Comité des droits de l'homme
Soixante-douzième session
9 - 27 juillet 2001
Annexe*
Décisions du Comité des droits de l'homme déclarant irrecevables
des communications présentées en vertu du Protocole facultatif
se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils
et politiques
- Soixante-douzième session -
Communication No 866/1999
Présentée par: Mme Marina Torregrosa Lafuente et consorts [représentés par M. José Luis Mazón Costa]
Au nom de: Les auteurs
État partie: Espagne
Date de la communication: 13 juin 1997 (date de la lettre initiale)
Le Comité des droits de l'homme, institué en vertu de l'article 28 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques,
Réuni le 16 juillet 2001,
Adopte la décision ci-après:
Décision concernant la recevabilité
1. Les auteurs de la communication du 13 juin 1997 sont Mme Marina Torregrosa Lafuente et 21 autres personnes, toutes de nationalité espagnole et résidant en Espagne. Ils se disent victimes de violation par l'Espagne de leur droit au titre du paragraphe 3 de l'article 2, du paragraphe 1 de l'article 14, de l'article 25 c et de l'article 26 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques. Ils sont représentés par un avocat.
Rappel des faits présentés par l'auteur
2.1 En 1991, le Ministère de la justice a organisé un concours en vue de pourvoir des postes vacants au sein du Corps des agents de l'administration judiciaire. Les termes de l'avis de concours disposaient qu'une fois passées les épreuves écrites, le tribunal du concours no 1 de Madrid, organe créé spécialement pour superviser le concours et décider des admissions, publierait une liste provisoire des candidats admis. Le tribunal rendra définitive la liste en question après qu'auront été rectifiées, d'office ou sur demande des intéressés, les éventuelles erreurs matérielles qui pourraient s'y trouver, un délai de 10 jours civils étant accordé aux intéressés pour présenter des réclamations. Selon le tribunal, par «erreurs matérielles» il fallait entendre, entre autres, des erreurs concernant les renseignements personnels des candidats ou le calcul des notes.
2.2 La liste définitive a été publiée le 21 septembre 1992 et 131 candidats dont les noms avaient figuré sur la liste provisoire, parmi lesquels les auteurs, en étaient exclus. Les candidats concernés ont demandé des explications au Ministère de la justice, qui a répondu que les changements s'expliquaient par le fait que, lors d'une première correction par ordinateur, on avait compté comme non valides les réponses portant une double marque ou une marque mal effacée, tandis que lors d'une seconde correction, le tribunal avait décidé de les considérer comme valides.
2.3 Les auteurs soutiennent que le processus de correction des épreuves a présenté les irrégularités suivantes:
a) Le tribunal no 1 de Madrid a procédé à une révision d'office et abusive sous couvert d'«erreur matérielle», en résolvant des questions comme celles de savoir:
i) Si les réponses portant une double marque étaient valides;
ii) Si l'usage de la gomme était légitime ou non;
iii) Si les marques mal effacées devaient ou non être comptées comme valides;
b) Le tribunal s'est servi de photocopies et non pas d'originaux pour étudier les réclamations formulées contre la liste provisoire, ce qui compliquait la tâche s'agissant d'établir l'intensité de la marque effacée;
c) Les auteurs n'ont pas eu la possibilité de faire objection au changement de critère du tribunal;
d) Les termes de l'avis de concours ont été violés, avec la non-apparition dans la liste définitive de 131 candidats qui avaient figuré dans la liste provisoire;
e) Le tribunal n'avait pas compétence pour revoir les copies d'examen car il était seulement habilité à corriger de simples erreurs matérielles;
f) La question 47 du questionnaire aurait dû être annulée car, vu le flou de sa formulation, toutes les réponses proposées étaient justes. Quant à la question 54, elle était formulée en termes illogiques;
g) Le tribunal a décidé d'admettre une candidate qui n'avait pas respecté les instructions concernant la façon de répondre aux questions. Cette décision constitue une violation du droit à l'égalité des chances dans l'accès à la fonction publique ainsi qu'une irrégularité de procédure manifeste et contraire au droit fondamental proclamé par l'article 23.2 de la Constitution.
2.4 Les auteurs soutiennent que la liste provisoire ne contenait aucune erreur significative et que le tribunal a procédé à la deuxième correction sans se plier aux normes prévues par l'avis de concours, sans avoir entendu les intéressés et en violation de sa propre décision selon laquelle la liste provisoire serait déclarée définitive sauf si les tribunaux examinateurs relevaient une erreur. Une jurisprudence confirmée du Tribunal suprême (Tribunal Supremo) établit que l'erreur matérielle doit être évidente, manifeste et indiscutable, indépendamment de l'opinion ou des critères d'interprétation des normes juridiques applicables. La jurisprudence du Tribunal suprême établit également que l'avis de concours, qui énonce les conditions de base du concours, est le texte normatif qui régit celui-ci.
2.5 Les auteurs ont formé un recours en révision auquel il n'a été donné suite que le 11 mars 1993. Entre-temps, ils avaient introduit un recours contentieux administratif devant la Cour nationale (Audiencia Nacional). Par arrêt du 8 février 1996, dont copie est jointe à la présente communication, la Cour nationale a débouté les auteurs, en fondant sa décision sur la compétence attribuée au tribunal no 1 dans l'avis de concours et en rappelant des arrêts antérieurs allant dans le même sens.
2.6 Finalement, les auteurs ont formé un recours d'amparo (recurso de amparo) devant le Tribunal constitutionnel (Tribunal Constitucional) qui, en date du 16 décembre 1996, a décidé de le rejeter, estimant qu'il n'y avait pas eu violation de l'article 23.2 de la Constitution ni du droit à la protection judiciaire effective prévue à l'article 24 de la Constitution, contrairement aux allégations des auteurs.
Teneur de la plainte
3.1 L'avocat fait valoir que les faits décrits sont contraires aux dispositions suivantes du Pacte:
- L'article 25 c, qui reconnaît le droit de tout citoyen d'accéder, dans des conditions générales d'égalité, aux fonctions publiques de son pays, car à l'évidence le processus de sélection auquel les auteurs ont participé a été arbitraire;
- L'article 2.3 a, qui reconnaît à toute personne dont les droits et libertés reconnus dans le Pacte ont été violés le droit d'intenter un recours utile. Compte tenu du système actuel de contrôle de la légalité des concours et des longs délais écoulés entre la contestation initiale de l'acte et la décision de l'organe juridictionnel, le droit au recours contre des concours irréguliers reste lettre morte. En effet, n'importe quel tribunal prend en considération les conséquences pratiques de sa décision et de l'examen d'un recours contentieux administratif plusieurs années après les faits (plus de trois ans et demi dans le cas présent), ainsi que le nombre élevé de candidats ayant obtenu un emploi lors de ce concours, avec des situations personnelles et familiales déjà consolidées;
- L'article 14.1, dans la mesure où dans sa décision la Cour nationale utilise un argument selon lequel les termes de la convocation ne sont pas obligatoires, argument inacceptable du point de vue d'une application normale des normes juridiques, ce qui viole ainsi le droit à une motivation raisonnable de la sentence judiciaire. De plus, la décision ne répond pas à la plainte relative au contrôle des épreuves de la candidate mentionnée au paragraphe 2.3 g. En ce qui concerne la plainte relative à l'inclusion dans les épreuves d'une question illogique qui n'a pas été annulée par la suite, la sentence invoque le fait que le Tribunal suprême a pour doctrine d'affirmer que l'évaluation des questions et des réponses relève du tribunal examinateur. Cet argument constitue un déni de justice;
- Les auteurs estiment contraire aux articles 14.1 et 26 du Pacte le fait que, dans le recours d'amparo devant le Tribunal constitutionnel, il leur ait été refusé la possibilité de comparaître sans être représentés par un mandataire GOTOBUTTON N_2_ (2), étant donné que l'article 81.1 de la loi organique de ce tribunal permet à un licencié en droit mais pas à un non-juriste de se représenter lui-même ou de comparaître sans mandataire, et de se passer ainsi d'un intermédiaire coûteux. Cette différence de traitement crée une inégalité inacceptable au regard du Pacte.
3.2 Les auteurs demandent que leur soit reconnu le droit à réparation pour les irrégularités dont ils ont été victimes, tant pendant la procédure de sélection que lors du procès judiciaire qui a suivi.
Observations de l'État partie
4.1 Dans ses observations du 22 juin 1999, l'État partie conteste la recevabilité de la présente communication, sur la base des dispositions des articles 3 et 5.2 b du Protocole facultatif. En ce qui concerne la violation invoquée de l'article 25 c, il fait remarquer que les auteurs n'ont été victimes d'aucune atteinte à l'égalité en matière d'accès aux fonctions publiques. Leur plainte concerne un procès qu'ils qualifient d'«arbitraire ou injuste». Cependant, les caractéristiques d'un procès judiciaire n'ont rien à voir avec l'article 25 c du Pacte.
4.2 En ce qui concerne la violation invoquée de l'article 2.3 a du Pacte, l'État partie qualifie de non sérieuse l'argumentation relative à l'existence d'une «pression psychologique» exercée sur le tribunal. De plus, il soutient que l'on ne peut alléguer l'inexistence d'un recours après une violation lorsque l'organe compétent, en l'occurrence le Comité des droits de l'homme, n'a pas encore constaté l'existence de ladite violation.
4.3 En ce qui concerne la violation invoquée de l'article 14.1 du Pacte, l'État partie signale que le tribunal s'est fondé sur le droit et a motivé longuement sa décision sur une base raisonnée. Le désaccord avec le jugement n'est pas un motif suffisant pour alléguer une violation. Si toutes les décisions défavorables pouvaient être critiquées parce que fondées sur des motifs peu solides, il faudrait en conclure que seuls les motifs en accord avec la demande d'une partie seraient solides et raisonnables.
4.4 Quant à l'obligation d'être représenté par un mandataire dans la procédure devant le Tribunal constitutionnel, l'article 81.1 de la loi organique du Tribunal constitutionnel déclare que «les personnes physiques ou morales ayant un intérêt légitime pour comparaître dans des procès constitutionnels comme demandeurs ou parties intervenantes doivent confier leur représentation à un mandataire et agir sous la direction d'un conseil. Peuvent comparaître elles-mêmes pour défendre des droits ou intérêts propres les personnes ayant le titre de licencié en droit, même si elles n'exercent pas la profession de mandataire ou d'avocat». Dans la procédure judiciaire, les auteurs ont été assistés par un avocat et représentés par un mandataire sans aucune plainte de leur part. La violation alléguée maintenant concerne un manque de conformité abstrait entre l'avocat des demandeurs et un principe légal absolument sans rapport avec les caractéristiques d'une personne victime de la violation d'un droit garanti par le Pacte. De plus, les auteurs ont renoncé à invoquer celle-ci devant le Tribunal constitutionnel. Si l'on a renoncé à une allégation dans la procédure interne, on ne peut l'invoquer à nouveau devant le Comité.
Commentaires de l'avocat
5.1 L'avocat répète ses arguments relatifs à la violation des articles 2.3 a, 25 c et 14.1 du Pacte. Concernant l'exigence du Tribunal constitutionnel selon laquelle les demandeurs doivent être représentés par un mandataire, l'avocat indique que le problème d'une différence de traitement entre le licencié en droit et le non-licencié doit se résoudre en accordant le droit de ne pas recourir aux services d'un mandataire au non-licencié en droit, ce qui serait conforme à ce que prévoit l'article 14.1 du Pacte, qui garantit l'égalité de tous devant les tribunaux. Si en fin de compte les auteurs ont comparu avec un mandataire, ce n'est pas parce qu'ils avaient renoncé à leur demande, comme l'indique l'État partie, mais c'est parce qu'ils se sont heurtés au refus du Tribunal constitutionnel d'admettre le recours présenté, dans lequel l'avocat demandait pour les personnes représentées l'avantage accordé à l'article 81.1 de la loi organique. Effectivement, dans son arrêt du 20 mai 1996, le Tribunal a rejeté la demande en faisant valoir que le privilège cité «est fondé sur la sauvegarde de la plénitude du droit fondamental de la défense, car celui-ci serait diminué en raison d'un manque de connaissances techniques de la partie, ce qui réduirait ses chances de succès».
5.2 L'avocat fait remarquer que l'argumentation du Tribunal constitutionnel manque de cohérence, car le recours à un mandataire n'a rien à voir avec la sauvegarde du droit de défense ni avec les connaissances techniques de la partie, qui relèvent toujours de l'avocat. Le seul intérêt que présenterait en pratique la suppression du mandataire consisterait en ceci que les communications seraient adressées directement par courrier au destinataire et non par l'intermédiaire du mandataire. L'argumentation du Tribunal constitutionnel sur ce point viole également la régularité de la procédure, qui prévoit l'obligation d'examiner avec impartialité les arguments de la partie et d'éviter d'invoquer des motifs dont on sait qu'ils sont faux. L'avocat ajoute qu'en ce qui concerne cette partie de la plainte, le Tribunal constitutionnel cite l'article 6.3 c de la Convention européenne pour la sauvegarde des droits de l'homme et l'article 14.3 d du Pacte, attribuant les citations aux auteurs eux-mêmes du recours d'amparo, qui ne se sont jamais référés aux droits de l'accusé en matière pénale, mais aux dispositions équitables de l'article 14.1, et non pas à celles de l'article 14.3 d. Ce comportement du Tribunal justifie une nouvelle plainte que l'avocat ajoute à la communication.
Questions matérielles et procédurales relatives aux décisions antérieures
6.1 Conformément à l'article 87 de son règlement intérieur, avant d'examiner les réclamations contenues dans une communication, le Comité des droits de l'homme doit décider si celle-ci est ou non recevable en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte.
6.2 Le Comité estime que la plainte des auteurs selon laquelle des irrégularités se sont produites dans la procédure de sélection est fondée sur l'interprétation de la portée des compétences du tribunal no 1 lorsqu'il définit les critères à prendre en compte lors de l'établissement de la liste définitive des candidats qui ont réussi le concours. Tenant compte de toutes les informations disponibles, le Comité fait observer que cette question a été évoquée devant les tribunaux internes et que la Cour nationale s'est prononcée à son sujet dans son arrêt du 8 février 1996. Le Comité rappelle qu'en règle générale il appartient aux tribunaux d'appel des États parties, et non au Comité, d'évaluer les faits et les preuves dans une affaire donnée et d'examiner l'interprétation que les tribunaux et les autorités nationales ont pu faire de la législation nationale, à moins qu'il soit possible de prouver que celles-ci ont été nettement arbitraires ou qu'elles ont représenté un déni de justice. L'argumentation des auteurs et les documents qu'ils ont fournis ne justifient pas, aux fins de la recevabilité, leur prétention selon laquelle l'évaluation judiciaire de la procédure suivie par le tribunal no 1 aurait été arbitraire ou aurait constitué un déni de justice. En conséquence, la communication est irrecevable en vertu de l'article 2 du Protocole facultatif en ce qui concerne la plainte pour violation des articles 25 c, 2.3 a et 14.1 du Pacte.
6.3 En ce qui concerne les allégations relatives à la violation des articles 14.1 et 26 du Pacte, les auteurs s'étant vu refuser la possibilité de comparaître devant le Tribunal constitutionnel sans être représentés par un mandataire, le Comité estime que les informations fournies par l'auteur ne reflètent pas une situation entrant dans le champ d'application des articles invoqués. L'auteur prétend que constitue une discrimination le fait de ne pas exiger que les licenciés en droit soient représentés par un mandataire devant le Tribunal constitutionnel dans des circonstances où ceux qui ne sont pas licenciés en droit doivent se conformer à cette exigence. L'arrêt du Tribunal constitutionnel explique la raison de la disposition énoncée à l'article 81.1 de la Loi organique, à savoir que l'obligation d'être représenté par un mandataire vise à garantir que ce soit une personne ayant des connaissances en droit qui se charge de présenter le recours devant ce tribunal. En ce qui concerne les allégations des auteurs selon lesquelles cette obligation n'est pas basée sur des critères objectifs et raisonnables, le Comité considère que le bien-fondé de ces allégations n'a pas été dûment démontré aux fins de la recevabilité. Par conséquent, le Comité considère que cette partie de la communication est irrecevable.
7. En conséquence, le Comité des droits de l'homme décide:
_________________
* Les members suivants du Comité ont participé à l'examen de la présente communication: M. Abdelfattah Amor, M. Nisuke Ando, M. Prafullachandra Natwarlal Bhagwati, Mme Christine Chanet, M. Louis Henkin, M. Eckart Klein, M. David Kretzmer, M. Rajsoomer Lallah, Mme Cecilia Medina Quiroga, M. Rafael Rivas Posada, M. Nigel Rodley, M. Martin Scheinin, M. Ivan Shearer, M. Hipólito Solari Yrigoyen, M. Ahmed Tawfik Khalil, M. Patrick Vella et M. Maxwell Yalden.
[Adopté en anglais, en espagnol, et en français (version originale). Paraîtra ultérieurement en arabe, en chinois et en russe dans le rapport annuel présenté par le Comité à l'Assemblée générale.]
Appendice
Opinion individuelle de Mme Christine Chanet (dissidente)
Je ne souscris pas à la décision du comité telle qu'elle résulte de la motivation indiquée au 6.3
Le privilège octroyé aux titulaires de diplômes de droit par la procédure civile espagnole qui les dispense de prendre un mandataire pour ester en justice pose à mon sens prima facie une question au regard des articles 2 14 et 26 du Pacte
Il se peut que l'état partie avance des arguments convaincants justifiant le caractère raisonnable du critère choisi, aussi bien dans son principe que dans son application
Seul un examen de l'affaire sur le fond aurait apporté ces réponses indispensables à l'examen sérieux du cas.
[Signé] Christine Chanet