Comité des droits de l'homme
Quatre-vingtième session
15 mars - 2 avril 2004
ANNEXE
Constatations du Comité des droits de l'homme au titre du paragraphe
4
de l'article 5 du Protocole facultatif se rapportant au Pacte
international relatif aux droits civils et politiques*
- Quatre-vingtième session -
Communication No. 888/1999
Présentée par: |
Yuliya Vasil'yena Telitsina (représentée par « The Centre
of Assistance for International Protection ») |
Au nom de: |
Vladimir Nikolayevich Telitsin |
État partie: |
Fédération de Russie |
Date de la communication: |
24 octobre 1997 (date de la lettre initiale) |
Le Comité des droits de l'homme, institué en application de l'article
28 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques,
Réuni le 29 mars 2004,
Ayant achevé l'examen de la communication no 888/1999 présentée
par Mme Yuliya Vasil'yena Telitsina au nom de son fils, M. Vladimir Nikolayevich
Telitsin, en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international
relatif aux droits civils et politiques,
Ayant tenu compte de toutes les informations écrites qui lui ont
été communiquées par l'auteur de la communication et l'État partie,
Adopte ce qui suit:
Constatations au titre du paragraphe 4 de l'article 5 du Protocole facultatif
1. L'auteur est Madame Yuliya Vasil'yena Telitsina, intervenant au nom de
son fils Vladimir Nikolayevich Telitsin, citoyen russe né en 1959 et décédé
le 13 février 1994 lors de sa détention dans un centre correctionnel par le
travail. L'auteur invoque la violation, par la Fédération de Russie, du paragraphe
1 de l'article 6 ; de l'article 7; et du paragraphe 1 de l'article 10 du Pacte
international relatif aux droits civils et politiques. L'auteur est représentée
par l'organisation « The Centre of Assistance for International Protection
».
Rappel des faits présentés par l'auteur
2.1 Le 13 février 1994, Vladimir Nikolayevich Telitsin est décédé suite
à des actes de violence alors qu'il purgeait sa peine dans le Centre correctionnel
par le travail Ush N°349/5 de la ville de Nizhniy Tagil (Oural).
2.2 L'auteur affirme que son fils a été sauvagement battu, pendu avec du
fil de fer et laissé en l'état dans l'enceinte de l'établissement. Elle
conteste la position de l'Administration du Centre correctionnel et du Parquet
de Nizhniy Tagil qualifiant ce décès comme un suicide. Elle accuse, en outre,
ces autorités d'avoir délibérément dissimulé, dans le rapport d'expertise,
les actes de violence perpétrés à l'encontre de son fils. Elle déclare,
à cet égard, avoir vu, en personne, lors des funérailles, que le corps de
son fils était mutilé: son nez était cassé et tombait, un morceau de chair
était arraché du côté droit du menton, le front était boursouflé du côté
droit, du sang coulait de l'oreille droite, la paume de la main droite était
éraflée et de couleur violet-noir, la colonne vertébrale et le dos étaient
endommagés, et la langue avait disparu. L'auteur produit une pétition signée
par 11 personnes ayant participé aux funérailles, et confirmant l'état du
corps du défunt tel que ci-dessus rapporté.
2.3 L'auteur a saisi le Parquet municipal de Nizhniy afin qu'il enquête
sur les circonstances du décès de son fils. Le 13 avril 1994, le Parquet
a informé l'auteur de l'absence d'éléments à l'appui de ses assertions du
décès de son fils suite à des actes de violence; et par conséquent de sa
décision de ne pas instruire de poursuites pénales. L'auteur a fait appel
de cette décision à trois reprises (le 26 avril 1994, le 20 juin 1994 et
le 1er août 1994), lequel appel a été, successivement, rejeté par le Parquet
de la région de Sverdlovsk par décisions du 25 mai 1994, du 30 juin 1994
et du 31 août 1994.
2.4 L'auteur a également formulé une demande d'exhumation du corps de son
fils afin qu'une seconde expertise soit effectuée, les conclusions de l'expertise
initiale n'ayant pas retenu, selon Mme Telitsina, les blessures ci-dessus
décrites. Le 27 octobre 1994, le Parquet de Nizhniy Tagil a informé l'auteur
que toute exhumation était subordonnée à l'article 180 du code pénal de
la Fédération de Russie et à l'instruction de poursuites pénales. Or, dans
le cas d'espèce, la requête de l'auteur ne pouvait, selon le Parquet, être
satisfaite puisque la décision du 13 avril 1994 du Parquet de Nizhniy Tagil
faisait l'objet d'un examen par le Procureur Général de la Fédération de
Russie, suite à un appel interjeté par Mme Telitsina.
2.5 Le 11 octobre 1994, le Procureur Général de la Fédération de Russie
a annulé la décision de non-instruction de poursuites pénales dans la mesure
où les circonstances du décès de M. Telitsin n'avaient pas été entièrement
examinées. Il a, en outre, requis la transmission de l'ensemble des éléments
de l'affaire au Parquet de la région de Sverdlovsk afin que celui-ci procède
à une vérification complémentaire.
2.6 Le 14 novembre 1994, à l'issue de cette expertise, le Parquet de Sverdlovsk
a décidé de ne pas instruire des poursuites pénales, et donc de ne pas exhumer
le corps du défunt. Le 7 août 1995 et le 10 novembre 1995, le Parquet de
Sverdlovsk a informé Mme Telitsina que le décès de son fils résultait d'un
acte suicidaire résultant de « déviations dans la sphère psychique », et
que les blessures signalées par l'auteur sur le corps du défunt n'avaient
pas été constatées.
2.7 Suite aux plaintes de l'auteur, le 21 septembre 1995 et le 27 février
1996, le Procureur Général de la Fédération de Russie l'a informée que l'examen
des circonstances du décès de son fils avait été conduit avec minutie; que
ses affirmations quant aux dommages faciaux du défunt avaient été réfutées
par les conclusions de l'expertise médico-légale et les explications du
personnel pénitentiaire et des détenus; et que le décès résultait d'un acte
de suicide.
2.8 D'après l'auteur, les expertises effectuées étaient superficielles,
en particulier en raison de l'absence d'exhumation du corps, d'où la non-validité
de la thèse du suicide avancée par les autorités.
Teneur de la plainte
3.1 L'auteur affirme que les faits ci-dessus présentés révèlent une violation
par la Fédération de Russie du paragraphe 1 de l'article 6, de l'article
7, et du paragraphe 1 de l'article 10 du Pacte international relatif aux
droits civils et politiques.
3.2 L'auteur fait, en outre, valoir que tous les recours disponibles afin
d'obtenir l'instruction de poursuites pénales et une expertise appropriée
sur les causes du décès de son fils ont été épuisés, tels que ci-dessus
exposés.
Observations de l'Etat partie
4.1 Dans ses observations du 10 août 2000, l'Etat partie explique que le
Bureau du Procureur Général de la Fédération de Russie a instruit une enquête
sur les faits soulevés dans le cadre de la présente communication.
4.2 Il en ressort que d'après le rapport de l'expert médico-légal, il est
établi que le décès de M.Telitsin est survenu suite à une asphyxie mécanique
résultant d'un noeud coulant ayant serré les organes du cou. Une inspection
de la scène de l'incident et du corps du défunt a également révélé l'absence
de signes de lutte. Au cours de l'enquête, et en particulier lors de l'étude
des éléments de l'affaire par le Bureau du Procureur Général, une attention
particulière a été portée aux photographies du défunt, lesquelles ne montrent
également aucun signe de blessures corporelles. Une éraflure superficielle
dans la région du menton pourrait résulter d'un instrument tranchant juste
avant le décès ou durant la phase d'agonie. Cette éraflure n'a pas de relation
causale avec le décès. Dans la partie investigative du rapport, l'expert
médico-légal indique que les os du fornix et la base du crâne n'ont pas
été blessés. L'Etat partie estime qu'il n'y a pas de raisons de douter de
cette conclusion.
4.3 En outre, l'expert médical précise qu'il a été établi que les empreintes
de pieds laissés sur la neige et conduisant au lieu de l'incident étaient
celles d'une seule personne. D'après l'Etat partie, le défunt n'avait également
pas de conflit avec d'autres détenus ou avec le personnel de la prison.
Les résultats de l'enquête corroboreraient ainsi la conclusion du suicide.
En l'absence de corpus delicto, l'Etat partie rappelle que la demande
d'instruction de poursuites pénales a, dès lors, été rejetée, décision endossée
par le Bureau du Procureur Général de la Fédération de Russie.
Commentaires de l'auteur sur les observations de l'Etat partie
5.1 Dans ses commentaires du 25 octobre 2000, l'auteur estime que l'Etat
partie n'a pas pris en considération ses affirmations – lesquelles
ne sont ni réfutées, ni confirmées – selon lesquelles le corps de
son fils portait un grand nombre de blessures, tel que d'ailleurs attesté
par 11 témoins lors des funérailles (voir para.2.2). L'auteur se demande
si le refus d'exhumation du corps et d'expertise des photographies ne révèle
pas une dissimulation de la part du Bureau du Procureur Général d'un meurtre
perpétré à l'encontre de son fils. Elle ajoute que les autorités ne disposent
pas de photographies montrant le lieu et la manière par laquelle son fils
a été pendu, ensanglanté et défiguré, mais au contraire d'un simple croquis
au crayon imprécis. Elle déclare enfin que le dossier sur son fils comporte
les photographies d'une personne dont le visage n'est pas celui de Vladimir
Nikolayevich Telitsin.
5.2 Dans ses commentaires du 6 juillet 2001, l'auteur rejette, à nouveau,
la thèse du suicide et affirme que son fils a été tué par les gardiens du
Centre correctionnel. Elle soutient, en outre, que les photographies ci-dessus
mentionnées résultent d'un montage – effectué suite à ses plaintes
– dans la mesure où elles font apparaître une blessure sur le côté
gauche du menton alors qu'en réalité, comme plus haut décrit et certifié
par des témoins, il s'agissait de la partie droite. L'auteur réitère sa
demande de faire expertiser lesdites photographies. Finalement, Mme Teletsina
affirme ne pas avoir obtenu l'autorisation de lire le rapport d'expertise
médicale.
Délibérations sur la recevabilité de la communication
6.1 Avant d'examiner une plainte soumise dans une communication, le Comité
des droits de l'homme doit, conformément à l'article 87 de son règlement
intérieur, déterminer si cette communication est recevable en vertu du Protocole
facultatif se rapportant au Pacte.
6.2 Le Comité note que l'Etat partie n'a pas soulevé d'objections quant
à la recevabilité de la communication et que l'auteur a épuisé tous les
recours internes disponibles.
6. 3 Le Comité estime, en outre, que la plainte de l'auteur selon laquelle
les faits tels qu'elle les a décrits constituent des violations du paragraphe
1 de l'article 6; de l'article 7; et du paragraphe 1 de l'article 10 du
Pacte, a été suffisamment étayée aux fins de la recevabilité et mérite d'être
examinée quant au fond.
Examen quant au fond
7.1 Le Comité des droits de l'homme a examiné la présente communication
en tenant compte de toutes les informations qui lui ont été soumises par
les parties, conformément au paragraphe 1 de l'article 5 du Protocole facultatif.
7.2 Le Comité a examiné tous les renseignements que lui ont transmis tant
l'auteur que l'Etat partie, sur le décès de M. Telitsin.
7.3 Il note que l'Etat partie soutient la thèse du suicide en s'appuyant
sur le rapport de l'expert médico-légal, d'une inspection du site de l'incident,
une étude des photographies du défunt, et des explications du personnel
pénitentiaire et de détenus. Il prend note également des arguments de l'auteur
contestant la version du suicide, à savoir, en particulier, l'absence de
photographies sur le lieu et la manière par laquelle son fils est décédé
par pendaison, ainsi que la production par les autorités de clichés résultant,
selon Mme Telitsina, d'un montage.
7.4 Le Comité constate que l'Etat partie n'a pas répondu à tous les arguments
développés par l'auteur dans sa communication. En particulier, l'Etat partie
n'a pas commenté l'information relative aux témoignages de 11 personnes
ayant assisté aux funérailles de M. Telitsin (cf. 2.2). De même, l'Etat
partie ne produit aucun document à l'appui de son assertion selon laquelle
les photographies du défunt ne montrent aucun signe de blessures corporelles,
à l'exception d'une éraflure sur le menton (cf.4.2), face aux allégations
précises de l'auteur sur le corps mutilé de son fils. Enfin, le Comité note
l'affirmation selon laquelle l'auteur n'a pas été autorisé à lire le rapport
d'expertise médicale. Il constate enfin l'absence d'exhumation du corps
du défunt.
7.5 Le Comité regrette que l'Etat partie n'ait pas répondu ou apporté les
clarifications nécessaires sur l'ensemble des arguments développés par l'auteur.
Eu égard à l'obligation de faire la preuve, conformément à sa jurisprudence,
le Comité considère que ladite obligation ne peut incomber uniquement à
l'auteur de la communication, en particulier lorsque l'auteur et l'Etat
partie n'ont pas les mêmes possibilités d'accès aux preuves et que, fréquemment,
l'Etat partie est seul à détenir l'information pertinente, c'est-à-dire
dans le cas d'espèce le rapport d'expertise médicale.
7.6 Dès lors, le Comité ne peut qu'accorder le poids qu'ils méritent aux
arguments développés par l'auteur relativement au corps de son fils remis
à sa famille et soulevant des interrogations sur les circonstances de son
décès. Le Comité constate que les autorités de l'Etat partie n'ont pas effectué
une enquête appropriée sur le décès de M. Telitsin, ceci en violation de
l'article 6, paragraphe 1 du Pacte. 7.7 Compte tenu des constatations au
titre de l'article 6, paragraphe 1 du Pacte, le Comité estime qu'il y a
eu violation de l'article 7 incluant, par ailleurs, les dispositions du
paragraphe 1 de l'article 10 du Pacte.
8. Le Comité des droits de l'homme, agissant en vertu du paragraphe 4 de
l'article 5 du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international
relatif aux droits civils et politiques, estime que l'Etat partie a commis
une violation du paragraphe 1 de l'article 6, de l'article 7 et du paragraphe
1 de l'article 10 du Pacte.
9. En vertu du paragraphe 3 a de l'article 2 du Pacte, le Comité
considère que l'auteur, qui a perdu son fils, a droit à un recours utile.
Le Comité invite l'Etat partie à prendre des mesures effectives: a) pour
mener une enquête adéquate, approfondie et transparente sur les circonstances
du décès de M. Vladimir Nikolayevich Telitsin ; et b) octroyer à l'auteur
une indemnisation appropriée. L'Etat partie est, en outre, dans l'obligation
de prendre des mesures efficaces pour veiller à ce que des violations analogues
ne se reproduisent plus.
10. Le Comité rappelle qu'en adhérant au Protocole facultatif, la Fédération
de Russie a reconnu que le Comité avait compétence pour déterminer s'il
y avait ou non violation du Pacte et que, conformément à l'article 2 de
celui-ci, elle s'est engagée à garantir à tous les individus se trouvant
sur son territoire et relevant de sa juridiction les droits reconnus dans
le Pacte et à assurer un recours utile et exécutoire lorsqu'une violation
a été établie. Aussi, le Comité souhaite-t-il recevoir de l'Etat partie,
dans les 90 jours suivant la transmission des présentes constatations, des
informations sur les mesures qu'il aura prises pour leur donner suite. L'Etat
partie est également prié de rendre publiques les constatations du Comité.
___________________________
[Adopté en anglais, en espagnol et en français (version originale). Paraîtra
aussi ultérieurement en arabe, en chinois et en russe dans le rapport annuel
du Comité à l'Assemblée générale.]
* Les membres suivants du Comité ont participé à l'examen de la présente
communication: M. Abdelfattah Amor, M. Nisuke Ando, M. Prafullachandra Natwarlal
Bhagwati, M. Alfredo Castillero Hoyos, Mme. Christine Chanet, M. Franco
Depasquale, M. Maurice Glèlè Ahanhanzo, M. Walter Kälin, M. Ahmed Tawfik
Khalil, M. Rafael Rivas Posada, M. Nigel Rodley, M. Martin Scheinin,
M. Ivan Shearer, M. Hipólito Solari Yrigoyen, M. Roman Wieruszewski et M.
Maxwell Yalden.