Présentée par: Marcel Mulezi (non représenté par un conseil)
Au nom de: L'auteur et son épouse
État partie: République démocratique du Congo
Date de la communication: 6 mai 2000 (date de la lettre initiale)
Le Comité des droits de l'homme, institué en vertu de l'article
28 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques,
Réuni le 8 juillet 2004,
Ayant achevé l'examen de la communication no 962/2001, présentée
au nom de M. Marcel Mulezi et de son épouse en vertu du Protocole facultatif
se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques,
Ayant tenu compte de toutes les informations écrites qui lui
ont été communiquées par l'auteur de la communication et l'État partie,
Adopte ce qui suit:
Constatations au titre du paragraphe 4 de l'article 5 du Protocole
facultatif
1. L'auteur est M. Marcel Mulezi, citoyen de la République démocratique
du Congo, résidant à Genève. Il se déclare victime, ainsi que son épouse,
de violations par la République démocratique du Congo du paragraphe 1 de
l'article 6; de l'article 7; des paragraphes 1, 2, 4 et 5 de l'article 9;
du paragraphe 1 de l'article 10; du paragraphe 3 de l'article 14; et du
paragraphe 1 de l'article 15 du Pacte international relatif aux droits civils
et politiques. L'auteur n'est pas représenté par un conseil.
Rappel des faits présentés par l'auteur
2.1 En juillet 1997, suite aux pressions du commandant Mortos (chef du
bataillon d'infanterie de Gemena, situé au nord-ouest de la République
démocratique du Congo), l'auteur, homme d'affaires dans le domaine du
café et du transport, a mis à la disposition de l'armée un de ses camions.
Ce véhicule n'ayant pas été restitué, l'auteur a décidé de ne plus céder
aux demandes de l'autorité militaire.
2.2 Le 27 décembre 1997, vers 5 heures du matin, l'auteur a reçu la visite,
à son domicile, de membres du service de renseignements de l'Armée congolaise
- connu sous le nom de ½DÚtection militaire des activitÚs antipatrie╗
ou DEMIAP, liÚ au rÚgime du PrÚsident congolais Laurent DÚsirÚ Kabila
-, l'informant que le commandant Mortos avait besoin de ses services.
L'auteur a alors ÚtÚ conduit au camp militaire de Gemena. └ son
arrivÚe, l'auteur a ÚtÚ immÚdiatement placÚ en dÚtention. Il a ensuite
subi, Ó 9 heures du matin, un interrogatoire sous la conduite du commandant
Mortos, portant sur sa collaboration allÚguÚe avec l'ancien PrÚsident
du Congo, le gÚnÚral Joseph DÚsirÚ Mobutu, et ses proches.
2.3 Vers 9 h 30 du matin, l'auteur a été confronté à un de ses employés
dénommé «Mario». Ce dernier aurait été soumis, selon l'auteur, à la torture
(mâchoire cassée et autres blessures l'empêchant de parler et de se tenir
debout) et aurait été contraint, au cours de son interrogatoire, d'accuser
M. Mulezi de collusion avec la faction de Mobutu.
2.4 Contestant ces accusations, l'auteur a alors violemment été frappé
par au moins six militaires. Outre des blessures au nez et aux lèvres,
l'auteur a eu les doigts cassés. Le lendemain, il a été, à nouveau, soumis
à la torture - attachÚ et frappÚ sur tout le corps - jusqu'Ó
perdre connaissance. Durant sa dÚtention d'environ deux semaines Ó Gemena,
l'auteur a ÚtÚ quotidiennement torturÚ Ó quatre ou cinq reprises (corps
suspendu la tÛte en bas, lacÚrÚ de coups, ongle de l'index droit arrachÚ
avec une pince, br¹lures de cigarettes, fractures des deux jambes dues
aux coups portÚs sur les genoux et les chevilles au moyen d'un tube galvanisÚ,
fracture Úgalement de deux doigts rÚsultant de coups de crosse d'armes).
MalgrÚ son Útat de santÚ, notamment la perte de sa mobilitÚ motrice, il
n'a pas ÚtÚ autorisÚ Ó consulter un mÚdecin. └ l'instar des autres
codÚtenus, l'auteur n'a pas pu sortir de sa cellule, ni mÛme pour une
douche ou une promenade. Il prÚcise qu'il se trouvait dans une cellule
de 3 mÞtres sur 3, avec au dÚbut de son incarcÚration 8 autres personnes
et 15 codÚtenus par la suite. De plus, Útant en dÚtention incommunicado,
l'auteur était sous-alimenté, contrairement aux autres détenus recevant
de la nourriture de leur famille.
2.5 Après environ deux semaines, l'auteur a été transféré par avion au
camp militaire de Mbandaka où il a été détenu durant 16 mois. À nouveau,
l'auteur n'a pas pu consulter un médecin malgré son état de santé, en
particulier la perte de mobilité motrice. Il n'a reçu, en outre, aucune
notification d'accusation à son encontre; n'a pas fait l'objet d'un interrogatoire
par un juge; et n'a pas pu avoir accès à un avocat. Il précise qu'il était
détenu, avec 20 autres personnes dans une cellule sans hygiène, sans fenêtre,
ni matelas, remplie de cafards, et d'une superficie d'environ 5 mètres
sur 3. Ses rations alimentaires se limitaient à des feuilles ou des bâtons
de manioc. Deux douches par semaine étaient autorisées. Parfois l'auteur,
ne pouvant se déplacer, était déposé dans la cour par les militaires du
camp. L'auteur ajoute avoir obtenu, par la suite, des médicaments lors
d'une visite de médecins de l'organisation «Médecins sans frontières».
2.6 À la fin décembre 1998, le beau-frère de l'auteur, M. Mungala, a
pu, par l'intermédiaire d'une connaissance militaire, localiser M. Mulezi
et lui rendre une brève visite. L'auteur a ainsi été informé que le lendemain
de son arrestation les militaires avaient effectué une perquisition à
son domicile et battu son épouse enceinte de trois mois. Le commandant
Mortos ayant refusé d'accéder à la demande de Mme Mulezi qui voulait se
rendre à Bangui, en République centrafricaine, pour que des soins lui
soient prodigués, cette dernière était décédée trois jours plus tard.
2.7 Le 11 février 1999, face à l'état de santé déplorable de l'auteur,
un militaire a pris l'initiative de le conduire à l'hôpital. Cependant,
la police militaire est intervenue munie d'une convocation auprès de la
Cour militaire. Néanmoins, l'auteur a été, en réalité, immédiatement incarcéré,
à nouveau, au camp militaire sans être présenté à un juge tandis que le
militaire l'ayant assisté a été sanctionné d'un mois de prison.
2.8 Le 25 mai 1999, après avoir corrompu des militaires, l'auteur a été
conduit au port jouxtant le camp militaire tandis que le propriétaire
d'un bateau lui a permis de quitter Mbandaka. L'auteur est ensuite parvenu
à quitter l'Afrique pour la Suisse. Une attestation médicale produite
par les Hôpitaux universitaires de Genève précise que, dès son arrivée
en Suisse en décembre 1999, l'auteur a été hospitalisé pour des séquelles
somatiques et psychologiques des violences sévères subies dans son pays
d'origine. Sous soins médicaux intensifs, l'auteur a pu récupérer une
mobilité partielle mais son traitement doit être poursuivi afin de lui
permettre de retrouver une autonomie satisfaisante.
Teneur de la plainte
3.1 L'auteur affirme que lui et son épouse ont été victimes de violations
par la République démocratique du Congo du paragraphe 1 de l'article 6;
de l'article 7; des paragraphes 1, 2, 4 et 5 de l'article 9; du paragraphe
1 de l'article 10; du paragraphe 3 de l'article 14; et du paragraphe 1
de l'article 15 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques.
3.2 Eu égard à l'épuisement des voies de recours internes, l'auteur fait
valoir que de tels recours sont inutiles et inefficaces, dans la mesure
où, d'une part, lors de sa détention arbitraire, il n'a pu saisir un tribunal
et, d'autre part, il n'a préservé sa vie que grâce à son évasion du camp
militaire de Mbandaka et sa fuite pour la Suisse.
3.3 Malgré la demande et les rappels adressés (notes verbales du 8 janvier
2001, du 17 octobre 2001 et du 28 octobre 2003) par le Comité à l'EtatÉtat
partie afin de répondre aux allégations de l'auteur, le Comité n'a pas
reçu de réponse.
Délibérations du Comité sur la recevabilité
4.1 Avant d'examiner une plainte soumise dans une communication, le Comité
des droits de l'homme doit, conformément à l'article 87 de son règlement
intérieur, déterminer si cette communication est recevable en vertu du
Protocole facultatif se rapportant au Pacte.
4.2 Comme il est tenu de le faire en vertu du paragraphe 2 a) de
l'article 5 du Protocole facultatif, le Comité s'est assuré que la même
question n'était pas en cours d'examen devant une autre instance internationale
d'enquête ou de règlement.
4.3 Ayant pris note des arguments de l'auteur relativement à l'épuisement
des voies de recours internes et compte tenu du défaut de toute coopération
de la part de l'EtatÉtat partie, le Comité estime que les dispositions
du paragraphe 2 b) de l'article 5 du Protocole facultatif ne l'empêchent
pas d'examiner la communication.
4.4 Le Comité estime que la plainte de l'auteur selon laquelle les faits
tels qu'il les a décrits constituent une violation du paragraphe 3 de
l'article 14 et du paragraphe 1 de l'article 15 du Pacte n'a pas été suffisamment
étayée aux fins de la recevabilité. Cette partie de la communication est
donc irrecevable au titre de l'article 2 du Protocole facultatif.
4.5 Le Comité considère que, en l'absence de toute information soumise
par l'EtatÉtat partie, les griefs formulés par l'auteur peuvent soulever
des questions au regard du paragraphe 1 de l'article 6; de l'article 7;
des paragraphes 1, 2, 4 et 5 de l'article 9; du paragraphe 1 de l'article
10; et du paragraphe 1 de l'article 23, et devraient par conséquent être
examinés sur le fond.
Examen quant au fond
5.1 Le Comité des droits de l'homme a examiné la présente communication
en tenant compte de toutes les informations qui lui ont été soumises,
conformément au paragraphe 1 de l'article 5 du Protocole facultatif. Il
constate que l'EtatÉtat partie, en dépit des rappels qui lui ont été adressés,
ne lui a fourni aucune réponse tant sur la recevabilité que sur le fond
de la communication. Le Comité rappelle qu'aux termes du paragraphe 2
de l'article 4 du Protocole facultatif un EtatÉtat partie est tenu de
coopérer en lui soumettant par écrit des explications ou déclarations
éclaircissant la question et indiquant, le cas échéant, les mesures qu'il
pourrait avoir prises pour remédier à la situation. Comme l'EtatÉtat partie
ne s'est pas montré coopératif en la matière, force est de donner tout
leur poids aux allégations de l'auteur dans la mesure où elles ont été
étayées.
5.2 Eu égard au grief de violation des paragraphes 1, 2 et 4 de l'article
9 du Pacte, le Comité note que l'auteur affirme n'avoir pas fait l'objet
d'un mandat d'arrestation et avoir été conduit au camp militaire de Gemena
sous un prétexte fallacieux. M. Mulezi soutient également avoir été arbitrairement
détenu, en l'absence de tout acte d'inculpation, à compter du 27 décembre
1997, dans un premier temps à Gemena durant 2 semaines et dans un second
temps au camp militaire de Mbandaka durant 16 mois. Il ressort, en outre,
des déclarations de l'auteur qu'il n'a pu introduire un recours devant
un tribunal afin que celui-ci statue sans délai sur la légalité de sa
détention. Le Comité estime que ces affirmations, qui n'ont pas été contestées
par l'EtatÉtat partie et que l'auteur a suffisamment étayées, justifient
la conclusion qu'il y a eu violation des paragraphes 1, 2 et 4 de l'article
9 du Pacte. Compte tenu des mêmes renseignements, le Comité conclut toutefois
qu'il n'y a pas eu violation du paragraphe 5 de l'article 9 car il n'apparaît
pas que l'auteur ait concrètement demandé réparation pour arrestation
ou détention illégale.
5.3 Relativement à la plainte pour violation de l'article 7 et du paragraphe
1 de l'article 10 du Pacte, le Comité relève que l'auteur a donné une
description détaillée des traitements auxquels il a été soumis durant
sa détention, qu'il s'agisse d'actes de torture ou de mauvais traitements
et par la suite de la privation délibérée de soins médicaux appropriés
malgré la perte de mobilité motrice. L'auteur a, par ailleurs, fourni
une attestation médicale sur les séquelles résultant d'un tel traitement.
Dans ces conditions, et en l'absence de contestations de l'EtatÉtat partie,
le Comité conclut que l'auteur a été victime de multiples violations de
l'article 7 du Pacte, qui interdit la torture et les traitements cruels,
inhumains ou dégradants. Le Comité estime que les conditions de détention
décrites en détail par l'auteur constituent une violation du paragraphe
1 de l'article 10 du Pacte.
5.4 En ce qui concerne les allégations de violation du paragraphe 1 de
l'article 6 et du paragraphe 1 de l'article 23 du Pacte, le Comité note
que l'auteur déclare que son épouse a été battue par les militaires, que
le commandant Mortos a refusé d'accéder à sa demande de se rendre à Bangui
pour y recevoir des soins et qu'elle est décédée trois jours plus tard.
Le Comité estime que ces déclarations, qui n'ont pas été contestées par
l'État partie alors qu'il en avait la possibilité, et que l'auteur a suffisamment
étayées, justifient la conclusion qu'il y a eu violation du paragraphe
1 de l'article 6 et du paragraphe 1 de l'article 23 du Pacte à l'égard
de l'auteur et de son épouse.
6. Le Comité des droits de l'homme, agissant en vertu du paragraphe 4
de l'article 5 du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international
relatif aux droits civils et politiques, estime que les faits dont il
est saisi font apparaître des violations par la République démocratique
du Congo du paragraphe 1 de l'article 6; de l'article 7; des paragraphes
1, 2 et 4 de l'article 9; du paragraphe 1 de l'article 10; et du paragraphe
1 de l'article 23 du Pacte.
7. En vertu du paragraphe 3 a) de l'article 2 du Pacte, l'EtatÉtat partie
est tenu de garantir que l'auteur dispose d'un recours utile. Le Comité
invite instamment l'EtatÉtat partie: a) à mener une enquête approfondie
sur l'arrestation et la détention illégales de M. Mulezi ainsi que les
mauvais traitements qu'il a subis, et sur l'homicide de son épouse; b)
à traduire en justice les personnes responsables de ces violations; et
c) à octroyer à M. Mulezi une indemnisation appropriée pour les violations
qu'il a subies. L'EtatÉtat partie est, en outre, dans l'obligation de
prendre des mesures efficaces pour veiller à ce que des violations analogues
ne se produisent plus à l'avenir.
8. Le Comité rappelle qu'en adhérant au Protocole facultatif la République
démocratique du Congo a reconnu que le Comité avait compétence pour déterminer
s'il y avait ou non violation du Pacte et que, conformément à l'article
2 de celui-ci, elle s'est engagée à garantir à tous les individus se trouvant
sur son territoire et relevant de sa juridiction les droits reconnus dans
le Pacte et à assurer un recours utile et exécutoire lorsqu'une violation
a été établie. Aussi, le Comité souhaite-t-il recevoir de l'EtatÉtat partie,
dans les 90 jours suivant la transmission des présentes constatations,
des informations sur les mesures qu'il aura prises pour leur donner suite.
L'EtatÉtat partie est également prié de rendre publiques les constatations
du Comité.
______________________________
[Adopté en anglais, en espagnol et en français (version originale). Paraîtra
ultérieurement en arabe, en chinois et en russe dans le rapport annuel
du Comité à l'Assemblée générale.]
Les membres du Comité dont le nom suit ont participé à l'examen de la
communication: M. Abdelfattah Amor, M. Prafullachandra Natwarlal Bhagwati,
M. Franco Depasquale, M. Maurice Glèlè Ahanhanzo, M. Walter Kälin, M.
Ahmed Tawfik Khalil, M. Rajsoomer Lallah, M. Rafael Rivas Posada, Sir
Nigel Rodley, M. Martin Scheinin, M. Ivan Shearer, M. Hipólito Solari
Yrigoyen, Mme Ruth Wedgwood et M. Roman Wieruszewski.