'avis de la Cour, il n'y avait pas d'abus
à autoriser l'examen par le tribunal pénal spécial d'infractions qui ne
figuraient pas sur la liste et qui n'étaient pas de nature subversive ou
paramilitaire. La Cour a conclu que la décision paraissait régulière et
valide et l'autorisation a été maintenue. Pour ce qui est des plaintes sous-jacentes
qui visaient la proclamation de 1972 elle-même, la Haute Cour a estimé que
son rôle se limitait à examiner la constitutionnalité de la mesure prise
en 1972 par le Gouvernement et qu'elle ne pouvait pas émettre d'avis sur
l'obligation de mettre fin au régime spécial qui continuait d'incomber au
Gouvernement en vertu du paragraphe 4 de l'article 35. Elle a estimé qu'en
prétendant être habilitée à annuler la proclamation, elle usurperait les
attributions du pouvoir législatif dans un domaine où les tribunaux n'avaient
pas à intervenir.
3.6 Pour ce qui est de l'affirmation selon laquelle l'auteur n'a pas été
soumis à la même forme de procès que d'autres personnes accusées d'infractions
analogues et non traduites devant le tribunal pénal spécial, la Haute Cour
a considéré que l'auteur n'avait pas prouvé qu'une telle différence de traitement
était préjudiciable. Enfin, la Haute Cour a considéré qu'aucune déclaration
d'un représentant de l'État devant une instance internationale ne pouvait
modifier l'effet d'une loi valide ou restreindre le pouvoir discrétionnaire
exercé par le Procureur général conformément à cette loi.
3.7 Le 24 octobre 1995, l'auteur a fait appel devant la Cour suprême. Il
a fait valoir en particulier que la proclamation de 1972 avait pour but
de traiter des actes subversifs et qu'il n'avait jamais été prévu que la
compétence du tribunal pénal spécial s'étende aux délits de droit commun.
Il a ajouté que le Gouvernement avait le devoir d'examiner et d'annuler
la proclamation dès qu'il considérerait que les tribunaux ordinaires étaient
en mesure d'assurer l'administration efficace de la justice et le maintien
de la paix et de l'ordre publics.
3.8 Le 18 décembre 1996, la Cour suprême a rejeté l'appel formé par l'auteur
contre la décision de la Haute Cour. Elle a estimé que la décision du Gouvernement
de faire la proclamation de 1972 était essentiellement politique et qu'il
pouvait être considéré que sa conformité avec la Constitution n'avait pas
été contestée. La Cour suprême a déclaré que le Gouvernement comme le Parlement
étaient tenus en vertu de l'article 35 de la loi d'abroger le régime spécial
dès qu'il aurait été établi que les tribunaux ordinaires étaient de nouveau
adaptés aux fonctions à exercer. Bien que l'existence du tribunal pénal
spécial puisse en principe faire l'objet d'un examen judiciaire, la Cour
suprême a considéré qu'il n'avait pas été prouvé que le maintien de ce régime
constituait une atteinte aux droits constitutionnels, étant donné que la
situation restait à l'examen et que le Gouvernement continuait de considérer
ce régime nécessaire.
3.9 Se fondant sur la décision qu'elle avait prise dans l'affaire Le
peuple (Attorney-General) c. Quilligan (1), la Cour suprême
a estimé que la loi autorisait également le tribunal pénal spécial à connaître
de délits «non subversifs» si le Procureur général considérait que les tribunaux
ordinaires ne remplissaient pas les conditions requises. Son recours ayant
été rejeté, l'auteur affirme avoir ainsi épuisé tous les recours internes
dont il pouvait se prévaloir dans le cadre du système judiciaire irlandais
concernant ces questions.
3.10 Après le rejet de plusieurs demandes de libération sous caution, le
procès de l'auteur devant le tribunal pénal spécial a débuté le 14 octobre
1997. Le 29 octobre 1997, il a été reconnu coupable de vol, de détention
d'une arme à feu, en l'occurrence un pistolet, dans l'intention de commettre
une infraction pénale majeure, à savoir séquestration et demande d'argent
sous la menace et avec intention de voler. L'auteur a été condamné à des
peines de 12 ans, 12 ans et 5 ans d'emprisonnement respectivement, avec
effet cumulé à compter du 20 juillet 1994 (date à laquelle il avait été
placé en détention provisoire). Le 18 mai 1999, la Cour d'appel pénale a
rejeté la demande d'autorisation de faire appel de la condamnation présentée
par l'auteur.
Teneur de la plainte
4.1 L'auteur affirme que la décision du Procureur général de le faire juger
par le tribunal pénal spécial constitue une violation du principe de l'équité
et de l'égalité des armes consacré aux paragraphes 1 et 3 de l'article 14.
Il se plaint d'avoir été sérieusement désavantagé par rapport à d'autres
personnes accusées d'infractions pénales analogues ou identiques qui ont
été, elles, jugées par des tribunaux ordinaires et pouvaient donc bénéficier
de garanties plus étendues. Il souligne que dans son cas, le fait de pouvoir
être jugé dans le cadre d'un procès avec jury ainsi que la possibilité de
faire interroger des témoins lors d'une audience préliminaire seraient particulièrement
importants. L'évaluation de la crédibilité de plusieurs témoins essentiels
était capitale dans son cas. Ainsi, l'auteur affirme avoir fait l'objet
de restrictions arbitraires et ne pas avoir été traité sur un pied d'égalité
dans l'exercice de ses droits au regard de la procédure, le Procureur général
n'ayant donné aucune raison pour justifier sa décision.
4.2 L'auteur reconnaît que le droit d'être jugé dans le cadre d'un procès
avec jury et le droit de faire interroger des témoins lors d'une audience
préliminaire ne sont pas explicitement énoncés au paragraphe 3 de l'article
14, mais déclare que les dispositions de ce paragraphe énoncent quelques-unes
seulement des règles d'équité. Il estime que l'objectif manifeste de l'article
dans son ensemble est d'énoncer des garanties substantielles qui sont offertes
à tous de façon égale. Il considère en conséquence que ces droits qui, selon
lui, constituent des garanties fondamentales dans la juridiction de l'État
partie, sont protégés de façon égale par l'article 14.
4.3 L'auteur déplore en outre que la décision prise par le Procureur général
en application de l'article 47 de la loi ait été adoptée sans raison ni
justification, ce qui constitue une violation du droit d'être jugé publiquement
garanti au paragraphe 1 de l'article 14. La Cour suprême, la plus haute
juridiction de l'État partie, avait statué dans l'affaire H c.
Procureur général (2) que le Procureur général ne pouvait
pas être obligé de donner les raisons de sa décision, sauf dans des cas
exceptionnels, par exemple lorsque la mauvaise foi a été prouvée. L'auteur
déclare qu'une décision cruciale concernant son procès, à savoir le choix
de la procédure et de la juridiction, a été prise dans le secret et pour
des motifs qui, ne lui ayant pas été révélés et n'ayant pas été rendus publics,
ne pouvaient faire l'objet d'aucun recours de sa part.
4.4 L'auteur ajoute que la décision du Procureur général a constitué une
violation du principe de la présomption d'innocence consacré au paragraphe
2 de l'article 14. Il considère que le rétablissement du tribunal pénal
spécial par le Gouvernement irlandais en 1972 avait été dicté par la violence
croissante qui sévissait en Irlande du Nord, l'intention étant de mieux
protéger les jurés contre les influences et les pressions extérieures indues.
L'auteur affirme que la décision du Procureur général suppose que ce dernier
a considéré que, soit l'auteur était membre d'un groupe paramilitaire ou
subversif impliqué dans le conflit en Irlande du Nord ou à un tel groupe
associé, soit qu'il était probable que l'auteur ou des personnes de son
entourage tentent de faire obstacle au travail des membres du jury ou de
les influencer si le procès avait lieu devant un tribunal ordinaire. Il
note également que son maintien en détention jusqu'au procès, dans ces circonstances,
dénote aussi une certaine présomption de culpabilité.
4.5 L'auteur affirme ne pas être et n'avoir jamais été associé à un groupe
paramilitaire ou subversif quel qu'il soit. Il déclare que la décision prise
par le Procureur général à son égard suppose en conséquence qu'il aurait
eu un lien avec la bande de malfaiteurs responsable de la séquestration
du 2 novembre 1993 et qui serait susceptible d'entraver ou d'influencer
la décision d'un jury. L'auteur nie toute appartenance à ladite bande de
malfaiteurs; son appartenance présumée à cette bande étant, à son avis,
la principale question à régler lors du procès, elle ne pouvait pas être
tranchée à l'avance par le Procureur général.
4.6 L'auteur affirme que l'État partie n'a pas offert de recours utile,
comme il est tenu de le faire par l'article 2. Dans l'affaire qui le concerne,
une décision soulevant manifestement des questions au titre du Pacte a été
prise et n'est soumise à aucun recours utile en justice. Les tribunaux s'étant
mis eux-mêmes dans l'impossibilité d'agir et ayant restreint leur compétence
à l'examen de raisons exceptionnelles et quasiment impossibles à prouver
de mauvaise foi, de motifs ou de considérations indus de la part du Procureur,
ne peut être affirmé qu'un recours utile existait. Comme l'auteur n'invoque
aucune circonstance exceptionnelle de ce type, il ne dispose d'aucun recours.
4.7 L'auteur affirme également être victime d'une violation du principe
de non-discrimination énoncé à l'article 26, car il a été privé, sans raison
objective, d'importantes garanties judiciaires dont pouvaient se prévaloir
d'autres personnes accusées d'infractions analogues. À cet égard, il considère
que la proclamation de 1972 du Gouvernement irlandais rétablissant le tribunal
pénal spécial constitue une dérogation, au sens du paragraphe 1 de l'article
4, à certains droits garantis à l'article 14 du Pacte. Il affirme que la
situation de violence croissante en Irlande du Nord, à l'origine de la décision
du Gouvernement, a cessé et ne peut plus être considérée comme un danger
public menaçant l'existence de la nation. L'auteur fait valoir qu'il n'est
en conséquence plus nécessaire de continuer à déroger à certains des droits
énoncés dans le Pacte. En maintenant en place le tribunal pénal spécial,
l'Irlande irait à l'encontre des obligations qu'elle a contractées en vertu
du paragraphe 1 de l'article 4.
4.8 Enfin, l'auteur affirme que l'Irlande a également enfreint ses obligations
au titre du paragraphe 3 de l'article 4. Il estime qu'en n'annulant pas
sa proclamation de 1972, l'Irlande a, pour le moins, dérogé, dans les faits
ou d'une manière informelle, aux dispositions de l'article 14 du Pacte sans
en informer les autres États parties au Pacte comme elle en a l'obligation.
Observations de l'État partie concernant la recevabilité de la communication
5.1 L'État partie affirme que la communication devrait être déclarée irrecevable
en vertu du paragraphe 2 b de l'article 5 du Protocole facultatif
en raison du non-épuisement des recours internes car au moment de la présentation
de sa communication, l'auteur n'avait pas déposé de recours contre sa condamnation
auprès de la Cour d'appel pénale. L'État partie fait valoir en outre que
certains aspects de la plainte adressée par l'auteur au Comité n'avaient
pas du tout été soumis aux tribunaux locaux. Il affirme que l'auteur ne
s'est jamais plaint devant les tribunaux nationaux de n'avoir pas été jugé
publiquement ou de ce que son droit constitutionnel à la présomption d'innocence
ait été violé. L'État partie estime en conséquence que cette partie de la
communication est irrecevable. Il fournit en annexe à ses observations le
texte d'un arrêt rendu en 1995 par sa plus haute juridiction, la Cour suprême,
qui a considéré que la décision du Procureur général ne constituait pas
une violation du principe de la présomption d'innocence (3). (Dans
des observations faites ultérieurement, l'État partie reconnaît que la question
de la présomption d'innocence a été soulevée aux deux niveaux de la procédure
de contrôle juridictionnel.)
5.2 L'État partie insiste aussi longuement sur le fait, que l'auteur a
bénéficié de toutes les garanties énoncées dans le Pacte pour ce qui est
de son arrestation, de sa mise en détention, des accusations portées contre
lui et de son procès. Il affirme en outre que divers articles du Pacte ne
s'appliquent pas en l'espèce, que les allégations sont incompatibles avec
les dispositions du Pacte et sont insuffisamment étayées.
Commentaires de l'auteur sur les observations de l'État partie concernant
la recevabilité
6.1 Outre qu'il répond aux arguments avancés par l'État partie concernant
la question de savoir si ses allégations sont étayées et si le Pacte est
applicable, l'auteur formule ses observations sur l'épuisement des recours
internes. Il indique qu'il a formé un recours contre sa condamnation et
que ce type de recours ne porte que sur les preuves apportées lors d'un
procès et les conclusions qui doivent en être tirées. Il déclare que les
questions soulevées en ce qui concerne la décision du Procureur général
et le traitement inéquitable et injuste auquel il a été soumis ont été pleinement
examinées, avant le procès, jusqu'au niveau de la Cour suprême. En réponse
à l'argument de l'État partie selon lequel il n'a pas soulevé devant les
tribunaux la question de la négation du droit à ce que sa cause soit entendue
«publiquement» et de la violation du principe de la présomption d'innocence,
l'auteur déclare que le fondement et la teneur de ces allégations ont été
dûment examinés à toutes les étapes de la procédure d'examen judiciaire.
Observations de l'État partie sur le fond de la communication
7.1 L'État partie déclare que la Constitution nationale autorise explicitement
la création de juridictions spéciales conformément aux dispositions de la
loi. L'État partie souligne qu'à la suite de la mise en place, le 14 janvier
1997, d'une procédure régulière d'examen et d'évaluation des organes publics,
des examens ont été effectués les 11 février 1997, 24 mars 1998 et 14 avril
1999 en tenant compte des opinions des institutions gouvernementales compétentes
et que ces examens ont conduit à la conclusion qu'il était nécessaire de
maintenir le tribunal en place, non seulement en raison des menaces qui
continuaient à peser sur la sécurité de l'État du fait d'actes de violence,
mais également en raison des menaces que faisait planer sur l'administration
de la justice, notamment du fait de l'intimidation des jurés, la multiplication
de bandes organisées de malfaiteurs sans scrupule, impliquées essentiellement
dans la délinquance liée à la drogue et la criminalité violente.
7.2 L'État partie déclare que le régime du tribunal pénal spécial répond
à tous les critères énoncés à l'article 14 du Pacte. Il note que ni l'article
14 ni l'observation générale du Comité sur cet article, ni d'autres normes
internationales n'exigent le jugement dans le cadre d'un procès avec jury
ou une audience préliminaire au cours de laquelle les témoins seraient interrogés
sous serment. La seule condition requise est en réalité que le procès soit
équitable. L'absence de l'un ou l'autre de ces éléments ou des deux ne rend
pas en elle-même un procès inéquitable dans un grand nombre d'États différents
types de procédure coexistent et le simple fait qu'il existe différents
mécanismes ne peut être considéré en lui-même comme une violation.
7.3 Pour ce qui est de l'allégation de l'auteur selon laquelle l'impossibilité
pour lui d'interroger des témoins sous serment en audience préliminaire
constitue une violation des garanties d'un procès équitable prévues à l'article
14, l'État partie souligne que les parties se sont trouvées dans une situation
identique et en conséquence en pleine égalité lors du procès. En tout état
de cause, l'audience préliminaire a pour seul but de soulever des questions
susceptibles de donner lieu à un contre-interrogatoire lors du procès et
n'a pas d'incidence sur le procès lui-même.
7.4 À propos de l'argument de l'auteur selon lequel ses droits ont été
violés du fait qu'il a comparu devant un tribunal pénal spécial alors qu'il
était accusé de délits de droit commun, l'État partie fait valoir que pour
garantir la bonne administration de la justice, il y a lieu d'assurer la
protection requise contre les menaces qui peuvent l'entraver, y compris
les menaces que font peser sur elle des groupes subversifs et le crime organisé,
et contre le risque d'intimidation des jurés. Lorsqu'une telle menace plane
sur l'intégrité de la procédure normale devant un jury, comme le Procureur
général l'a déclaré en l'espèce, les droits de l'accusé sont en réalité
mieux protégés s'il est jugé par trois magistrats impartiaux qui sont moins
exposés qu'un jury au risque de pressions extérieures indues. L'État partie
fait observer que l'inaptitude des tribunaux ordinaires, que le Procureur
général doit vérifier avant que l'affaire puisse être portée devant un tribunal
pénal spécial, peut être due non seulement au fait qu'il s'agit de délits
«politiques», «de subversion» ou commis par des groupes paramilitaires,
mais également au fait qu'on est en présence d'un «banditisme de droit commun
ou d'un trafic de drogues fondé sur d'importants moyens financiers et hautement
organisé ou d'autres situations où il y a lieu de penser que les jurés sont,
pour des raisons de corruption ou du fait de menaces ou d'une ingérence
illégale, empêchés de rendre la justice» (4) . L'affirmation de l'auteur
selon laquelle le délit dont il est accusé n'est pas «politique» en tant
que tel n'est donc pas une raison de ne pas porter l'affaire devant le tribunal
pénal spécial.
7.5 L'État partie affirme que l'auteur a également pu exercer tous les
droits énoncés au paragraphe 3 de l'article 14 du Pacte. Ces droits sont
reconnus à toutes les personnes qui comparaissent devant les juridictions
pénales ordinaires en Irlande mais aussi à quiconque comparaît devant le
tribunal pénal spécial conformément à l'article 47 de la loi de 1939.
7.6 Pour ce qui est de l'allégation de l'auteur selon laquelle il n'a pas
été entendu «publiquement» comme le prévoit le paragraphe 1 de l'article
14 du fait que le Procureur général n'était pas tenu de justifier et n'a
pas justifié sa décision déclarant les tribunaux ordinaires inadéquats,
l'État partie indique que le droit d'être jugé publiquement s'applique à
toute procédure devant un tribunal, laquelle a eu lieu, dans le cas du tribunal
pénal spécial, ouvertement et publiquement à toutes les étapes et à tous
les niveaux. Ce droit d'être jugé publiquement ne s'applique pas aux décisions
prises par le Procureur général avant le procès. Il n'est pas non plus souhaitable
de demander que les raisons de la décision du Procureur général soient divulguées
et justifiées car une telle mesure, qui supposerait l'ouverture d'enquêtes
sur des faits de nature confidentielle et ayant des incidences en matière
de sécurité, irait à l'encontre de l'objectif pour lequel le tribunal pénal
spécial a été institué et ne serait pas dans l'intérêt général du public.
7.7 À propos de l'allégation de l'auteur selon laquelle son droit à la
présomption d'innocence, énoncé au paragraphe 2 de l'article 14, a été violé,
l'État partie affirme que la présomption d'innocence est un principe fondamental
du droit irlandais que doit respecter et que respecte le tribunal pénal
spécial. La charge de la preuve doit être assumée de la même façon devant
les juridictions pénales d'exception et devant les tribunaux pénaux ordinaires,
à savoir que la culpabilité doit être prouvée avec quasi-certitude. Si cette
condition n'était pas remplie, l'auteur aurait droit à l'acquittement.
7.8 L'État partie note que l'accusé a contesté avec succès l'un des chefs
d'accusation au début du procès, a été acquitté de trois chefs et a été
reconnu coupable des trois autres. En guise d'information générale, il signale
que sur les 152 personnes qui ont été jugées par le tribunal pénal spécial
entre 1992 et 1998, 48 ont plaidé coupable, 72 ont été reconnues coupables,
15 ont été acquittées et, pour 17 d'entre elles, les poursuites ont été
abandonnées. En ce qui concerne l'auteur, la question a été soulevée devant
la Cour d'appel pénale qui a conclu, au vu de l'ensemble des preuves, que
le principe de la présomption d'innocence n'avait pas été violé.
7.9 L'État partie déclare qu'étant donné que ces éléments dans leur ensemble
prouvent que la procédure suivie dans le cadre du tribunal pénal spécial
est équitable et conforme aux dispositions de l'article 14 du Pacte, la
décision du Procureur général de faire comparaître l'auteur devant ce tribunal
ne peut pas être considérée comme contraire à l'article 14.
7.10 En réponse aux allégations de l'auteur selon lesquelles il aurait
été traité d'une façon discriminatoire et arbitraire, en violation de l'article
26, l'État partie déclare que toutes les personnes sont traitées sur un
pied d'égalité en vertu du régime prévu dans la loi. Tous les cas sont soumis
dans des conditions d'égalité à l'évaluation du Procureur général lorsqu'il
s'agit de déterminer si les tribunaux ordinaires remplissent ou non les
conditions requises pour assurer une administration efficace de la justice
et le maintien de la paix et de l'ordre publics. En outre, l'auteur a été
traité comme toute autre personne dont l'affaire a fait l'objet d'une décision
de ce type de la part du Procureur général. Même si le Comité considère
qu'une distinction a été faite entre l'auteur et d'autres personnes accusées
d'infractions analogues ou aussi graves, des critères raisonnables et objectifs
ont été appliqués dans tous les cas, les tribunaux ordinaires ayant été
considérés comme inadéquats en l'espèce.
7.11 L'État partie affirme que, contrairement à ce que prétend l'auteur,
les autorités de police estimaient qu'il faisait effectivement partie d'une
bande organisée de malfaiteurs. Il souligne, à cet égard, la gravité des
infractions en cause, la planification minutieuse de l'acte criminel et
la brutalité des délits commis. Même si l'auteur était en détention avant
le jugement, le risque d'intimidation des jurés de la part d'autres membres
de la bande ne pouvait être exclu. Aucun des éléments fournis ne permet
de penser que la décision du Procureur général a été prise de mauvaise foi,
qu'elle était inspirée par des intentions ou des orientations indues ou
qu'elle a été prise arbitrairement.
7.12 Enfin, pour ce qui est des allégations de l'auteur selon lesquelles
l'État partie n'a pas assuré de recours utile face à la violation de ses
droits, comme l'exige l'article 2, l'État partie souligne que la Constitution
garantit des droits étendus aux personnes et que plusieurs allégations de
violation formulées par l'auteur ont été examinées par les tribunaux, jusqu'au
plus haut niveau de juridiction nationale. Les tribunaux ont examiné en
détail les faits dont ils ont été saisis et ont accepté certaines des allégations
de l'auteur et en ont rejeté d'autres.
7.13 L'État partie rejette également comme déplacée l'affirmation de l'auteur
selon laquelle le Gouvernement déroge, dans les faits ou dans le principe,
aux dispositions du Pacte conformément à l'article 4. Il fait observer que
l'article 4 autorise des dérogations dans certains cas, mais que l'État
partie n'invoque pas en l'espèce ce droit de dérogation, qui est inapplicable.
Commentaires de l'auteur sur les observations de l'État partie concernant
le fond de la communication
8.1 En réponse à l'argument de l'État partie selon lequel les jurés ou
les témoins auraient pu faire l'objet d'intimidation de la part d'autres
membres de la bande, ce qui justifiait la décision du Procureur général
de renvoyer l'auteur devant le tribunal pénal spécial, l'auteur affirme
qu'à aucun moment l'État partie n'a révélé les motifs de cette décision.
De plus, le Procureur général n'a jamais objecté, lors de la présentation
des différentes demandes de libération sous caution, qu'il y avait un risque
que l'auteur recoure à l'intimidation. De toute façon, en présumant que
l'auteur ou d'autres membres de la bande allaient se comporter ainsi –
si telle est vraiment la raison de la décision –, le Procureur général
préjugeait de l'issue du procès. De plus l'auteur n'a pas eu la possibilité
de contester cette présomption.
8.2 L'auteur s'élève fermement contre l'affirmation de l'État partie selon
laquelle il était bien membre d'une bande criminelle organisée, faisant
remarquer que c'est la première fois que l'État partie fait une telle déclaration.
En effet, lors de la présentation d'une demande de mise en liberté sous
caution au tribunal, la police a expressément déclaré qu'il n'en était rien
et, hormis la participation de l'auteur à la perpétration des actes eux-mêmes,
aucun élément de preuve montrant son appartenance à une bande criminelle
n'avait été apporté. En tout état de cause, l'État partie ne dit pas si
c'est la raison pour laquelle le Procureur a décidé de le renvoyer devant
une juridiction spéciale; si c'était le cas, cette décision préjugeait d'une
question de fond qui devait être tranchée au cours du procès.
8.3 En ce qui concerne les observations spécifiques de l'État partie sur
l'article 14, l'auteur souligne que dans son Observation générale n 13 le
Comité a relevé que les prescriptions du paragraphe 3 de l'article 14 étaient
des garanties minimales, dont le respect ne suffisait pas toujours à assurer
qu'une cause soit entendue équitablement comme le prévoit le paragraphe
1.
8.4 Pour ce qui est des évaluations de la nécessité de maintenir le tribunal
pénal spécial menées par le Gouvernement en février 1997, mars 1998 et avril
1999, l'auteur souligne qu'elles n'ont pas été annoncées, que ni la population,
ni les ONG ni les organismes professionnels n'ont été invités à donner leur
avis et qu'aucune information n'a été fournie sur les auteurs des évaluations
ni sur les motifs précis pour lesquels le Gouvernement avait décidé que
le maintien du tribunal était nécessaire. En conséquence, l'auteur objecte
que ces évaluations semblent purement internes, qu'elles n'étaient pas indépendantes
et qu'elles ne présentaient donc aucune réelle garantie.
8.5 En réponse à l'argument de l'État partie selon lequel le tribunal demeure
nécessaire, notamment à cause de la montée des activités de bandes criminelles
hautement organisées, souvent impliquées dans le trafic de drogues et dans
des crimes violents, l'auteur objecte que la proclamation de 1972 s'inscrivait
clairement dans le contexte d'une «violence d'inspiration politique», ce
que confirment les déclarations ultérieures du Gouvernement, notamment devant
la Cour européenne des droits de l'homme en 1980 et devant le Comité des
droits de l'homme en 1993 (5). Il ne pouvait y avoir aucune autre
raison au maintien de cette juridiction. Les menaces que peuvent représenter
les organisations criminelles d'aujourd'hui n'entrent pas dans le champ
d'application de la proclamation de 1972 et il faudrait faire une nouvelle
proclamation pour réagir à ce danger. Quoi qu'il en soit, les juridictions
ordinaires sont saisies de nombreuses affaires de trafic de drogues et de
violences imputées à des bandes organisées et il n'y avait aucune raison
apparente de traiter l'auteur différemment.
8.6 L'auteur réfute l'argument de l'État partie selon lequel il n'a pas
été désavantagé en ne bénéficiant pas d'une audition préliminaire puisque
l'accusation était dans la même situation. Il fait valoir que l'accusation
a eu la possibilité de le priver de ce droit et qu'elle l'a fait après avoir
déjà vu et interrogé les témoins; en revanche, il n'a pas eu lui-même la
possibilité de l'empêcher d'entendre les témoins. Il maintient donc que
l'égalité des moyens n'a pas été assurée.
8.7 En réponse à l'affirmation de l'État partie selon laquelle la cause
de l'auteur a été entendue «équitablement et publiquement», l'auteur ne
conteste pas que le procès lui-même ait été public mais s'élève contre le
fait que la décision du Procureur général, qui était un élément indissociable
et essentiel de la détermination des chefs d'inculpation, n'ait pas été
publique. La procédure n'a pas été équitable car il n'y a eu ni notification
ni indication des motifs de la décision et l'auteur n'a eu aucune possibilité
de recours. Citant différentes décisions rendues par la Cour européenne
des droits de l'homme,(6) qui estime qu'une révision judiciaire effective
des jugements ne peut pas être entièrement refusée en invoquant des considérations
de sécurité, l'auteur fait valoir que dans son cas il n'y avait aucune voie
de recours réelle pour obtenir une révision indépendante de la décision.
Les tribunaux ont strictement restreint leur compétence pour examiner des
décisions du Procureur général.
8.8 En ce qui concerne le droit d'être présumé innocent, l'auteur fait
valoir que la décision du Procureur général de le renvoyer devant le tribunal
pénal spécial était un élément de la détermination des chefs d'inculpation
et que le Procureur général est aussi tenu de respecter le principe de la
présomption d'innocence. D'après l'auteur, la décision en elle-même signifiait
qu'on le considérait comme impliqué dans les activités d'une organisation
subversive ou comme appartenant à la bande de malfaiteurs qui avait procédé
à l'enlèvement. L'auteur affirme que le fait de le traduire devant le tribunal
pénal spécial suggérait aux juges qu'il faisait partie d'une organisation
criminelle dangereuse et qu'il est difficile de croire que ce facteur n'a
pas influé sur l'issue du procès.
8.9 En réponse aux arguments de l'État partie sur l'égalité devant la loi,
l'auteur fait valoir que quand l'État partie affirme qu'il a été traité
de la même manière que tous les autres inculpés traduits devant une juridiction
d'exception, cela signifie seulement qu'il a été traité comme le petit nombre
de personnes qui ont été jugées par le tribunal pénal spécial mais non comme
la majorité des individus inculpés des mêmes chefs que lui et qui ont été
jugés par des juridictions ordinaires. Quoi qu'il en soit la plupart des
18 autres personnes jugées par une juridiction spéciale étaient accusées
d'infractions liées à la subversion. On l'a inclus dans ce petit groupe
sans lui donner la moindre explication et sans véritable moyen de contester
la décision.
8.10 Pour ce qui est de la question de savoir si une différence de traitement
est en l'espèce objective, raisonnable et conforme à un but légitime en
vertu du Pacte, l'auteur conteste l'opportunité de maintenir en place les
juridictions d'exception alors que les actes de violence paramilitaire ont
considérablement diminué. À supposer que le recours à un tel mécanisme soit
une réaction à la mesure des activités subversives – ce que l'auteur
ne reconnaît pas – il reste la question de savoir s'il s'agit d'une
réponse légitime à une activité qui n'est pas subversive. L'auteur fait
valoir qu'il est impossible de déterminer si la différence de traitement
est raisonnable puisque les critères appliqués par le Procureur général
ne sont pas connus et que c'est le Procureur général qui est à l'origine
des poursuites.
8.11 Pour ce qui est de l'argument de l'État partie selon lequel il n'invoquait
pas l'article 4 qui lui donne le droit de déroger aux dispositions du Pacte,
l'auteur répond que certes l'État partie n'a pas déclaré l'état d'urgence,
mais la proclamation de 1972 établissant le tribunal pénal spécial a en
réalité introduit une mesure qui s'applique uniquement en cas d'urgence.
L'auteur ajoute que la condition pour qu'une telle mesure puisse être prise
– le fait qu'il y ait une menace pour l'existence de la nation –
n'était pas remplie à cette époque et ne l'est toujours pas. Quoi qu'il
en soit, si l'État partie affirme ne pas recourir à l'article 4, il ne peut
pas chercher à justifier ses actes en vertu des exceptions prévues dans
ses dispositions.
Délibérations du Comité
9.1 Avant d'examiner une plainte soumise dans une communication, le Comité
des droits de l'homme doit, conformément à l'article 87 de son règlement
intérieur, déterminer si cette communication est recevable en vertu du Protocole
facultatif se rapportant au Pacte.
9.2 Comme il est tenu de le faire en vertu du paragraphe 2 a de
l'article 5 du Protocole facultatif, le Comité s'est assuré que la même
question n'était pas en cours d'examen devant une autre instance internationale
d'enquête ou de règlement.
9.3 En ce qui concerne l'argument du non-épuisement des recours internes
avancé par l'État partie, le Comité note que le litige né avant le procès
de la décision du Procureur général a été porté jusque devant la Cour suprême,
en dernier ressort. De plus, l'auteur a fait appel de sa condamnation devant
la Cour d'appel pénale, en soulevant des questions relatives au procès influencées
par la décision du Procureur général, et il a été débouté. Un plaignant
qui s'adresse aux tribunaux internes n'a pas besoin d'utiliser les termes
précis du Pacte, étant donné que la forme des recours offerts par la loi
diffère d'un État à l'autre. La question qui se pose est plutôt celle de
savoir si l'ensemble de la procédure a porté sur les points de fait et de
droit dont le Comité est actuellement saisi. Compte tenu de ladite procédure,
de différentes décisions faisant jurisprudence émanant des juridictions
de l'État partie et de l'absence d'éléments indiquant que d'autres possibilités
de recours sont disponibles, rien n'empêche le Comité, en vertu du paragraphe
2 b de l'article 5 du Protocole facultatif, d'examiner la communication.
9.4 Pour ce qui est des allégations de violation de l'article 2, le Comité
estime que les arguments de l'auteur à cet égard ne soulèvent pas de questions
autres que celles relevant d'autres articles et qui sont examinés ci-après.
En ce qui concerne l'allégation de violation de l'article 4, le Comité relève
que l'État partie n'a pas cherché à invoquer cet article.
9.5 Pour ce qui est des autres arguments relatifs à la recevabilité avancés
par l'État partie, le Comité estime qu'ils sont intimement liés aux questions
de fond et ne peuvent pas être dissociés d'un examen complet des faits et
des arguments présentés. Le Comité considère que la communication est recevable
en ce qu'elle peut soulever des questions au regard des articles 14 et 26
du Pacte.
Examen quant au fond
10.1 L'auteur affirme être victime d'une violation du paragraphe 1 de l'article
14 du Pacte parce que sa comparution devant un tribunal pénal spécial, dans
le cadre d'une procédure sans jury et sans pouvoir faire interroger des
témoins au stade préliminaire, ne lui a pas garanti un procès équitable.
Il reconnaît certes que ni la présence d'un jury ni la possibilité de faire
interroger des témoins dans le cadre d'un examen préliminaire ne sont obligatoires
en vertu du Pacte et que l'absence de l'un de ces deux éléments ou des deux
à la fois ne rend pas nécessairement un procès inéquitable; il affirme toutefois
que l'ensemble des circonstances de son procès devant un tribunal pénal
spécial font que sa cause n'a pas été équitablement entendue. De l'avis
du Comité, en soi, un procès devant des juridictions autres que les tribunaux
ordinaires ne constitue pas nécessairement une violation du droit à un procès
équitable et les faits de la cause ne montrent pas que ce droit a été violé.
10.2 L'allégation de l'auteur selon laquelle il y a eu violation du principe
de l'égalité devant les tribunaux, qui figure au paragraphe 1 de l'article
14, est à mettre sur le même plan que son affirmation selon laquelle son
droit à l'égalité devant la loi et à l'égale protection de la loi tel qu'il
est garanti par l'article 26 a été violé. La décision du Procureur général
de renvoyer l'auteur devant le tribunal pénal spécial a eu pour conséquence
de le soumettre à une procédure spéciale menée par une juridiction d'exception.
Cette décision a privé l'auteur de certains mécanismes prévus par la législation
interne, le distinguant d'autres personnes inculpées d'infractions similaires,
jugées, elles, par des tribunaux ordinaires. Dans le cadre du système de
droit de l'État partie, le fait d'être jugé en présence d'un jury constitue
en particulier une protection importante, dont bénéficient généralement
les accusés. En vertu de l'article 26, l'État partie est donc tenu de démontrer
que la décision de soumettre une personne à une autre procédure était fondée
sur des motifs raisonnables et objectifs. À cet égard, le Comité note que
la législation de l'État partie (loi sur les atteintes à la sûreté de l'État)
énonce plusieurs infractions pour lesquelles on peut être renvoyé devant
un tribunal pénal spécial sur décision du Procureur général. La même législation
prévoit également que toute autre infraction peut être jugée devant ce même
tribunal si le Procureur général est d'avis que les juridictions ordinaires
ne sont pas «à même d'assurer une administration efficace de la justice».
À supposer même que le recours à un système de justice pénale tronqué dans
le cas de certaines infractions graves soit acceptable dans la mesure où
il est équitable, le Comité considère comme problématique le fait que le
Parlement ait voté une loi énumérant les infractions graves que le Procureur
général, exerçant un pouvoir discrétionnaire échappant à tout contrôle,
peut («quand il le juge approprié») renvoyer devant un tribunal pénal spécial
et que le législateur autorise en outre, comme dans le cas de l'auteur,
le renvoi d'autres infractions devant cette juridiction si le Procureur
général considère que les tribunaux ordinaires sont inadéquats. Le Procureur
général n'est pas tenu de donner les raisons pour lesquelles il considère
que le tribunal pénal spécial serait «mieux adapté» ou les tribunaux ordinaires
sont «inadéquats» et aucune explication n'a été fournie au Comité en ce
qui concerne la décision prise en l'espèce. En outre, les décisions du Procureur
général ne font l'objet d'un examen judiciaire que dans les circonstances
les plus exceptionnelles et dans lesquelles il est pratiquement impossible
d'apporter les preuves requises.
10.3 Le Comité estime que l'État partie n'a pas démontré que la décision
de traduire l'auteur devant le tribunal pénal spécial était fondée sur des
motifs raisonnables et objectifs. En conséquence, il conclut que le droit
de l'auteur à l'égalité devant la loi et à l'égale protection de la loi
a été violé. Eu égard à la conclusion à laquelle le Comité est parvenu en
ce qui concerne l'article 26, il n'est pas nécessaire d'examiner en l'espèce
la question de la violation du droit à l'égalité «devant les tribunaux»,
qui est énoncé au paragraphe 1 de l'article 14 du Pacte.
10.4 L'auteur affirme que son droit à un procès public, qui est garanti
au paragraphe 1 de l'article 14 du Pacte, a été violé puisqu'il n'a pas
été entendu par le Procureur général lorsque ce dernier a pris la décision
de le renvoyer devant un tribunal pénal spécial. Le Comité estime que le
droit d'être entendu publiquement s'applique au procès et non aux décisions
préalables au procès prises par un procureur ou une autre autorité publique.
Étant donné qu'il n'est pas contesté que le procès et l'audience en appel
ont été ouverts et publics, le Comité est d'avis que le droit à un procès
public n'a pas été violé. Il considère également que la décision de faire
juger l'auteur par le tribunal pénal spécial ne constitue pas en soi une
violation du principe de la présomption d'innocence qui est énoncé au paragraphe
2 de l'article 14.
11. Le Comité des droits de l'homme, agissant en vertu du paragraphe 4
de l'article 5 du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international
relatif aux droits civils et politiques, estime que les faits dont il est
saisi font apparaître une violation de l'article 26 du Pacte.
12. En vertu du paragraphe 3 a de l'article 2 du Pacte, l'État partie
est tenu d'assurer à l'auteur un recours utile. Il est également tenu de
veiller à ce que des violations analogues ne se reproduisent pas à l'avenir:
il doit assurer que nul ne soit renvoyé devant le tribunal pénal spécial
si la décision à cet effet n'est pas justifiée par des motifs objectifs
et raisonnables dont l'intéressé a été informé.
13. Étant donné qu'en adhérant au Protocole facultatif, l'Irlande a reconnu
que le Comité avait compétence pour déterminer s'il y a eu violation du
Pacte et que, conformément à l'article 2 du Pacte, l'État partie s'est engagé
à garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire et relevant
de sa juridiction les droits reconnus dans le Pacte et à assurer un recours
utile et exécutoire lorsqu'une violation a été établie, le Comité souhaite
recevoir du Gouvernement irlandais, dans un délai de 90 jours, des renseignements
sur les mesures prises pour donner effet à ses constatations. L'État partie
est également prié de faire largement connaître les constatations du Comité.
_________________
[Adopté en anglais (version originale), en espagnol et en français. Paraîtra
ultérieurement en arabe, en chinois et en russe dans le rapport annuel du
Comité à l'Assemblée générale.]
* Les membres du Comité dont le nom suit ont participé à l'examen de la
communication: Nisuke Ando, Prafullachandra N. Bhagwati, Christine Chanet,
Louis Henkin, Eckart Klein, David Kretzmer, Rajsoomer Lallah, Cecilia Medina
Quiroga, Rafael Rivas Posada, Nigel Rodley, Martin Scheinin, Ivan Shearer,
Hipólito Solari Yrigoyen, Ahmed Tawfik Khalil, Patrick Vella et Maxwell
Yalden.
** Le texte d'une opinion individuelle signée par cinq membres du Comité
est joint au présent document.
Opinion individuelle de M. Louis Henkin, de M. Rajsoomer Lallah,
de Mme Cecilia Medina Quiroga, de M. Ahmed Tawfik Khalil
et de M. Patrick Vella
1. Même si la plainte de l'auteur peut être envisagée dans l'optique de l'article
26, en vertu duquel les États sont tenus, dans leurs actes législatifs, judiciaires
et administratifs, de faire en sorte que chacun soit traité dans des conditions
d'égalité et d'une manière non discriminatoire, à moins que des critères raisonnables
et objectifs ne justifient un traitement différencié, nous sommes d'avis qu'il
y a eu également violation du principe de l'égalité énoncé au paragraphe 1
de l'article 14 du Pacte.
2. Le paragraphe 1 de l'article 14 établit, dès la première phrase, le
principe de l'égalité dans le système judiciaire lui-même. Ce principe va
au-delà des principes garantis dans les autres paragraphes de l'article
14 (concernant l'équité des procès, la preuve de la culpabilité, les garanties
relatives à la procédure et aux preuves, le droit d'appel et le droit de
contrôle judiciaire et enfin l'interdiction de porter atteinte au principe
de la chose jugée) et les complète. Le principe d'égalité est violé lorsque
des personnes accusées de la même infraction ne sont pas toutes jugées par
les tribunaux ordinaires compétents en la matière, certaines d'entre elles
étant renvoyées devant un tribunal spécial à la discrétion du pouvoir exécutif.
Il y a violation de ce principe indépendamment du fait que l'exercice du
pouvoir discrétionnaire en question est soumis ou non au contrôle des tribunaux.
(Signé) Louis Henkin
(Signé) Rajsoomer Lallah
(Signé) Cecilia Medina Quiroga
(Signé) Ahmed Tawfik Khalil
(Signé) Patrick Vella
[Fait en anglais (version originale), en espagnol et en français. Paraîtra
ultérieurement en arabe, en chinois et en russe dans le rapport annuel du
Comité à l'Assemblée générale.]
Notes
1. [1986] I.R. 495.
2. [1994] 2 I.R. 589.
3. O'Leary c. Attorney-General [1995] 1 I.R. 254.
4. Cour suprême, Le Peuple (Procureur général) c. Quilligan
[1986] I.R. 495, 510.
5. Lors de l'examen du rapport initial de l'État partie, l'Attorney-General
a déclaré au Comité que le maintien du tribunal pénal spécial « était nécessaire
pour protéger les droits fondamentaux des citoyens, la démocratie et l'état
de droit des dangers de la campagne liée au problème de l'Irlande du Nord
». L'État partie a fait valoir le même argument dans ses observations dans
l'affaire Hollande c. Irlande (Communication n 593/1994, déclarée
irrecevable le 25 octobre 1996, CCPR/C.58/D/593/1994).
6. Affaires Tinnely c. Royaume-Uni (n 62/1997/846/1052-3),
Chahal c. Royaume-Uni (n 70/1995/576/662) et Fitt c.
Royaume-Uni (Requête n 29777/96, décision rendue le 16 février 2000).