Comité des droits de l'homme
Soixante-treizième session
15 octobre - 2 novembre 2001
Annexe
Constatations du Comité des droits de l'homme au titre du paragraphe
4
de l'article 5 du Protocole facultatif se rapportant au Pacte
international relatif aux droits civils et politiques
- Soixante-treizième session
-
Communication No. 928/2000
Présentée par: M. Boodlal Sooklal (représenté par un conseil, Mme Natalia
Schiffrin, Interights)
Au nom de: L'auteur
État partie: Trinité-et-Tobago
Date de la communication: 2 février 2000 (communication initiale)
Le Comité des droits de l'homme, institué en application de l'article
28 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques,
Réuni le 25 octobre 2001,
Ayant achevé l'examen de la communication n 928/2000 présentée par M.
Boodlal Sooklal, en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte
international relatif aux droits civils et politiques,
Ayant tenu compte de toutes les informations écrites qui lui ont été
communiquées par l'auteur de la communication et l'État partie,
Adopte les constatations suivantes:
Constatations au titre du paragraphe 4 de l'article 5 du Protocole facultatif
1. L'auteur de la communication, présentée le 2 février 2000, est Boodlal
Sooklal, de nationalité trinidadienne, qui purge actuellement, en application
du principe de la confusion des peines, une peine totale de 50 ans d'emprisonnement
à la Trinité-et-Tobago. Il se déclare victime de violations du paragraphe
3 de l'article 9 et des paragraphes 3 c) et d) et 5 de l'article 14 du Pacte
international relatif aux droits civils et politiques. Il est représenté par
un conseil.
Rappel des faits présentés par l'auteur
2.1 En mai 1989, l'auteur a été arrêté et accusé d'avoir eu des relations
sexuelles avec des mineurs et d'avoir commis des attentats à la pudeur sur
la personne de mineurs. À la suite d'une instruction préliminaire qui a
eu lieu en juin 1992, il a été mis en liberté sous caution le 27 juillet
1992. L'auteur a été maintenu en détention depuis le moment de son arrestation
jusqu'à la date de sa mise en liberté sous caution, soit plus de trois ans
après son arrestation.
2.2 En février 1997, l'auteur a été jugé par la High Court, devant laquelle
il a plaidé non coupable. Il était représenté par un avocat commis d'office.
Il a été reconnu coupable et condamné à 12 coups de fouet, ainsi qu'à une
peine totale de 50 ans d'emprisonnement, ce qui équivaut à 20 années d'emprisonnement
après remise de peine.
2.3 L'auteur a fait appel de la condamnation, appel qui a été examiné par
la cour d'appel le 19 novembre 1997. Il n'a reçu aucun conseil de son avocate
commise d'office concernant cet appel et n'a pas pu la rencontrer avant
l'audience. Au cours de celle-ci, l'avocate de l'auteur a déclaré à la cour
qu'il n'y avait pas matière à recours. En conséquence, l'autorisation de
recours a été refusée et la peine prononcée a été confirmée.
2.4 Selon le conseil, l'auteur n'a pas les moyens d'engager un avocat pour
former un recours constitutionnel et n'a pas pu trouver d'avocat qui le
fasse à titre gracieux. Le conseil indique aussi que, même si l'auteur trouvait
quelqu'un pour le représenter, la Constitution de la Trinité-et-Tobago ne
garantit pas un procès rapide ou le droit d'être jugé dans un délai raisonnable
et que, en conséquence, aucun recours constitutionnel contre la lenteur
de la procédure ne serait utile en l'espèce.
Teneur de la plainte
3.1 Le conseil affirme que l'auteur est victime de violations du paragraphe
3 de l'article 9 et du paragraphe 3 c) de l'article 14, compte tenu du fait
qu'il a été maintenu en détention pendant un laps de temps déraisonnable
en attendant de passer en jugement et qu'il n'a pas été jugé sans retard
excessif.
3.2 Le conseil renvoie à la jurisprudence du Comité, notamment à sa décision
dans l'affaire Steadman c. Jamaïque(1), dans laquelle
il a émis l'avis que, l'État partie n'ayant pas donné d'explication quant
à son comportement, un retard d'environ 27 mois entre la date de l'arrestation
du demandeur et la date de son jugement constituait une violation de l'obligation
de l'État, en vertu du paragraphe 3 de l'article 9 et du paragraphe 3 c)
de l'article 14, de veiller à ce que toute personne inculpée soit jugée
sans retard excessif.
3.3 Le conseil fait valoir que les faits de la cause ne sont pas complexes,
que l'affaire concerne un nombre limité de témoins et que les allégations
sont peu nombreuses. Ce n'est donc pas une affaire dans laquelle un retard
puisse être justifié en raison de la complexité des faits. En outre, aucun
des retards qui caractérisent cette affaire ne peut être attribué à l'auteur,
qui souhaitait en fait vivement que son affaire soit jugée le plus rapidement
possible.
3.4 Le conseil affirme que l'État partie est entièrement responsable des
retards. Sans aucune explication, le ministère public et les autorités judiciaires
ont fait attendre l'auteur environ trois ans avant de mener une instruction
préliminaire, puis encore quatre ans et neuf mois avant de le traduire devant
un juge. De plus, aucune raison n'a été invoquée pour expliquer pourquoi
il a été maintenu en détention plutôt que d'être mis en liberté sous réserve
de sa comparution à l'audience, ainsi que le prévoit le paragraphe 3 de
l'article 9 du Pacte. D'après le conseil, l'intervalle de près de huit ans
qui s'est écoulé entre l'arrestation de l'auteur et son procès est encore
plus important que celui qui s'est écoulé avant le jugement dans l'affaire
Steadman c. Jamaïque et que le Comité a jugé excessif.
3.5 De plus, le conseil affirme que, près de neuf ans après les incidents
en cause (2), l'équité du procès de l'auteur a été gravement compromise,
puisqu'il est vraisemblable que les témoins cités n'avaient plus de souvenirs
très précis des faits. Le conseil note à cet égard que deux des témoins
étaient âgés de 10 et 12 ans, respectivement, au moment des faits. Il est
peu probable à son avis qu'ils aient été en mesure, à presque 20 ans, d'apporter
un témoignage précis sur des événements qui s'étaient produits pendant leur
enfance.
3.6 D'après le conseil, l'auteur est aussi victime d'une violation du paragraphe
3 d) de l'article 14 du Pacte, puisqu'il n'a pas bénéficié d'une assistance
juridique effective. Ainsi, l'avocate de l'auteur a déclaré à la cour d'appel
qu'il n'y avait pas matière à recours, alors qu'il existait des motifs évidents,
notamment le fait que l'auteur avait dû attendre près de huit ans avant
d'être jugé et que cet élément n'avait visiblement pas été pris en compte
dans la décision du juge du fond.
3.7 Le conseil indique que le droit à une assistance effective est un élément
inhérent du droit à un jugement équitable et du droit de recours. Elle renvoie
aux constatations du Comité dans l'affaire Kelly c. Jamaïque
(3), dans laquelle le Comité a fait observer que «des dispositions
doivent être prises pour que [le défenseur], une fois commis d'office, représente
effectivement l'accusé dans l'intérêt de la justice».
3.8 Le conseil rappelle que le Comité a affirmé à plusieurs reprises que,
lorsque le défenseur d'un accusé décide qu'il n'y a pas matière à recours,
il doit consulter l'accusé et l'informer à l'avance de son intention de
se désister de l'appel (4). L'obligation d'informer l'accusé s'étend
aussi à l'instance d'appel. Dans l'affaire Steadman c. Jamaïque,
au cours de laquelle l'avocat de l'accusé avait déclaré au tribunal qu'il
n'y avait pas matière à recours, le Comité a estimé qu'il ne lui appartenait
pas de mettre en doute le jugement professionnel du conseil mais a ajouté
que «la cour doit s'assurer que l'accusé a été consulté et dûment informé.
Si tel n'est pas le cas, elle doit veiller à ce que l'accusé soit informé
de la situation afin de pouvoir envisager les possibilités qui lui restent».
3.9 Selon le conseil, lorsque l'avocate de l'auteur a déclaré à la cour
qu'il n'y avait pas matière à recours contre la condamnation, elle s'est,
de fait, désistée de l'appel sans que l'auteur en soit informé et, partant,
sans son consentement. Enfin, rien n'indique que la cour d'appel ait cherché
à savoir si l'auteur avait été dûment informé de l'intention de son défenseur
de se désister de l'appel. Le conseil se réfère à la jurisprudence (5)
du Comité en la matière et estime que ces éléments font apparaître une violation
des droits que les paragraphes 3 d) et 5 de l'article 14 du Pacte confèrent
à l'auteur.
3.10 Bien que le conseil n'ait pas formulé d'allégations de violation de
l'un quelconque des droits protégés par le Pacte pour ce qui concerne la
condamnation de l'auteur à 12 coups de fouet, les faits de la cause posent
problème au regard de l'article 7 du Pacte.
Délibérations du Comité
4.1 La communication, ainsi que les pièces jointes, ont été transmises à
l'État partie le 17 mai 2000. En dépit des rappels qui lui ont été adressés,
l'État partie n'a pas répondu à la demande formulée par le Comité en vertu
de l'article 91 de son règlement intérieur de lui soumettre des renseignements
et des observations concernant la recevabilité ou le fond de la communication.
Le Comité rappelle qu'il résulte implicitement de l'article 4, paragraphe
2, du Protocole facultatif qu'un État partie doit examiner de bonne foi
toutes les allégations formulées contre lui et qu'il doit fournir au Comité
tous les renseignements dont il dispose. Compte tenu du fait que l'État
partie n'a pas coopéré avec le Comité en ce qui concerne l'affaire dont
ce dernier est saisi, il convient d'accorder le crédit voulu aux allégations
de l'auteur, dans la mesure où elles ont été étayées.
4.2 Avant d'examiner les plaintes soumises dans la communication, le Comité
des droits de l'homme doit, conformément à l'article 87 de son règlement
intérieur, déterminer si cette communication est recevable en vertu du Protocole
facultatif se rapportant au Pacte.
4.3 Le Comité note qu'au moment où la communication a été présentée, la
Trinité-et-Tobago était partie au Protocole facultatif. La dénonciation
par l'État partie du Protocole facultatif le 27 mars 2000, avec effet au
27 juin 2000, n'affecte pas la compétence du Comité pour examiner la présente
communication.
4.4 Le Comité s'est assuré, comme il est tenu de le faire en vertu du paragraphe
2 a) de l'article 5 du Protocole facultatif, que la même question n'est
pas déjà en cours d'examen devant une autre instance internationale d'enquête
ou de règlement. Quant à l'épuisement des recours internes, le Comité note
que l'État partie n'a pas indiqué que de tels recours internes devaient
encore être épuisés par l'auteur et n'a formulé aucune autre objection à
la recevabilité de la plainte. D'après les renseignements dont il dispose,
le Comité estime que la communication est recevable et procède à son examen
quant au fond.
4.5 Le Comité des droits de l'homme a examiné la présente communication
en tenant compte de toutes les informations qui lui ont été soumises par
les parties, conformément au paragraphe 1 de l'article 5 du Protocole facultatif.
4.6 Le Comité note que l'auteur a été condamné à 12 coups de fouet et rappelle
qu'il avait indiqué, dans sa décision dans l'affaire Osbourne c.
Jamaïque (6), que, quelle que soit la nature de l'infraction
à punir, quel qu'ait été son degré de brutalité, il était profondément convaincu
que les châtiments corporels constituaient une peine cruelle, inhumaine
et dégradante, contraire à l'article 7 du Pacte. Dans le cas présent, le
Comité est d'avis que, en imposant une peine de flagellation, l'État partie
a violé les droits que l'article 7 confère à l'auteur.
4.7 Le Comité note l'affirmation du conseil selon laquelle l'État partie
a violé le paragraphe 3 de l'article 9, puisque l'auteur a été maintenu
en détention pendant un laps de temps déraisonnable avant de passer en jugement.
L'État partie n'a donné aucun élément justifiant le placement en détention
de l'auteur ou la durée de celle-ci. Le Comité note que l'auteur a passé
trois ans en détention avant d'être libéré sous caution et est donc d'avis
que l'État partie a violé le paragraphe 3 de l'article 9 du Pacte.
4.8 S'agissant de l'affirmation du conseil selon laquelle l'État partie
a violé le paragraphe 3 c) de l'article 14, puisque l'auteur n'a pas été
jugé dans un délai raisonnable après son inculpation, le Comité note que
l'auteur a attendu 7 ans et 9 mois entre son arrestation et son procès.
L'État partie n'a donné aucun élément justifiant ce retard. Cela étant,
le Comité est d'avis que ce laps de temps est excessif et donc que l'État
partie a violé le paragraphe 3 c) de l'article 14 du Pacte.
4.9 Le Comité note l'affirmation du conseil selon laquelle on ne pouvait
pas s'attendre que les témoins apportent un témoignage précis sur des événements
qui se seraient produits 9 ans auparavant, en raison de l'intervalle de
7 ans et 9 mois écoulé entre l'arrestation de l'auteur et son procès, ce
qui avait gravement compromis l'équité du procès. Comme il apparaît, d'après
le dossier, que la High Court s'est penchée sur les questions de crédibilité
et d'évaluation des preuves, le Comité estime que le temps écoulé ne peut
avoir sur la crédibilité des dispositions des témoins un effet qui porte
à une conclusion de violation du pacte différente de celle qui a été formulée
ci-dessus concernant le paragraphe 3 c) de l'article 14.
4.10 Pour ce qui est de l'allégation selon laquelle le paragraphe 3 d) de
l'article 14 aurait été violé, le Comité note que le défenseur désigné par
l'État a admis qu'il n'y avait pas matière à recours. Toutefois, le Comité
rappelle sa jurisprudence (7) et est d'avis que, en vertu
du droit à un procès équitable et à une assistance juridique, l'auteur doit
être informé du fait que son défenseur n'a pas l'intention de faire valoir
des moyens d'appel devant la cour et qu'il doit avoir la possibilité d'engager
un autre avocat, afin que ses préoccupations puissent être exprimées devant
une juridiction d'appel. Dans le cas présent, il ne semble pas que la cour
d'appel ait pris les mesures nécessaires pour veiller au respect de ce droit.
Dans ces circonstances, le Comité est d'avis que le droit, que le paragraphe
3 d) de l'article 14 confère à l'auteur, a été violé.
4.11 Le Comité est d'avis que les faits mentionnés au paragraphe 4.10 ne
soulèvent pas de questions différentes au titre du paragraphe 5 de l'article
14 du Pacte.
5. Le Comité des droits de l'homme, agissant conformément au paragraphe
4 de l'article 5 du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international
relatif aux droits civils et politiques, estime que les faits dont il est
saisi font apparaître une violation par la Trinité-et-Tobago du paragraphe
3 de l'article 9, du paragraphe 3 c) et d) de l'article 14 et de l'article
7 du Pacte.
6. Conformément au paragraphe 3 a) de l'article 2 du Pacte, l'auteur a le
droit de disposer d'un recours utile, comportant une indemnisation et la
possibilité de former un nouveau recours ou, si cette éventualité n'est
plus envisageable, a droit à ce que soit dûment envisagée la possibilité
de lui accorder une libération anticipée. L'État partie est tenu de veiller
à ce que des violations analogues ne se reproduisent pas à l'avenir. Si
le châtiment corporel auquel l'auteur a été condamné ne lui a pas été infligé,
l'État partie devra renoncer à faire exécuter la peine.
7. Étant donné qu'en adhérant au Protocole facultatif l'État partie a reconnu
que le Comité avait compétence pour déterminer s'il y avait eu ou non violation
du Pacte et que, conformément à l'article 2 du Pacte, il s'est engagé à
garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire et relevant
de sa juridiction les droits reconnus dans le Pacte et à assurer un recours
utile et exécutoire lorsqu'une violation a été établie, le Comité souhaite
recevoir de l'État partie, dans un délai de 90 jours, des renseignements
sur les mesures prises pour donner effet à ses constatations.
___________________
* Les membres du Comité dont les noms suivent ont participé à l'examen de
la communication: M. Nisuke Ando, M. Prafullachandra Natwarlal Bhagwati,
Mme Christine Chanet, M. Maurice Glélé Ahanhanzo, M. Louis Henkin, M. Ahmed
Tawfik Khalil, M. Eckart Klein, M. David Kretzmer, M. Rajsoomer Lallah,
Mme Cecilia Medina Quiroga, M. Rafael Rivas Posada, Sir Nigel Rodley, M.
Martin Scheinin, M. Ivan Shearer, M. Hipólito Solari Yrigoyen et M. Maxwell
Yalden.
[Adopté en anglais (version originale), en espagnol et en français. Paraîtra
ultérieurement en arabe, en chinois et en russe dans le rapport annuel que
le Comité présente à l'Assemblée générale.]
Notes
1. Communication No. 528/1993.
2. Elle ne précise pas quand ces incidents se sont produits.
3. Communication No. 253/1987.
4. Le conseil renvoie à l'affaire Kelly c. Jamaïque, No.
253/1987, et à l'affaire Wright c. Jamaïque, No. 459/1991.
5. Le conseil renvoie à l'affaire Pinkney c. Canada (communication
no 7/1978); le demandeur avait dû attendre plus de deux ans avant que la
transcription des débats du procès ne lui soit communiquée et, en conséquence,
avait affirmé avoir été victime d'une violation de son droit à être jugé
sans retard excessif, ainsi que de son droit d'exercer un recours. Selon
le conseil, le Comité avait estimé que le droit d'être jugé sans retard
excessif devait être appliqué en corrélation avec le droit d'exercer un
recours auprès d'une juridiction supérieure et que, en conséquence, il y
avait eu violation de ces deux dispositions à la fois.
6. Communication No. 759/97.
7. Dans les affaires suivantes, le Comité a estimé que le fait de se désister
d'un recours sans consultation équivaut à une violation du paragraphe 3
d) de l'article 14 du Pacte: Collins c. Jamaïque (356/89),
Steadman c. Jamaïque (528/93), Smith et Stewart c.
Jamaïque (668/95), Morrison et Graham c. Jamaïque (461/91),
Morrison c. Jamaïque (663/95), McLeod c. Jamaïque
(734/97), Jones c. Jamaïque (585/94).