Présentée par : Mme Samira Karker, au nom de son mari, M. Salah Karker
(représentée par M. Jean-Daniel Dechezelles)
Au nom de : M. Salah Karker
État partie : France
Date de la communication : 27 mars 1998 (date de la lettre initiale)
Références : Décision du Rapporteur spécial prise en application
de l'article 86 et de l'article 91, communiquée à l'État partie le 18 septembre
1998 (non publiée sous forme de document)
Le Comité des droits de l'homme, institué en vertu de l'article
28 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques,
Réuni le 26 octobre 2000,
Ayant achevé l'examen de la communication No 833/1998 présentée
par Mme Samira Karker en vertu du Protocole facultatif se rapportant au
Pacte international relatif aux droits civils et politiques,
Ayant tenu compte de toutes les informations écrites qui lui ont
été communiquées par l'auteur de la communication et l'État partie,
Adopte ce qui suit :
Constatations au titre du paragraphe 4 de l'article 5 du Protocole facultatif
1. L'auteur de la communication est Mme Samira Karker. Elle représente son
époux, Salah Karker, de nationalité tunisienne, né le 22 octobre 1948, qui
réside en France depuis 1987. Elle affirme que son époux est victime de violations
par la France de droits qui lui sont reconnus dans le Pacte. Après la communication
initiale, l'auteur a été représenté par Jean-Daniel Dechezelles, avocat à
Paris.
Rappel des faits
2.1 En 1987, M. Karker, qui est cofondateur du mouvement politique Ennahdha,
a fui la Tunisie, où il avait été condamné à mort par contumace. En 1988,
les autorités françaises lui ont reconnu le statut de réfugié politique.
Le 11 octobre 1993, le soupçonnant d'appuyer activement un mouvement terroriste,
le Ministre français de l'intérieur a ordonné son expulsion d'urgence du
territoire français. L'arrêté d'expulsion n'a cependant pas été exécuté
et M. Karker a été assigné à résidence dans le département du Finistère.
Le 6 novembre 1993, M. Karker a fait appel des arrêtés prononcés contre
lui devant le Tribunal administratif de Paris. Le Tribunal l'a débouté le
16 décembre 1994, considérant que les arrêtés étaient légaux. Le Tribunal
a estimé que, d'après les informations dont il était saisi, le Ministère
de l'intérieur était en possession de renseignements montrant que M. Karker
avait gardé des liens étroits avec des organisations islamiques qui utilisaient
des méthodes violentes et qu'en raison de la situation qui régnait en France,
le Ministre avait pu légalement considérer que l'expulsion de M. Karker
constituait une nécessité pour la sécurité publique. Le Tribunal a également
estimé que l'immixtion dans la vie familiale de M. Karker était justifiée
par des raisons d'ordre public. Le Tribunal a jugé que l'arrêté d'assignation
à résidence prononcé par le Ministre pour permettre à M. Karker de trouver
un pays tiers disposé à le recevoir était légal en vertu de l'article 28
de l'ordonnance du 2 novembre 1945(1),
M. Karker ayant été reconnu en tant que réfugié politique et ne pouvant
pas être renvoyé en Tunisie. Le 29 décembre 1997, le Conseil d'État a rejeté
le recours de M. Karker.
2.2 En application des arrêtés susmentionnés, M. Karker a été placé dans
un hôtel se trouvant dans le département du Finistère avant d'être transféré
à Brest. Apparemment, en raison de pressions exercées par les médias, il
a été de nouveau transféré à Saint-Julien dans la région de la Loire et
de là à Cayrès, puis dans le sud-est de la France. Enfin, en octobre 1995,
il a été assigné à résidence à Digne-les-Bains (Alpes de Haute-Provence)
où il réside depuis lors. Selon l'arrêté fixant les conditions de sa résidence
à Digne-les-Bains, M. Karker est tenu de se présenter à la police une fois
par jour. L'auteur souligne que son époux n'a pas été jugé pour les actes
dont il est soupçonné.
2.3 L'auteur indique qu'elle vit à Paris avec ses six enfants, à 1 000
km de l'endroit où se trouve son époux. Elle affirme qu'il est difficile
de garder des contacts personnels avec lui. Le 3 avril 1998, M. Karker a
été condamné à six mois d'emprisonnement avec sursis pour avoir enfreint
l'arrêté d'assignation à résidence en passant trois semaines auprès de sa
famille.
Teneur de la plainte
3. L'auteur n'invoque aucun article du Pacte mais il semble que les faits
peuvent soulever des questions au titre des articles 12 et 17, voire 9 et
13 du Pacte.
Observations de l'État partie
4.1 Dans ses observations du 23 novembre 1998, l'État partie examine à
la fois la recevabilité et le fond de la communication.
4.2 En ce qui concerne la recevabilité, l'État partie affirme que l'auteur
de la communication ne justifie d'aucun mandat pour représenter son époux.
Il se réfère à l'article 90 b) du règlement intérieur du Comité selon lequel
une communication doit être présentée par la victime présumée elle-même
ou par son représentant et qu'une communication présentée au nom d'une victime
présumée peut être acceptée lorsqu'il appert que celle-ci est dans l'incapacité
de présenter la communication. Dans le cas d'espèce, l'auteur n'a présenté
aucun argument prouvant que son époux n'est pas en mesure de présenter lui-même
une communication au Comité et n'a pas non plus démontré qu'elle a reçu
un mandat pour le représenter. L'État partie demande par conséquent au Comité
de rejeter la communication au motif qu'elle est irrecevable.
4.3 En second lieu, l'État partie fait valoir que la communication est
irrecevable car les recours internes n'ont pas été épuisés en ce qui concerne
les violations présumées des articles 9, 12 et 17 du Pacte. Dans ce contexte,
il note que si l'arrêté d'expulsion et le premier arrêté d'assignation à
résidence ont fait l'objet d'un recours, il n'en a pas été de même pour
les arrêtés d'assignation à résidence suivants et en particulier celui d'octobre
1995 par lequel M. Karker a été assigné à résidence à Digne-les-Bains. L'État
partie ajoute qu'un appel devant le Tribunal administratif constitue un
recours disponible et utile qui permet au juge de contrôler que la mesure
d'assignation à résidence ne porte pas une atteinte excessive aux droits
de l'intéressé, en particulier à son droit au respect de sa vie familiale.
4.4 À titre subsidiaire, l'État partie examine la communication quant au
fond et affirme qu'aucune violation n'a été commise. Premièrement, il fait
valoir que l'article 9 du Pacte n'est pas applicable dans le cas de M. Karker
car il n'a été ni arrêté ni placé en détention. À cet égard, l'État partie
explique qu'en vertu de la législation française, les tribunaux font une
nette distinction entre les mesures de rétention dans un lieu clos, telles
que les mesures de détention et les mesures d'assignation à résidence, qui
supposent une liberté de circulation de l'intéressé dans une circonscription
déterminée. En l'espèce, M. Karker pouvait circuler librement d'abord à
l'intérieur du territoire du Finistère puis, étant à présent assigné à résidence
à Digne-les-Bains, dans les limites du territoire de cette commune. Selon
l'État partie, la liberté de M. Karker ne fait l'objet d'aucune restriction
au sens de l'article 9 du Pacte.
4.5 L'État partie reconnaît que l'ordre d'assignation à résidence limite
la liberté de circulation de M. Karker au sens de l'article 12 du Pacte.
Il fait cependant valoir que les restrictions qui lui sont imposées sont
autorisées par le paragraphe 3 de l'article 12 du Pacte puisqu'elles sont
prévues par la loi (art. 28 de l'ordonnance du 2 novembre 1945 modifiée)
et nécessaires pour la protection de l'ordre public comme l'ont confirmé
les tribunaux. L'État partie renvoie à la décision du Tribunal administratif
de Paris selon laquelle le Ministre de l'intérieur a pu légalement considérer
que l'expulsion de M. Karker constituait une nécessité impérieuse pour la
sécurité publique. Comme l'arrêté d'expulsion ne pouvait être exécuté eu
égard au statut de réfugié de M. Karker, il convenait d'exercer un certain
contrôle sur ses activités. L'État partie conclut donc que les mesures restreignant
la liberté de circulation de M. Karker ont été prononcées dans son propre
intérêt, en vue de la sauvegarde de ses droits en tant que réfugié politique.
4.6 L'État partie fait valoir que sa décision d'expulser M. Karker est
conforme aux dispositions de l'article 13 du Pacte. Dans ce contexte, il
note que l'arrêté du 11 octobre 1993 a été adopté conformément à la loi
(art. 26 de l'ordonnance du 2 novembre 1945 modifiée). En vertu de cette
ordonnance, en cas de nécessité impérieuse pour la sécurité de l'État ou
la sécurité publique, l'expulsion peut être prononcée sans qu'il soit nécessaire
que trois magistrats la recommandent. L'État partie invoque l'article 13
faisant valoir que des raisons impérieuses de sécurité nationale l'autorisaient
à n'offrir à M. Karker aucun moyen de recours. Cependant, M. Karker a effectivement
eu accès au Tribunal administratif, puis au Conseil d'État, pour contester
l'arrêté d'expulsion prononcé contre lui. Ces deux juridictions ont confirmé
que l'arrêté était légal. Selon l'État partie, les dispositions de l'article
13 ont donc été pleinement respectées.
4.7 En ce qui concerne l'article 17 du Pacte, l'État partie affirme que
l'arrêté d'assignation à résidence n'empêche pas les membres de la famille
de M. Karker d'être avec lui. Ces derniers ne font l'objet d'aucune restriction
et sont libres de le rejoindre à Digne-les-Bains. La séparation de M. Karker
de sa femme et de ses enfants résulte du choix de sa famille de s'établir
à Eaubonne, en banlieue parisienne, et non à Digne-les-Bains. L'État partie
fait valoir en outre que M. Karker bénéficie régulièrement d'autorisations
administratives lui permettant de rendre visite à sa famille dans la région
parisienne. Il est en outre affirmé qu'en tout état de cause, la séparation
des membres d'une famille dans le cadre d'une mesure d'assignation à résidence
ne constitue pas une violation de l'article 17 du Pacte. Pour ce qui est
de l'insécurité qui caractériserait la situation de M. Karker, l'État partie
indique que tant qu'il bénéficie du statut de réfugié, la mesure d'expulsion
ne peut être mise en uvre.
Commentaires du conseil sur les observations de l'État partie
5.1 Dans ses commentaires, le conseil conteste l'argument de l'État partie
pour qui la communication devrait être déclarée irrecevable. S'agissant
du mandat de l'auteur pour présenter la communication, il fait valoir qu'il
ne fait aucun doute que M. Karker est dans l'incapacité de la présenter
lui-même. En outre, le règlement intérieur du Comité n'exige aucunement
la preuve d'un mandat de représentation, comme cela peut être requis dans
certaines procédures de droit interne. Le conseil explique qu'étant incertain
quant à son lieu de résidence, M. Karker a préféré confier les documents
de l'affaire à sa femme. En outre, comme il est éloigné de son conseil,
M. Karker a du mal à communiquer avec lui. Pour cette raison, il a accepté
de se faire représenter par sa femme devant le Comité. Quoi qu'il en soit,
le conseil verse au dossier une lettre par laquelle M. Karker autorise expressément
sa femme à le représenter.
5.2 Pour ce qui est de l'argument du non-épuisement de tous les recours
internes avancé par l'État partie, le conseil fait observer que la légalité
de l'arrêté d'assignation à résidence à Digne-les-Bains a été contestée
par M. Karker au procès pénal qui lui a été intenté devant le Tribunal de
grande instance de Pontoise, en avril 1998. Durant ce procès, où il était
accusé d'avoir violé l'arrêté d'assignation à résidence, M. Karker a fondé
sa défense sur le caractère illégal de l'arrêté. En outre, il a saisi en
mai 1996 le Tribunal de grande instance de Digne-les-Bains en vue de contester
les modalités d'exécution de l'arrêté d'assignation à résidence, faisant
valoir qu'il était surveillé en permanence par la police. Le Tribunal a
rejeté sa requête et la Cour d'appel d'Aix-en-Provence l'a débouté. Selon
le conseil, comme l'arrêté d'assignation à résidence dépend de l'arrêté
d'expulsion et qu'il n'existe aucun autre moyen de recours pour contester
l'arrêté d'expulsion, il ne servirait à rien de continuer de faire appel
de chaque arrêté d'assignation à résidence. Dans ce contexte, le conseil
rappelle qu'en vertu du paragraphe 2 b) de l'article 5 du Protocole facultatif,
un requérant est seulement tenu d'épuiser les recours offrant des chances
d'aboutir. Le recours contre la légalité du premier arrêté d'assignation
à résidence ayant été rejeté, il est clair que M. Karker ne disposait d'aucun
moyen de recours utile contre les arrêtés suivants, qui étaient fondés sur
le même arrêté d'expulsion.
5.3 Sur le fond, le conseil conteste l'argument de l'État partie qui fait
valoir que M. Karker n'a pas été privé de sa liberté au sens de l'article
9 du Pacte. Il affirme qu'à l'instar de la détention, l'assignation à résidence
restreint la liberté de circulation. Il rappelle que le premier arrêté a
limité la liberté de circulation de M. Karker à une zone de 15,6 km2 et
estime que cette superficie constitue un espace clos restreignant considérablement
la liberté de l'intéressé. À Digne-les-Bains, la liberté de circuler de
M. Karker a été limitée à une zone de 117,07 km2, ce qui représente 0,02
% du territoire français. En outre, le conseil fait observer que M. Karker
est suivi par la police ce qui constitue en soi une atteinte à sa liberté.
5.4 En ce qui concerne l'article 12 du Pacte, le conseil reconnaît que
la restriction imposée à la liberté de circulation de M. Karker est admise
par la loi mais s'élève contre l'affirmation de l'État partie selon laquelle
elle est nécessaire pour des raisons d'ordre public. Il note que l'État
partie se fonde sur le jugement du Tribunal administratif de Paris concernant
la légalité de l'arrêté d'expulsion d'octobre 1993, ainsi que du premier
arrêté d'assignation à résidence prononcé à la même date, et fait valoir
que la conclusion à laquelle le tribunal avait abouti à l'époque ne saurait
être utilisée pour justifier la restriction imposée actuellement
à la liberté de circulation de M. Karker. Selon le conseil, l'État partie
n'a pas démontré qu'à l'heure actuelle ladite restriction est nécessaire
aux fins de protéger l'ordre public. Il souligne qu'un arrêté d'assignation
à résidence prononcé parce qu'il était impossible d'exécuter un arrêté d'expulsion
n'est, de par sa nature, qu'une mesure d'urgence et ne peut être prolongé
indéfiniment. Dans ce contexte, le conseil fait observer qu'en 1994, un
tribunal a condamné à Paris le journal Minute pour avoir qualifié
M. Karker de terroriste actif sans apporter la preuve de ses accusations,
selon lesquelles ce dernier était impliqué dans les attentats de Monastir
et dans une tentative d'assassinat du Premier Ministre tunisien. Selon le
conseil, cela montre que les accusations de terrorisme portées contre M.
Karker ont été rejetées par les tribunaux. Or l'État partie se fonde sur
ces accusations pour justifier les restrictions à la liberté de circulation
de M. Karker. De l'avis du conseil, à moins que l'État partie ne puisse
démontrer l'existence de liens entre M. Karker et des organisations terroristes,
l'arrêté d'expulsion et, partant, l'arrêté d'assignation à résidence sont
illégaux. Le conseil souligne d'autre part que le paragraphe 3 de l'article
12 subordonne à une autre condition les restrictions pouvant être apportées
par un État partie à la liberté de circulation d'une personne, en ce sens
qu'il requiert la compatibilité desdites restrictions avec les autres droits
reconnus par le Pacte. Dans ce contexte, il fait valoir que le fait d'assigner
une personne à résidence dans un lieu situé à des centaines de kilomètres
de sa famille, dans des régions rurales, ce qui dans le cas de M. Karker
a eu pour effet de limiter en permanence sa liberté de circulation depuis
1993, constitue manifestement une violation de nombreux droits reconnus
dans le Pacte, notamment du droit de circuler librement (art. 9 et 12),
du droit à la dignité humaine (art. 10), du droit à ce qu'une mesure d'expulsion
fasse l'objet d'une révision (art. 13) et du droit à une vie familiale (art.
17 et 23).
5.5 En ce qui concerne l'article 13 du Pacte, le conseil note que les dispositions
qu'il contient n'empêchent la révision d'une mesure d'expulsion que si des
raisons impérieuses de sécurité nationale s'y opposent. Il fait valoir que
l'État partie n'a pas prouvé que de telles raisons existent, dès lors que
dans son argumentation il se borne à se référer aux décisions du Tribunal
administratif de Paris et du Conseil d'État que M. Karker conteste. Le conseil
réaffirme que l'État partie doit démontrer au Comité que l'expulsion de
M. Karker est nécessaire à l'heure actuelle pour la protection de l'ordre
public. Il fait valoir en outre que l'urgence qui a pu exister en 1993 n'existe
probablement plus à présent. Il rappelle, à ce propos, que M. Karker n'a
jamais été condamné par les tribunaux français pour des actes de terrorisme.
5.6 Pour ce qui est de l'article 17 du Pacte, le conseil conteste l'argument
de l'État partie selon lequel la séparation de M. Karker d'avec sa famille
résulte du choix de cette dernière de résider à Eaubonne. Il note que M.
Karker et sa famille habitaient à Eaubonne lorsque l'arrêté d'expulsion
et, partant, l'arrêté d'assignation à résidence ont été prononcés contre
lui. Le conseil rappelle que M. Karker a été assigné à résidence dans cinq
localités différentes durant les deux années qui ont suivi l'arrêté d'expulsion.
Parce que les autorités peuvent à n'importe quel moment changer le lieu
de résidence de M. Karker par un nouvel arrêté d'assignation à résidence
et que M. Karker ne sait jamais combien de temps il va rester dans un endroit
donné, il n'a pas jugé raisonnable de demander à sa famille de le rejoindre,
ce qui aurait eu pour effet d'interrompre la vie sociale et la scolarité
des enfants chaque fois que les autorités auraient modifié les conditions
énoncées dans l'arrêté prononcé contre M. Karker. Selon le conseil, M. Karker
n'a obtenu qu'à deux reprises l'autorisation de rendre visite à sa famille
à Paris. Il y a donc lieu de conclure que l'immixtion dans la vie familiale
de M. Karker est injustifiée.
5.7 En ce qui concerne l'insécurité dans laquelle vivrait M. Karker, le
conseil note que le statut de réfugié de ce dernier n'est pas permanent.
Mais plus grave encore, cette insécurité est causée par l'arrêté d'assignation
à résidence qui peut être modifié sans préavis. Selon le conseil, l'insécurité
qui en résulte pour M. Karker constitue un traitement inhumain et une immixtion
arbitraire dans sa vie familiale. Le conseil rappelle que M. Karker a adressé
de nombreuses requêtes au Ministre de l'intérieur, la dernière remontant
à avril 1998, sans jamais recevoir de réponse.
5.8 Le conseil joint une lettre de M. Karker dans laquelle ce dernier conteste
l'arrêté d'expulsion et l'arrêté d'assignation à résidence connexe et affirme
qu'ils sont motivés par des raisons politiques. Il fait valoir que les accusations
portées contre lui n'ont jamais été précisées et qu'il n'a jamais été traduit
en justice en sorte que ces accusations n'ont jamais été vérifiées par un
tribunal. Selon lui, Ennahdha, le mouvement dont il est le chef, n'a jamais
pratiqué ou appuyé le terrorisme et constitue un des mouvements islamiques
les plus modérés dans le monde. Il affirme par conséquent que les arrêtés
prononcés contre lui sont arbitraires. En ce qui concerne les conditions
d'exécution de l'arrêté d'assignation à résidence, M. Karker affirme que
du 30 octobre 1993 au 25 mai 1996, il a été suivi en permanence par des
agents de police. Cette surveillance a repris le 8 octobre 1997, quelques
semaines avant la visite du Président tunisien en France, puis elle a été
arrêtée lorsque ce dernier est retourné en Tunisie. Selon M. Karker, cela
montre que les décisions prises par l'administration française en la matière
sont purement politiques.
5.9 M. Karker conteste en outre l'impartialité des décisions prises par
les tribunaux concernant la légalité de l'arrêté d'expulsion et l'arrêté
d'assignation à résidence connexe. Il affirme que le Gouvernement français
a fourni aux tribunaux des documents de police qui avaient été fabriqués
de toutes pièces pour l'occasion, à partir de documents émanant de la police
tunisienne, et qui n'étaient pas crédibles; cela n'a pas empêché les tribunaux
de les considérer dignes de foi. Selon M. Karker les jugements des tribunaux
sont injustes et ont été prononcés sous l'effet de pressions politiques.
Si l'État partie a des preuves contre lui il aurait dû l'inculper en conséquence
et le traduire en justice.
5.10 M. Karker confirme que sa femme a agi avec son consentement lorsqu'elle
a présenté son cas au Comité. Il fait valoir que l'arrêté d'assignation
à résidence viole manifestement son droit à une vie familiale dès lors qu'il
est forcé d'habiter dans une chambre d'hôtel et qu'il n'a pas les moyens
de louer un logement pour sa famille. Il affirme en outre que les autorités
refusent de prendre en charge les frais des visites qu'il rend à sa famille
pendant les vacances. Il ajoute à ce propos qu'il ne souhaite pas imposer
aux membres de sa famille l'insécurité dans laquelle il est obligé de vivre
en les emmenant avec lui chaque fois qu'il change de lieu de résidence.
Il signale que pendant l'été de 1995, alors qu'il résidait à St. Julien-Chapteuil,
sa famille a loué un bungalow pour une semaine à proximité de l'hôtel où
il séjournait. Or, il n'a pas été autorisé à passer la nuit avec les siens
étant obligé de rester à son hôtel de 10 heures du soir à 8 heures du matin.
Il ajoute qu'à l'époque, il était suivi partout par des agents de police
en civil.
5.11 M. Karker affirme qu'il est maintenu à toutes fins utiles en détention
puisqu'il ne peut ni voyager librement, ni travailler ni avoir une vie de
famille. Il fait valoir en outre que la durée de sa détention est illimitée
et qu'elle lui a été imposée sans qu'il ait jamais été condamné par des
tribunaux français. Il signale également que ses conversations téléphoniques
sont sur table d'écoute.
Observations complémentaires
6.1 En réponse au Groupe de travail, réuni avant la soixante-neuvième session
du Comité, en juillet 2000, qui avait sollicité des informations sur la
réponse du Ministre de l'intérieur à la demande de modification des arrêtés
d'expulsion et d'assignation à résidence, adressée le 28 avril 1998, l'État
partie note que le Ministre n'a pas répondu. En matière administrative,
le silence gardé pendant quatre mois sur une réclamation par l'autorité
compétente vaut décision de rejet. Ce rejet implicite est susceptible de
recours devant la juridiction administrative.
6.2 En ce qui concerne la question du Groupe de travail relative aux mesures
prises par l'État partie afin de réviser régulièrement la situation de M.
Karker et à la nécessité de maintenir la mesure dont il fait l'objet, l'État
partie rappelle que toute personne frappée d'une mesure d'expulsion ou d'assignation
à résidence peut, à tout moment, saisir les autorités administratives d'une
demande d'abrogation de ces mesures. C'est donc à l'occasion de ces demandes
que les autorités peuvent réexaminer la situation de M. Karker et s'interroger
sur la nécessité de maintenir les mesures dont il est l'objet.
6.3 Pour ce qui est des raisons pour lesquelles M. Karker est maintenu
en assignation à résidence, l'État partie répond que cette mesure a été
prise parce qu'il n'était pas possible d'exécuter la mesure d'expulsion.
D'après l'État partie, le maintien en assignation à résidence est justifié
par des raisons d'ordre public, afin d'éviter que M. Karker ne se livre
à des activités dangereuses. Pour l'État partie, il n'est pas possible d'abroger
l'arrêté d'expulsion en raison de la persistance des risques que présentent
les mouvements auxquels M. Karker a été convaincu d'apporter un soutien
actif. L'État partie rappelle que M. Karker a toujours la possibilité de
solliciter l'abrogation de la mesure et, dans l'hypothèse d'un refus, de
déférer cette décision devant la juridiction administrative, ce dont il
s'est abstenu jusqu'à présent. L'État partie ajoute qu'en cas de besoin
il est délivré à M. Karker des sauf-conduits l'autorisant à quitter temporairement
le lieu de son assignation à résidence. Il indique aussi que M. Karker est
libre de quitter la France à destination de tout pays de son choix où il
pourrait être admis.
7. Dans ses commentaires, le conseil relève que la réponse de l'État partie
ne contient aucun renseignement nouveau. Il adresse au Comité des copies
des demandes déposées au nom de M. Karker par des tiers et des réponses
négatives qui y ont été apportées par le Ministre de l'intérieur. Il joint
également copie des lettres du Préfet des Alpes de Haute-Provence, en date
du 24 mars 1999 et du 22 février 2000, refusant à M. Karker l'autorisation
de se déplacer à Eaubonne. Il joint en outre des articles de presse manifestant
un soutien à la cause de M. Karker.
Délibérations du Comité
8.1 Avant d'examiner une plainte soumise dans une communication, le Comité
des droits de l'homme doit, conformément à l'article 87 de son règlement
intérieur, déterminer si cette communication est recevable au titre du Protocole
facultatif se rapportant au Pacte.
8.2 Le Comité note les objections de l'État partie à la recevabilité ratione
personae. Il considère qu'il n'y a pas de raison de douter de la qualité
de l'auteur, qui est l'épouse de la victime présumée et qui agit avec son
plein consentement, ce que M. Karker a depuis lors confirmé.
8.3 Pour ce qui est des recours internes, le Comité note qu'en ce qui a
trait à l'arrêté d'expulsion prononcé contre lui, M. Karker a épuisé tous
les moyens de droit disponibles. Comme les arrêtés d'assignation à résidence
prononcés par la suite sont tous fondés sur l'arrêté d'expulsion et sur
l'impossibilité d'exécuter cet arrêté et que le recours de M. Karker contre
le premier arrêté d'assignation à résidence a été rejeté par les tribunaux,
le Comité considère que M. Karker n'est pas tenu de contester devant les
tribunaux chaque nouvel arrêté d'assignation à résidence pour satisfaire
aux dispositions du paragraphe 2 b) de l'article 5 du Protocole facultatif.
8.4 En ce qui concerne l'allégation de violation du droit à la vie privée
et à la vie de famille, garanti par l'article 17 du Pacte, le Comité note
que ce grief est fondé sur les conditions dans lesquelles est exécutée la
mesure d'assignation à résidence. Il note que M. Karker a demandé à plusieurs
reprises que ces conditions soient modifiées sans jamais recevoir de réponse
et qu'en droit français un silence de quatre mois équivaut à un rejet. L'État
partie a expliqué que M. Karker aurait pu saisir la juridiction administrative
de ce rejet et qu'il s'est abstenu jusqu'à présent de le faire, ce que l'auteur
n'a pas contesté. L'allégation de violation de l'article 17 du Pacte est
donc irrecevable en vertu du paragraphe 2 b) de l'article 5 du Protocole
facultatif.
8.5 Le Comité considère que l'allégation de l'auteur au titre de l'article
9 du Pacte est irrecevable ratione materiae puisque, ne constituant
pas une arrestation ou une détention, les mesures auxquelles M. Karker est
soumis ne relèvent pas de cet article.
8.6 Le Comité estime que la communication est recevable dans la mesure
où elle peut soulever des questions au titre des articles 12 et 13 du Pacte
et procède sans plus tarder à son examen quant au fond.
9.1 Le Comité des droits de l'homme a examiné la présente communication
en tenant compte de tous les renseignements communiqués par les parties
conformément au paragraphe 1 de l'article 5 du Protocole facultatif.
9.2 Le Comité note que l'expulsion de M. Karker a été ordonnée en octobre
1993 mais qu'elle n'a pas pu être exécutée, ensuite de quoi son séjour en
France a été subordonné à des restrictions à sa liberté de circulation.
L'État partie fait valoir que les restrictions imposées à l'auteur sont
nécessaires pour des raisons de sécurité publique. À ce sujet, l'État partie
a produit devant les tribunaux des preuves montrant que M. Karker était
un partisan actif d'un mouvement qui prône l'action violente. Il convient
de noter aussi que les mesures restrictives de la liberté de circulation
permettent à M. Karker de résider dans un périmètre relativement étendu.
De plus ces restrictions ont été examinées par les juridictions internes
qui, après avoir étudié tous les éléments du dossier, les ont jugées nécessaires
pour des raisons de sécurité. M. Karker n'a attaqué que la première décision
judiciaire sur la question et a décidé de ne pas contester la nécessité
des mesures d'assignation à résidence ultérieures devant les tribunaux.
Dans ces circonstances, le Comité est d'avis que les éléments dont il est
saisi ne lui permettent pas de conclure que l'État partie a mal appliqué
les restrictions prévues au paragraphe 3 de l'article 12.
9.3 Le Comité fait observer que l'article 13 du Pacte énonce des garanties
de procédure applicables en cas d'expulsion. Il note que la décision d'expulser
M. Karker a été prise par le Ministre de l'intérieur pour des raisons impérieuses
de sécurité publique et que M. Karker n'a donc pas été autorisé à contester
son expulsion avant que l'arrêté ne soit prononcé. Il a eu toutefois la
possibilité de faire examiner son cas par le Tribunal administratif et le
Conseil d'État, devant lesquels il a été représenté par un conseil. Le Comité
conclut que les faits dont il est saisi ne font apparaître aucune violation
de l'article 13 dans le cas d'espèce.
10. Le Comité des droits de l'homme, agissant conformément au paragraphe
4 de l'article 5 du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international
relatif aux droits civils et politiques, considère que les faits qui lui
sont soumis ne font apparaître aucune violation des articles du Pacte international
relatif aux droits civils et politiques.
______________
Les membres du Comité dont le nom suit ont participé à l'examen de la communication
: M. Nisuke Ando, Lord Colville, Mme Elizabeth Evatt, Mme Pilar Gaitan de
Pombo, M. Louis Henkin, M. Eckart Klein, M. David Kretzmer, Mme Cecilia
Medina Quiroga, M. Martin Scheinin, M. Hipólito Solari Yrigoyen, M. Roman
Wieruszewski, M. Maxwell Yalden et M. Abdallah Zakhia. En application de
l'article 85 du règlement intérieur du Comité, Mme Christine Chanet n'a
pas participé à l'examen de la communication.
[Adopté en anglais (version originale), en espagnol et en français. Paraîtra
ultérieurement aussi en arabe, en chinois et en russe dans le rapport annuel
présenté par le Comité à l'Assemblée générale.]
Notes
1. L'article 28 stipule ce qui suit : "L'étranger qui fait l'objet
d'un arrêté d'expulsion ou qui doit être reconduit à la frontière et qui
justifie être dans l'impossibilité de quitter le territoire français en
établissant qu'il ne peut ni regagner son pays d'origine ni se rendre dans
aucun autre pays peut ... être astreint par arrêté du ministre de l'intérieur
à résider dans les lieux qui lui sont fixés, dans lesquels il doit se présenter
périodiquement au service de police et de gendarmerie".