Présentée par: Cecilia Derksen, en son nom propre et au nom de sa fille Kaya Marcelle Bakker
(représentée par un conseil, A. W .M. Willems)
Au nom de: L'auteur
État partie: Pays-Bas
Date de la communication: 11 août 2000 (date de la lettre initiale)
Le Comité des droits de l'homme, institué en vertu de l'article 28 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques,
Réuni le 1er avril 2004,
Ayant achevé l'examen de la communication no 976/2001, présentée au nom de Cecilia Derksen et de sa fille Kaya Marcelle Bakker en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques,
Ayant tenu compte de toutes les informations écrites qui ont été communiquées par l'auteur de la communication et l'État partie,
Adopte ce qui suit:
Constatations au titre du paragraphe 4 de l'article 5 du Protocole facultatif
1. L'auteur de la communication est Cecilia Derksen, citoyenne néerlandaise. Elle présente la communication en son nom propre et au nom de sa fille Kaya Marcelle Bakker, qui est née le 21 avril 1995 et avait donc 5 ans à la date de la lettre initiale. Elle affirme qu'elles sont toutes deux victimes d'une violation par les Pays-Bas de l'article 26 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques. Elle est représentée par un conseil.
Rappel des faits présentés par l'auteur
2.1 L'auteur a vécu maritalement avec son compagnon Marcel Bakker d'août 1991 au 22 février 1995. M. Bakker était le soutien de famille tandis que Mme Derksen s'occupait du foyer et avait un emploi à temps partiel. Ils avaient signé un contrat de concubinage et lorsque Mme Derksen a eu un enfant, M. Bakker l'a reconnu. L'auteur dit qu'ils avaient l'intention de se marier. Le 22 février 1995, M. Bakker est mort dans un accident.
2.2 Le 6 juillet 1995, l'auteur a déposé une demande d'allocations au titre de la loi générale sur les veuves et les orphelins (Algemene Weduwen en Wezen Wet? AWW). Le 1er août 1995, sa demande a été rejetée parce qu'elle n'avait pas été mariée avec M. Bakker et ne pouvait donc pas être considérée comme étant veuve au sens de cette loi. Selon celle-ci, les prestations pour orphelins de père ou de mère étaient comprises dans les allocations versées aux veuves.
2.3 Cette loi a été remplacée, le 1er juillet 1996, par la loi sur les personnes à charge survivantes (Algemene Nabestaanden Wet? ANW) en vertu de laquelle les couples non mariés ont aussi droit à des allocations. Le 26 novembre 1996, Mme Derksen a déposé une demande d'allocations au titre de la nouvelle loi, demande qui a été rejetée le 9 décembre 1996 par la Banque d'assurance sociale (Sociale Verzekeringsbank) au motif que «(…) seules les personnes ayant droit à des allocations au titre de la loi générale sur les veuves et les orphelins au 30 juin 1996 et celles devenues veuves le 1er juillet 1996 ou après cette date peuvent prétendre à une allocation au titre de la loi sur les personnes à charge survivantes».
2.4 La demande de révision de cette décision déposée par Mme Derksen a été rejetée par le Conseil de la Banque d'assurance sociale, le 6 février 1997. Une nouvelle demande a été rejetée par le tribunal d'arrondissement de Zutphen (Arrondissementsrechtbank Zutphen), le 28 novembre 1997. La Commission centrale de recours (Centrale Raad van Beroep) a jugé que le recours n'était pas fondé, le 10 mars 1999. L'auteur considère que tous les recours internes ont donc été épuisés.
Teneur de la plainte
3.1 Selon l'auteur, le fait d'établir une distinction entre les orphelins de père ou de mère dont les parents étaient mariés et ceux dont les parents n'étaient pas mariés constitue une violation de l'article 26 du Pacte. Cette distinction entre enfants nés de parents mariés et enfants nés de parents non mariés ne repose sur aucun critère objectif et raisonnable. Se référant à la décision du Comité des droits de l'homme dans l'affaire Danning c. Pays-Bas, l'auteur fait valoir que les considérations du Comité ne s'appliquent pas en l'espèce étant donné que la décision de ne pas se marier n'a aucune influence sur les droits et les devoirs des parents par rapport aux enfants.
3.2 L'auteur fait observer en outre que selon la loi sur les personnes à charge survivantes, les orphelins de père ou de mère dont le père ou la mère sont décédés le 1er juillet 1996 ou après cette date ont bien droit à une allocation, que leurs parents aient été mariés ou non, ce qui supprime l'inégalité de traitement dont elle se plaint. Selon elle, il est inacceptable de maintenir cette inégalité de traitement dans le cas des orphelins dont le père ou la mère sont décédés avant le 1er juillet 1996.
3.3 L'auteur affirme en outre qu'elle est elle-même aussi victime de discrimination. Elle accepte, compte tenu de la décision du Comité dans l'affaire Danning c. Pays-Bas, la décision de ne pas lui accorder d'allocation au titre de la loi générale sur les veuves et les orphelins puisque selon cette dernière ces prestations n'étaient accordées que dans le cas des couples mariés, mais à présent que la loi a été modifiée et autorise le versement de ces allocations dans le cas des concubins, elle ne peut admettre qu'on lui refuse encore cette allocation uniquement parce que son compagnon est mort avant le 1er juillet 1996. Elle considère que dans la mesure où il a été décidé de traiter les couples mariés et les couples non mariés sur un pied d'égalité on devrait le faire pour tous quelle que soit la date à laquelle l'un des partenaires est décédé, et que dans le cas contraire, il y a violation de l'article 26 du Pacte.
Observations de l'État partie
4.1 Dans des observations datées du 23 novembre 2001, l'État partie dit qu'il confirme les faits tels qu'ils ont été exposés par l'auteur. Il ajoute qu'en rejetant le recours de l'auteur, la Commission centrale de recours a estimé que les dispositions interdisant la discrimination telles que l'article 26 du Pacte ne visent pas à offrir une protection contre les inconvénients qui pourraient résulter des restrictions temporelles auxquelles sont nécessairement soumis les amendements à la législation. De l'avis de la Commission, lorsque de nouveaux droits sont accordés, il n'existe aucune obligation d'étendre ces droits aux personnes dont les demandes étaient antérieures au changement.
4.2 L'État partie explique que lorsque la loi générale sur les veuves et les orphelins (AWW) a été remplacée par la loi sur les personnes à charge survivantes (ANW) le régime transitoire établi a été fondé sur le respect des droits à prestations antérieurs, c'est-à-dire des droits prévus en vertu de l'AWW et que l'on ne pouvait donc pas faire valoir de nouveaux droits en vertu de l'ANW en rapport avec un décès antérieur à l'entrée en vigueur de cette nouvelle loi.
4.3 En ce qui concerne la recevabilité de la communication, l'État partie fait observer que l'auteur n'a pas introduit de recours contre la décision du 1er août 1995 par laquelle sa demande d'allocation au titre de l'AWW a été rejetée. Il considère que dans la mesure où la communication a trait aux distinctions établies dans cette loi, elle devrait être déclarée irrecevable.
4.4 Pour ce qui est du fond de la communication, l'État partie se réfère à des décisions antérieures du Comité dans des affaires concernant la sécurité sociale pour en déduire que c'est à l'État qu'il appartient de déterminer quelles questions il souhaite voir réglementer par la loi et dans quelles conditions des prestations doivent être accordées, pour autant que la législation adoptée n'ait pas un caractère discriminatoire. À partir de décisions antérieures du Comité dans lesquelles ce dernier a examiné la législation néerlandaise sur la sécurité sociale, l'État partie aboutit à la conclusion que la distinction établie entre couples mariés et couples non mariés repose sur des critères raisonnables et objectifs. Il rappelle que le Comité a fondé ses constatations sur le fait que chacun est libre de contracter mariage et d'accepter par là même certains devoirs et responsabilités, ou de ne pas le faire.
4.5 L'État partie rejette l'argument de l'auteur selon lequel la nouvelle loi devrait être appliquée rétroactivement. Il fait observer que cette loi a été adoptée pour tenir compte de l'évolution de la société dans laquelle les formes d'union entre deux personnes autres que le mariage sont devenues courantes. De l'avis de l'État partie, il appartient au législateur national de juger de la nécessité de mettre en place un régime transitoire. Il insiste sur le fait que les personnes qui peuvent prétendre actuellement à des prestations au titre de la nouvelle loi sont celles qui jouissent de droits acquis. C'est ce qui les distingue des personnes qui, comme l'auteur, n'ont pas de droits acquis. Avant le 1er juillet 1996, le mariage était un facteur pertinent à prendre en compte pour l'octroi de prestations au titre de la législation sur les personnes à charge survivantes et chacun était libre de se marier et de préserver ainsi son droit à ces prestations ou de ne pas se marier et de choisir ainsi de ne pas en bénéficier. Le fait qu'en vertu de la loi sur les personnes à charge survivantes (ANW), il n'y a désormais plus aucune différence de traitement entre les couples mariés et les concubins ne change rien à l'état antérieur des choses. L'État partie conclut que le régime transitoire ne constitue pas une discrimination à l'égard de l'auteur.
4.6 Dans la mesure où la communication porte aussi sur la situation de la fille de Mme Derksen, l'État partie indique que ses observations s'appliquent mutatis mutandis également à l'allégation d'inégalité de traitement des orphelins de père ou de mère. L'État partie explique à cet égard que, comme c'était déjà le cas en vertu de l'ancienne loi, ce n'est pas l'orphelin lui-même qui a droit à des prestations mais le parent survivant. Étant donné que ni l'ancienne ni la nouvelle loi n'accorde de droit à prestations aux orphelins de père ou de mère, l'État partie estime qu'il ne saurait y avoir de discrimination au sens de l'article 26 du Pacte.
4.7 Quant à l'allégation selon laquelle la loi générale sur les veuves et les orphelins (AWW) établissait une distinction interdite entre les enfants nés hors mariage et les enfants nés dans le mariage, l'État partie fait observer tout d'abord que l'auteur n'a pas épuisé les recours internes à cet égard. Il ajoute que cette allégation est sans fondement étant donné que le statut de l'enfant n'a rien à voir avec la question de savoir si le conjoint survivant avait droit ou non au titre de cette loi à une allocation étant donné que c'était le statut de ce dernier qui servait de critère pour décider de l'octroi de prestations à l'orphelin.
Commentaires de l'auteur
5.1 Dans une lettre datée du 25 janvier 2002, l'auteur note que la principale question qui se pose est celle de savoir si des situations semblables peuvent être traitées différemment à cause du facteur temps, c'est-à-dire si le principe de l'égalité de traitement des couples mariés et des concubins peut être appliqué uniquement dans les cas où l'un des partenaires est décédé après le 1er juillet 1996. L'auteur fait remarquer que le régime d'assurance établi par la loi sur les personnes à charge survivantes (ANW) est un régime national collectif auquel tous les contribuables cotisent. Retraçant l'historique d'autres régimes (tels que le régime des pensions de vieillesse et des allocations familiales) elle fait observer qu'ils s'appliquaient à tous les résidents répondant aux conditions requises pour en bénéficier et pas seulement à ceux qui ne rempliraient ces conditions qu'après la date de leur mise en place. Elle fait valoir en outre que l'on ne peut comparer les systèmes d'assurance sociale et les systèmes d'assurance privée et affirme que les considérations de profit ôteraient aux systèmes d'assurance sociale leur caractère particulier.
5.2 En ce qui concerne les dispositions transitoires de l'ANW, l'auteur fait observer que cette loi a été adoptée à l'origine pour garantir l'égalité entre les hommes et les femmes et que la notion d'égalité entre couples mariés et concubins n'y a été introduite qu'à la suite d'un débat au Parlement. La mise en place du régime transitoire s'expliquait par le fait que la nouvelle loi établissait des conditions plus strictes que l'ancienne mais que pour des raisons de sécurité juridique, tous ceux qui avaient droit à des prestations au titre de l'ancienne loi y auraient droit également au titre de la nouvelle alors que les conditions plus strictes seraient imposées aux nouveaux venus. D'après l'auteur, la question de savoir si dans le cas de concubins dont l'un était décédé avant le 1er juillet 1996, la personne à charge survivante devrait se voir accorder des prestations n'avait jamais été posée et aucune décision délibérée n'avait donc été prise à cet égard. L'auteur ajoute que le but de la nouvelle loi était de réduire les coûts grâce à de nouvelles méthodes de calcul des prestations et au raccourcissement de la période de versement de prestations, ainsi qu'il ressort des statistiques pour les années 1999, 2000 et 2001 qui montrent que moins de personnes ont droit à des prestations au titre de la nouvelle loi qu'au titre de l'ancienne. De l'avis de l'auteur, l'extension aux «anciens» cas de personnes à charge non mariées pourrait ainsi être facilement financée. En outre, l'auteur rappelle que comme tous les autres contribuables, elle et son compagnon avaient versé des cotisations au titre de la loi générale relative aux veuves et aux orphelins.
5.3 L'auteur maintient que les dispositions transitoires sont discriminatoires et fait observer que si son compagnon était mort 17 mois plus tard, elle et sa fille auraient eu droit à une allocation. Elles se trouvent toutes deux dans la même situation que les personnes à charge dont le père ou la mère/le partenaire est décédé après le 1er juillet 1996. Le fait de traiter inégalement des personnes qui sont dans la même situation est manifestement contraire à l'article 26 du Pacte.
5.4 S'agissant de sa fille, l'auteur relève qu'elle n'est pas traitée de la même façon que les enfants dont le père et la mère ont été mariés ou dont le père est décédé après le 1er juillet 1996. À son avis, cela équivaut à une discrimination interdite étant donné que l'enfant n'a aucune influence sur la décision de ses parents de se marier ou pas. Se référant à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme, l'auteur estime qu'il est inacceptable de traiter différemment les enfants nés dans le mariage et les enfants nés hors mariage.
5.5 L'auteur rappelle qu'une différence de traitement qui n'est fondée sur aucun critère objectif et raisonnable et qui n'a pas d'objectif légitime constitue une discrimination. Elle rappelle également qu'en mars 1991, le Gouvernement avait déjà présenté une loi supprimant la distinction établie entre personnes à charge mariées et personnes à charge non mariées mais que cette proposition avait été par la suite retirée. Elle considère qu'elle et sa fille ne devraient pas pâtir de la lenteur avec laquelle ces amendements sont adoptés. Elle fait valoir que le concubinage était une forme d'union admise depuis des années aux Pays-Bas avant que la loi ne soit modifiée. Elle conclut qu'elle et sa fille ont fait l'objet d'une différence de traitement qui ne repose sur aucun critère objectif et raisonnable et qui n'a aucun objectif légitime.
Observations supplémentaires de l'État partie
6.1 Par lettre datée du 7 mai 2002, l'État partie dit qu'il ne partage pas l'avis de l'auteur selon lequel il ressort de l'article 26 du Pacte qu'une nouvelle loi doit être appliquée rétroactivement. Il renvoie à ses observations précédentes et conclut que le régime transitoire ne constitue pas une discrimination.
6.2 L'État partie se réfère à la décision prise dans l'affaire Hoofdman c. Pays-Bas par le Comité qui a estimé que la distinction établie entre les couples mariés et les concubins en vertu de la loi générale sur les veuves et les orphelins ne constituait pas une discrimination. Il fait valoir que des régimes juridiques différents s'appliquaient aux couples selon qu'ils étaient mariés ou non à l'époque où l'auteur a décidé de vivre avec son compagnon sans se marier avec lui et que la décision de ne pas se marier entraînait des conséquences juridiques dont elle avait connaissance.
6.3 L'État partie estime également que le régime transitoire ne saurait être considéré comme discriminatoire en tant que tel étant donné qu'il distingue entre deux groupes différents: les personnes à charge survivantes qui avaient droit à une allocation au titre de la loi générale sur les veuves et les orphelins et celles qui n'y avaient pas droit. Cette distinction avait été établie pour des raisons de sécurité juridique afin de garantir les droits acquis par les personnes en vertu de l'ancienne loi.
6.4 En outre, l'État partie avance que dans la mesure où la loi sur les personnes à charge survivantes institue un régime d'assurance nationale auquel tous les habitants du pays cotisent, elle oblige le Gouvernement à maintenir les dépenses collectives aussi bas que possible. À propos de l'observation de l'auteur concernant d'autres régimes de sécurité sociale, l'État partie fait observer qu'il faut distinguer entre la mise en place d'un nouveau régime de ce type et la modification d'un régime existant.
6.5 Quant au statut des orphelins de père ou de mère nés hors mariage, l'État partie répète que le statut de l'enfant n'a aucun rapport avec les conditions d'admission au bénéfice de prestations aussi bien au titre du nouveau régime que de l'ancien régime. C'est le parent survivant qui s'occupe de l'enfant qui peut prétendre à des prestations. Par conséquent, le statut des parents était et reste l'élément décisif. Dès l'instant où la distinction établie entre parents mariés et parents non mariés vivant en concubinage est justifiée, comme elle l'est d'après les constatations du Comité dans l'affaire Hoofdman c. Pays-Bas, la loi sur les personnes à charge survivantes ne peut être considérée comme perpétuant un traitement discriminatoire.
Délibérations du Comité
7.1 Avant d'examiner une plainte soumise dans une communication, le Comité des droits de l'homme doit, conformément à l'article 87 de son règlement intérieur, déterminer si cette communication est recevable en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte.
7.2 Le Comité a pris note des objections de l'État partie à la recevabilité de la communication au motif que l'auteur n'a pas épuisé les recours internes disponibles contre la décision de ne pas lui accorder d'allocation au titre de la loi générale sur les veuves et les orphelins (AWW). Il considère que dans la mesure où la communication a trait à des violations présumées découlant de cette décision, cette partie de la communication est irrecevable en vertu du paragraphe 2 a) de l'article 5 du Protocole facultatif.
7.3 Le Comité s'est assuré, comme il est tenu de le faire en vertu du paragraphe 2 a) de l'article 5 du Protocole facultatif, que la même affaire n'est pas déjà en cours d'examen devant une autre instance internationale d'enquête ou de règlement.
8. En conséquence, le Comité décide que, s'agissant de la plainte relative au refus de verser une allocation au titre de la loi sur les personnes à charge survivantes (ANW), la communication est recevable et devrait être examinée quant au fond.
Examen quant au fond
9.1 Le Comité des droits de l'homme a examiné la communication à la lumière de toutes les informations qui lui ont été communiquées par les parties, conformément au paragraphe 1 de l'article 5 du Protocole facultatif.
9.2 Le Comité doit déterminer en premier lieu si l'auteur de la communication est victime d'une violation de l'article 26 du Pacte parce que la nouvelle loi, qui prévoit le versement de prestations aux personnes à charge dont le partenaire est décédé, qu'ils aient été mariés ou pas, ne s'applique pas aux personnes non mariées dont le partenaire est décédé avant sa date d'entrée en vigueur. Le Comité rappelle sa jurisprudence concernant des allégations antérieures de discrimination dans l'application de la législation sur la sécurité sociale mettant en cause les Pays-Bas. Il répète que toute distinction ne constitue pas nécessairement une discrimination interdite au sens du Pacte, pour autant qu'elle repose sur des critères raisonnables et objectifs. Il rappelle qu'il a dans une affaire antérieure estimé que l'établissement d'une différence entre les couples mariés et les couples non mariés ne constitue pas une violation de l'article 26 du Pacte étant donné que les couples mariés et non mariés sont assujettis à des régimes juridiques différents et que la décision d'acquérir un statut juridique par le mariage appartient aux seuls concubins. En adoptant la nouvelle loi, l'État partie a accordé l'égalité de traitement aussi bien aux couples mariés qu'aux concubins aux fins du versement de prestations aux personnes à charge survivantes. Compte tenu du fait que la distinction jusque-là établie entre les couples mariés et les couples non mariés ne constituait pas une discrimination interdite, le Comité est d'avis que l'État partie n'était pas tenu de donner un caractère rétroactif à l'amendement adopté. Le Comité estime que l'application de la nouvelle loi uniquement aux nouveaux cas ne constitue pas une violation de l'article 26 du Pacte.
9.3 Le Comité doit déterminer ensuite si la décision de ne pas accorder de prestations pour la fille de l'auteur constitue une discrimination interdite au sens de l'article 26 du Pacte. L'État partie a expliqué que l'octroi de prestations est fonction du statut non pas de l'enfant mais du parent survivant de l'enfant et que ces prestations ne sont pas accordées à l'enfant mais au parent. L'auteur a cependant fait valoir que même si la distinction établie entre couples mariés et couples non mariés ne constitue pas une discrimination parce qu'ils sont assujettis à des régimes juridiques différents et que la décision de se marier ou pas appartient aux seuls concubins, le fait qu'ils aient choisi de ne pas se marier ne modifie pas les obligations des parents à l'égard de l'enfant, et celui-ci n'a aucune influence sur la décision de ses parents. Le Comité rappelle que l'article 26 interdit la discrimination tant directe qu'indirecte, cette dernière notion caractérisant une règle ou une mesure qui semble neutre a priori ou dénuée de toute intention discriminatoire mais qui peut néanmoins entraîner une discrimination du fait de son effet négatif, exclusif ou disproportionné, sur une certaine catégorie de personnes. Toutefois, une distinction ne peut constituer une discrimination interdite au sens de l'article 26 du Pacte que si elle n'est pas fondée sur des critères objectifs et raisonnables. Dans le cas d'espèce, le Comité observe qu'en vertu de la précédente loi générale sur les veuves et les orphelins l'octroi de prestations aux enfants dépendait du statut des parents, de sorte que si ces derniers n'étaient pas mariés, les enfants ne pouvaient y prétendre. Toutefois, en application de la nouvelle loi sur les personnes à charge survivantes, les prestations sont refusées aux enfants nés hors mariage avant le 1er juillet 1996, alors qu'elles sont accordées aux enfants naturels nés après cette date. Le Comité considère que la distinction entre enfants nés, d'une part, soit dans le mariage soit hors mariage après le 1er juillet 1996 et, d'autre part, hors mariage avant le 1er juillet 1996 n'est pas fondée sur des motifs raisonnables. En formulant cette conclusion, le Comité souligne que les autorités étaient parfaitement conscientes de l'effet discriminatoire de la loi générale sur les veuves et les orphelins lorsqu'elles ont décidé de promulguer la nouvelle législation destinée à remédier à la situation, et qu'elles auraient pu aisément mettre fin à la discrimination dont sont victimes les enfants nés hors mariage avant le 1er juillet 1996 en leur étendant les dispositions de la nouvelle loi. La discrimination actuelle qui touche les enfants qui n'ont pas eu de droit de regard sur le choix de leurs parents de se marier ou de ne pas se marier aurait pu être abolie, avec ou sans effet rétroactif. Toutefois, la communication n'ayant été déclarée recevable qu'eu égard à la période postérieure au 1er juillet 1996 le Comité se prononce uniquement sur le fait que l'État partie s'est abstenu de mettre un terme à la discrimination à compter de cette date, ce qui, de l'avis du Comité constitue une violation de l'article 26 en ce qui concerne Kaya Marcelle Bakker, laquelle s'est vu refuser, en vertu de la nouvelle loi sur les personnes à charge suivantes, des prestations alors qu'elle était orpheline de père.
10. Le Comité des droits de l'homme, agissant en vertu du paragraphe 4 de l'article 5 du Protocole facultatif, est d'avis que les faits dont il est saisi ne font pas apparaître de violation de l'un quelconque des droits énoncés dans le Pacte international relatif aux droits civils et politiques.
11. Conformément au paragraphe 3 a) de l'article 2 du Pacte, l'État partie est tenu d'accorder à l'auteur des prestations pour orphelins de père ou de mère en ce qui concerne Kaya Marcelle Bakker ou une réparation équivalente. L'État partie est également tenu de veiller à ce que des violations analogues ne se reproduisent pas à l'avenir.
12. Étant donné qu'en adhérant au Protocole facultatif, l'État partie a reconnu que le Comité avait compétence pour déterminer s'il y avait eu ou non violation du Pacte et que, conformément à l'article 2 du Pacte, il s'est engagé à garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire et relevant de sa juridiction les droits reconnus dans le Pacte et à assurer un recours utile et exécutoire lorsqu'une violation a été établie, le Comité souhaite recevoir de l'État partie, dans un délai de 90 jours, des renseignements sur les mesures prises pour donner effet à ses constatations. L'État partie est invité en outre à rendre publiques les présentes constatations.
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[Adopté en anglais (version originale), en espagnol et en français. Paraîtra ultérieurement en arabe, en chinois et en russe dans le rapport annuel présenté par le Comité à l'Assemblée générale.]
* Les membres du Comité dont le nom suit ont participé à l'examen de la présente communication: M. Nisuke Ando, M. Prafullachandra Natwarlal Bhagwati, Mme Christine Chanet, M. Franco Depasquale, M. Maurice Glèlè Ahanhanzo, M. Walter Kälin, M. Ahmed Tawfik Khalil, M. Rafael Rivas Posada, Sir Nigel Rodley, M. Martin Scheinin, M. Ivan Shearer, M. Hipólito Solari Yrigoyen, Mme Ruth Wedgwood, M. Roman Wieruszewski et M. Maxwell Yalden.
Le texte de deux opinions individuelles signées de M. Nisuke Ando et de Sir Nigel Rodley est joint au présent document.
Les faits de la cause sont, selon moi, les suivants: le 1er juillet 1996, la loi sur les personnes à charge survivantes a remplacé la loi générale sur les veuves et les orphelins. En vertu de la nouvelle loi, les couples non mariés peuvent prétendre à des prestations auxquelles seuls les couples mariés avaient droit sous l'empire de l'ancienne loi. L'auteur a déposé une demande d'allocation au titre de la nouvelle loi sur les personnes à charge survivantes, laquelle a été rejetée au motif que son partenaire est décédé le 22 février 1995, soit 17 mois avant la promulgation de la nouvelle loi; celle-ci n'ayant pas d'effet rétroactif, l'auteur n'a pas pu prétendre à cette allocation. L'auteur affirme que, dans la mesure où il a été décidé de traiter les couples mariés et les couples non mariés sur un pied d'égalité, on devrait le faire pour tous quelle que soit la date à laquelle l'un des partenaires est décédé, et que dans le cas contraire il y a violation de l'article 6 non seulement à son détriment, mais également au détriment de sa fille (3.3, 5.3 et 5.4).
Il est regrettable que la nouvelle loi ait un effet défavorable, en l'espèce, pour l'auteur et sa fille. Toutefois, lorsqu'il interprète et applique l'article 26, le Comité des droits de l'homme doit tenir compte des trois facteurs suivants: premièrement, il ressort clairement de l'historique de la codification de la Déclaration universelle des droits de l'homme que seuls les droits énoncés dans le Pacte international relatif aux droits civils et politiques peuvent être contestés en justice (et le Protocole facultatif est annexé à ce Pacte), alors que les droits consacrés dans le Pacte international relatifs aux droits économiques, sociaux et culturels ne peuvent pas être contestés en justice. Deuxièmement, alors que le principe de la non-discrimination consacré à l'article 26 du premier Pacte peut être applicable à tout domaine réglementé et protégé par les autorités publiques, le second Pacte n'oblige les États parties qu'à mettre progressivement en œuvre les droits qui y sont énoncés. Troisièmement, le droit à la sécurité sociale, qui est précisément le droit dont il s'agit en l'espèce, est prévu non dans le premier Pacte, mais dans le second, lequel comporte ses propres dispositions en ce qui concerne la mise en œuvre non discriminatoire des droits qu'il consacre.
Par conséquent, le Comité des droits de l'homme doit être particulièrement prudent lorsqu'il applique l'article 26 à des affaires mettant en jeu des droits économiques et sociaux, droits que les États parties au Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels doivent certes réaliser sans discrimination, mais graduellement, en fonction des moyens dont ils disposent. Selon moi, l'État partie s'efforce, en l'espèce, de traiter les couples mariés et les concubins sur un pied d'égalité mais progressivement, ce qui explique que la loi sur les personnes à charge survivantes n'ait pas d'effet rétroactif. Dire à l'État partie qu'il viole l'article 26 s'il ne traite pas tous les couples mariés et les couples non mariés immédiatement sur un pied d'égalité absolue revient à lui dire de ne pas commencer à remplir d'eau un verre vide s'il ne peut pas le remplir complètement sur-le-champ!
En outre, je considère qu'en l'espèce, le Comité étend la notion de victime au-delà du raisonnable. Tant en vertu de la loi générale sur les veuves et les orphelins que de la loi sur les personnes à charge survivantes, aucune personne née hors mariage n'avait ou n'a un quelconque droit indépendant à une prestation. La mère, en l'espèce il s'agit de l'auteur, était et demeure libre de d'utiliser l'allocation sans être tenue de l'appliquer au bien-être de son enfant. La doctrine déjà peu solide de la discrimination indirecte, que le Comité applique en l'espèce et sur laquelle il fonde son argumentation est soumise à une pression intolérable. Après tout, la discrimination indirecte prétendue entre enfants que leurs mères ont mis au monde avant ou après l'adoption de la loi sur les personnes à charge survivantes ne saurait être comparée à la discrimination directe entre enfants nés dans le mariage et ceux nés hors mariage. Toutefois, le Comité s'abstient de conclure que cette discrimination est incompatible avec le Pacte, simplement parce qu'il décide que la communication est recevable uniquement en ce qui concerne l'applicabilité de la loi sur les personnes à charge survivantes (par. 7.2). (À cet égard, j'observe également que, la décision du Comité sur le fond concernant une différence entre ladite loi et la loi générale sur les veuves et les orphelins, il en ressort que, logiquement, la décision d'irrecevabilité aurait dû s'appliquer aux deux textes législatifs; après tout, une réparation efficace au sujet de la loi sur les personnes à charge survivantes aurait permis de régler la divergence apparente en ce qui concerne l'application de la loi sur les personnes à charge survivantes.)
Par conséquent, tout en regrettant que l'État partie n'ait pas pu se montrer plus généreux en étendant les dispositions de cette dernière loi à toutes les familles dans la situation de Mme Bakker et de sa fille, je ne vois pas en quoi le Pacte a été violé.